Prophètes
et Philosophes: le bilan
1. Dressons le bilan de la confrontation menée entre les gestes
des deux écritures, l'hébraïque et la grecque. C'est la séparation que j'ai
mise en relief chez l’une et l’autre; il faudrait donc accepter la
'béné(malé)diction des maisons' comme ce par rapport à quoi il y a séparation
(voir 8. 36). Mais, au-delà des résistances éventuelles à cette proposition,
on peut prétendre que, s'il y a de la 'réalité' avant la 'raison'[1],
cette 'réalité' est, non pas chaotique totalement, bien sûr, mais une sorte
d'entrelacs serré que l'on apprend à démêler petit à petit. Les lieux et les
usages d'une maison, par exemple, font côtoyer dans l'espace-temps des choses
et des gestes fort dissemblables qui rendent quelqu'un qui y arrive du dehors
un 'étranger' ('où est-ce que vous rangez ceci? comment vous débrouillez-vous
pour ceci ou cela?' demande un hôte). Il y a une 'logique' où les enfants
entrent assez vite, mais qui n'est pas 'logique' d'emblée[2].
On apprend à écouter pêle-mêle ce qui vient d'autrui et à y répondre, à
parler, sans que cela passe par l'apprentissage scolaire des règles. Et nos
rêves témoignent, eux aussi, que notre intimité est peuplée de phantasmes plus
ou moins familiers, dont à chaque matin on prend congé pour venir aux contours
nets de ceux que nous côtoyons et avec lesquels parfois nous avons rêvé dans
des circonstances fort suspectes. Apprendre, soit à raconter, soit à compter,
soit à raisonner, c'est donc apprendre à séparer, à distinguer tout au moins[3].
Il ne faut donc pas s’étonner que l'écriture, prophétique ou philosophique, le
fasse, elle aussi. Autour respectivement de l’écriture, de la société et de la
pensée, prenons trois paquets de similitudes entre chacune de ces deux gestes
de séparation par rapport à la Terre-des-maisons.
2.
A) Ces deux corpus textuels de la fondation de l’Occident ont démarré par deux
extraordinaires fictions qui repensent leurs sociétés acculées à des
catastrophes, qui les repensent en ordre à la vie juste chez elles. Ils ont eu
ainsi des matrices sociales, la monarchie davidique, d'une part, la polis
démocratique, d'autre part, sans que l'on puisse décider, dans les effets
principaux de séparation, entre cette matrice et les gestes de composition
textuelle[4].
Prophètes et Philosophes sont des 'descendants', de façon plus ou moins lointaine,
des anciens shamans, des hommes du sacré de jadis[5].
Le levier de leur écriture est la façon dont, partis des mythes traditionnels,
ils les réélaborent dans un effort de rupture, de transformation: les deux
écritures démythologisent, comme on dit, transforment les rapports aux
ancêtres; cette geste d'évaluer le savoir reçu, de le passer au crible d'une
sélection, est la geste même de l'écrit, qui, en se transmettant
ensuite à une nouvelle génération, met ses auteurs en position de nouveaux
ancêtres, dont on connaît et l'on vénère le nom. C'est le cœur de la geste moderne[6],
avec ce qu'elle implique de méfiance critique par rapport au savoir reçu de la
tradition, dont, par exemple, le "je sais que je ne sais rien" de Socrate
serait l’aveu[7].
Écrites par des 'experts en politique internationale'[8],
les deux écritures, dans un contexte de relativisme qui leur semble
destructeur du lien social, prônent l’éthique-justice-sociale pour contrer
l'imminence de la catastrophe sur leurs sociétés respectives, au salut
desquelles cependant elles arrivent trop tard[9]:
autant l'alliance que la philosophie ne s'inscriront durablement qu'après la défaite (le judaïsme
et l'hellénisme, respectivement). Cette tradition au-delà
de la catastrophe démonarchisera les textes bibliques, dépolitisera ceux des
philosophes[10].
3.
B) L’enjeu politique des deux écritures passe par le primat des pratiques
éthiques - dégagées des pratiques techniques, restées à la maison[11]
- qui commandent les conceptions politiques, le droit y compris[12]:
c’est ce qui demandera le dégagement du cœur et de l'âme. Cette
politique-éthique vise la contenance par la Loi ou les lois (le droit) des
effets de la richesse des maisons puissantes sur les autres, comme menace de
désagrégation sociale: chez les Grecs, c'est de façon démocratique ou
isonomique, par la promotion du débat politique entre citoyens, mais sans
toucher à la base esclavagiste[13];
chez les Juifs, par l'effort de transformation des cœurs en un 'royaume de
saints' ou de justes[14].
Tant Prophètes que Philosophes sont du 'bon' côté, celui du Bien et du Vrai, de
la parole de Yahvé et de l'expérience 'divine' de la pensée[15],
avec une opinion plutôt négative, disons par euphémisme, au sujet de
l'ensemble du peuple ou des citoyens. Une certaine perplexité vient aussi -
dans notre civilisation 'expansive' et cosmo-polite, à la façon de l'empire romain
- sur le retrait ou méfiance par rapport aux étrangers, disons toujours par
euphémisme, sur la force de l'exigence endogamique de ces deux civilisations
dont la nôtre est l'arrière petite-fille. En effet, en amont chez les Grecs, en
aval chez les Prophètes, l'endogamie institue une frontière par rapport aux
Barbares (et aux autres cités grecques aussi) ou aux autres Nations[16]:
cette structure sociale endogamique est en rapport essentiel avec la séparation produite
par l’écriture, on l’a vu. Est-ce qu'il s'est agi là d'une condition de la
réussite de leur écriture? Qu’il ait fallu se séparer pour penser, l’école
comme marge, à la racine de ce que l’on appelle ‘abstraction’, séparée du
(contexte) concret, le ghetto juif: combien ces choses ne donnent-elles pas à
penser.
4.
C) Or, et je crois que l’on ne le savait pas, sur les deux bords de son
origine, la pensée en Occident a été pensée de justice, pensée de refonte
sociale, là est la bonne nouvelle de ce bilan. En
effet, ces deux écritures deviennent autre chose que de la littérature - les piliers de la civilisation occidentale - de par leur organisation
autour des deux textes de fiction (littéraire): celui de la scène de
l'alliance au désert, séparant les pères de maison hébreux de la Terre
(promise)[17];
celui de la cité idéale autour du savoir du philosophe armé du logos définitoire,
séparant les pères de maison grecs (citoyens - philosophes) de la Terre (physis)[18].
La bénédiction des maisons se déplace: vers le Temple unique du seul Yahvé et
ensuite vers les cœurs des lecteurs de la Thora; vers la réminiscence-connaissance
de l'âme immortelle chez Platon et la connaissance du nous, de l'intellect,
chez Aristote[19];
la marge de l'Académie ou du Lycée à la polis est la marque de ce
déplacement, l’école faisant pendant à la synagogue, qui a remplacé
le Temple. Il résulte des deux écritures une ‘compréhension globale’ de l'univers,
de façon gnoséologique chez les uns, autour de la physis et de la polis, chez les
autres de par la création de ‘tout l’univers’ par le Dieu d'Israël, entre commencement
et fin des temps. C'est cela l'onto-théo-logie: les 'étants' ou
‘créatures’ déliés (de la terre et de sa béné(malé)diction, de la physis-Être) et liés
au 'Dieu' (Créateur, Formes idéales, Cause première) par le 'discours'
humain (de prière et méditation là, de connaissance ici), éthique dans les
deux cas: le cœur autant que l'âme s'opposent à l’excès des envies ou désirs
(corporels) de la nèfèsh et du concupiscible[20].
C'est la séparation de Yahvé qui mène ce déplacement chez les uns, les définitions-causes,
aboutissant aux Formes idéales éternelles ou à un Moteur premier séparé, chez
les autres[21].
Le mono-
du futur monothéisme naît ainsi dans deux berceaux endogamiques, avant de
devenir universel, par le biais des catastrophes sur ces sociétés: les Macédoniens
provoquant l'hel-lénisme, la destruction du Temple de Jérusalem diasporisant
définitivement et les Juifs et les Chrétiens. Ces séparations, enfin, sont
décidées par des claires oppositions entre bénédiction et malédiction,
entre le bien et le mal[22],
entre le vrai et le faux[23],
le mal et le faux devenant, dans ces deux écritures, les seuls lieux de l'envie
et de la dissimulation[24].
Bible,
philosophie et déconstruction
5.
Le bilan peut être résumé ainsi: Juifs et Grecs, à leurs différentes façons,
ont dégagé de la clôture anthropologique des maisons et leurs
béné(malé)dictions, les uns le cœur, les autres l'âme immortelle (car Platon,
sur ce point, a remporté sur Aristote) comme ceux qui sont présents au Dieu
personnel, Yahvé, chez les premiers, aux Formes idéales éternelles (divines) ou
aux ousiai qui durent au-delà des morts et des naissances, intemporelles donc,
chez les autres. Ces expériences prophétiques, philosophiques, de ce qui est
au-dessus du temps des mortels, expérience d'un 'présent' arraché au flux
(temporel) de la reproduction des maisons, de leurs tâches et envies, ont été
liées à l’écriture de fabuleuses fictions théo-anthropologiques, disons
ainsi cette structure onto-théo-logique qui sera la matrice du christianisme
à venir[25],
de la présence du Dieu dans chaque humain, dans chaque créature ou étant. S'il
ne s'agit point de l'individu, pas encore du sujet ou de la conscience,
il s'agit déjà de l'exigence éthique universalisable[26]
de ces 'spirituels', de ces 'intellectuels'. Or, le cœur et l'âme - qui
coïncideront dans le christianisme, je présume[27] - c'est quoi?
C'est l'homme[28]
sans: sans le corps, ou plutôt 'avec' un corps comme 'l'autre', souvent l'ennemi
de l'âme ou de l'esprit, séparé, donc; sans langage, ou plutôt 'avec' le
langage comme 'instrument' de la raison qui deviendra universelle; sans travail,
et la technique laissée à la maison se frayera un chemin de travers en direction
de l'universalité et du cosmopolitisme; sans maison et sans parenté, sans
sexe aussi ou bien contre le sexe (la virginité et le célibat trouveront
dans le christianisme une place plutôt originale[29]);
sans terre enfin, comme quoi la 'nature', 'l'animal ou vivant' de l'homme,
sera l'opposé de l'âme et de tout ce qui relève de l'humain et de sa raison.
En somme, deux 'types' de substance, l'intelligible et la sensible. Et ceci
donc par la grâce de Yahvé, seul Dieu, d'une part, par l'œuvre de la définition
et de l'argument sur la causalité, de l'autre; mieux dit, par l'œuvre et grâce
des deux écritures. Ces oppositions relaient les mythes sacrés de jadis, les
oppositions entre le Ciel et la Terre, entre les dieux et les humains, et
c'est pourquoi ces écritures de raison démythologisante se prêteront chez Galilée au paradoxe de venir à leur tour occuper, en quelque
sorte, la place mythique que déconstruira la raison scientifique européenne
en prenant leur place, avant la déconstruction contemporaine.
6.
Si l'on veut un tuyau de lecture (1. 9), quand on voit un texte définir, on
doit se demander: contre qui ces frontières, on se défend de quoi?[30]
Or, ces frontières-ci - au tour, non point de l'homme, mais de son âme ou cœur - ce sont nos évidences premières d'Occidentaux, descendants de ces
ancêtres prophétiques et philosophiques. Même si nous ne parlons plus ni
d'âme ni de cœur, ces frontières sont nos évidences les plus personnelles et intimes,
ce qu'il y a de plus propre à chacun de nous. Ce que l'on appelle la déconstruction
(Derrida) ou, de manière différente, la destruction du substantialisme
(Heidegger), telles que moi, F. B., je les lis, revient justement à ce geste de
soupçon à l'égard de ces frontières définitoires, à dire que ce qui a été
ainsi séparé, exclu, comme condition de possibilité, voire comme destination
historique de notre civilisation, cela appartient intrinsèquement à l'homme,
à l'âme, au sujet, à la conscience. Non, c'est l'inverse: c'est nous, les
humains, qui appartenons intrinsèquement au 'corps', au langage et au discours,
à la technique, à la maison parentale, aux autres, aux ancêtres (reélaborables
dans certaines limites: c'est ce que j'essaie de faire ici), à la société, à la
Terre.
[1] Narrative chez les uns,
gnoséologique chez les autres; mais il y a une raison d'adulte dans n'importe
quelle société, au sens de La pensée sauvage de Lévi-Strauss, par exemple.
[2] Les mammifères, entre la
situation d'être la proie possible d'autres mammifères et d'être, pour sa part,
des prédateurs, doivent aussi apprendre à se démêler, car la 'nature' est faite
de cette loi bizarre selon laquelle on ne vit qu'en mangeant d'autres vivants et
chaque espèce n'est viable que par l'apprentissage d'une sorte de
'raison' adéquate à ces situations.
[3] La distinction peut aller
jusqu’à l’opposition, avec extériorité réciproque entre les deux termes
disjoints: ce serait la séparation.
[4] Voir 5. 11, 25, 7.26 et 8.
14-20
[5] 4.9-10 et 8.29
[6] On pourrait parler d'une
première modernité de l'Occident, dont ces écritures; le questionnement éthique
des histoires tragiques des ancêtres des cités, en prolongation des réformes
démocratiques, relevait déjà de cette modernité. Le doute méthodique de
Descartes signalerait la seconde modernité, à la suite de la Renaissance..
[7] Chez les Hébreux, en ferait
pendant le point de départ de la nouvelle critique du Pentateuque: que les
mythes anciens ne soient jamais cités dans les textes signés par les
prophètes-écrivains, au sens habituel (Isaïe, Jérémie, etc.).
[8] 4. 8-11 et 8. 16
[9] 6.44, 7.25 et 9.3,8
[10] 6.53 et 9.12
[11] 5.22, 7.12 et 8.16,21. À long
terme, cette ‘séparation’ des techniques aura comme conséquence leur
désacralisation, leur dégagement de la ‘magie’.
[12] 5.5,7,10, 6.34, 7.17-19,32 et
8.21,31
[13] L’alternative de la Politeia à la démocratie est sa
radicalisation par l’abolition des maisons elles-mêmes (8.23),
à laquelle le Jésus eschatologique de Marc offre un étonnant parallèle (7.35),
qui, fiction si l’on veut, a été suivie par les ordres religieux chrétiens,
structure essentielle de la Chrétienté médiévale jusqu’à l’Europe
classique.
[14] 6.41, 7.3,18,21,25 et 8.11,14
[15] 7.26 et 8. 30
[16] 6.44, 7.21,24, 9.4,5 et 8.9-11
[17] Chap. 5
[18] 5.8,22, 7.12,17 et 8.15,18,
22-25, 31,32-34
[19] 7.17,25-26 et 8.28-29
[20] 7.17-19 et 8.28-30
[21] 5.22,25 et 8.35-40
[22] 6.34, 7.13-16,20 et 8.37
[23] 5.15 et 8.26
[24] 6.34, 7.17,22 et 9.10
[25] Elle ne sera pas parachevée
toutefois qu’avec le nominalisme.
[26] Dépolitisée, toutefois: de
même que le Tetrateuque post-exilique a démonarchisé Israël (6. 53), de
même la Physique-Métaphysique d’Aristote a retro-dépolitisé la philosophie de
Platon elle-même.
[27] Car l'immortalité de l'âme de
chez Platon l'a remporté très vite sur la résurrection des morts (c'est une
histoire
à lire), ce qui annonçait déjà l’épisode des Athéniens riant au nez
de Paul (Actes des Apôtres,
chap. 17), dans la seule référence biblique significative
à cette cité. Dans toute l'histoire du christianisme et de la théologie,
autant que je sache, ce dogme, inscrit cependant au Credo, n'a à peu près
jamais dépassé le bout des lèvres.
[28] L'homme et pas la femme, qui
restera à la maison, définie, moins comme âme ou cœur que comme "être de
nature", comme mère, reproductrice, 'matière' qui recevra, passive, la
'forme' donnée par l'homme. Restée à la maison à l’instar de la technique, on
ne s’étonnera pas que ce soit celle-ci - retour du séparé - qui
ramène la femme dans la cité, après avoir cassé les maisons entre institutions
et familles.
[29] Jésus et Paul, mus sans doute
par l'urgence de leur mission (7. 37), ne se sont pas mariés et ont fait
l'éloge de cette situation eu égard à l'imminence eschatologique. Le
célibat et la virginité consacrée sont restés dans la tradition
chrétienne la 'mémoire' de cette eschatologie ajournée, du dépassement annoncé des 'maisons'
(7.33). Il semble que ce furent les mœurs cosmopolites des classes riches de
l'hellénisme et de l'empire romain, portées aux seuls plaisirs de la
table et de la ‘chair’, qui ont mené au développement des formes ascétiques
des Stoïciens, des Néo-platoniciens et des Chrétiens, de même qu'à la tendance
manichéenne envers la sexualité qui a si fortement frappée la morale chrétienne
(7. 38n).
[30] Il ne s’agit pas d’être
‘contre’ la définition, mais, tout en sachant qu’il s’agit d’un geste
nécessaire, de poser la question de ses conséquences.
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