[omission de quelques paragraphes de ce premier chapitre]
Hébreux et Grecs
Hébreux et Grecs
3.
Ce qu’on appelle monothéisme est une forme religieuse, soit d'une société chez les
anciens Juifs,
soit d'une civilisation dans les cas de l'Islam et du christianisme occidental.
Bel et bien différents les uns
des autres, ils ont en commun leur rapport à l'écriture. Mais il semble bien,
c'est l'une des hypothèses ici, que le monothéisme occidental, celui qui
se met en place aux débuts du Haut Moyen Âge, n'ait été possible qu'à partir de
la jonction - dans la théologie chrétienne - de deux écritures, celle de la Bible
hébraïque (christianisée par
l'ajout dit nouveau Testament) et celle de la philosophie grecque, de
Platon, Aristote (et Plotin). Ce sont les gestes de composition de ces
écrits, celui d'un récit de l'histoire et celui d'un texte du savoir, et leur
mise en parallèle malgré leurs différences obvies, qu'il s'agira d'évoquer d’abord,
dans la très longue genèse du monothéisme occidental dans sa
dimension à la fois biblique et philosophique, tout en tenant
essentiellement compte de son contexte historique. Il ne s’agira donc point de
la question de l'existence ou non d'un seul Dieu (soit dans la dimension philosophique de sa
démonstration, soit
dans celle de la foi et de sa théologie), ni non plus de l'histoire d'une forme
sociale religieuse et de
ses changements.
4.
Ce n'est pas une question neuve. Mais il se trouve que la reformulation, le
dernier quart du XXème siècle, par quelques exégètes chrétiens, de la manière
dont le Pentateuque et la Bible hébraïque ont été écrits - le Deutéronome y
devenant son premier texte -
me semble permettre de reprendre la question de la genèse du monothéisme hébreu
d'une façon assez féconde. Elle peut montrer en effet que les Prophètes
qui ont écrit cette Bible ont accompli un geste formellement pareil à celui
de la philosophie de Platon
et d'Aristote (si on lit ceux-ci avec des yeux heideggériens), la geste quasi-philosophique de
promouvoir une quasi-raison historique: c'est cette geste qui a rendu
possible le christianisme comme un phénomène structurellement juif, dans
ce qu'il y a chez lui de différent par rapport à l'écriture philosophique grecque[1]. Il faut sans
doute dire qu’il s’agit ici de la première partie d’un texte plus ambitieux,
qui venait jusqu’à nos jours ; ce que je publie ici c’est le parallèle
entre ces deux écritures[2], celle de la
philosophie grecque et la composition prophétique de la vieille
Bible hébraïque. Qu'il
ne faut cependant pas confondre avec l'ancien Testament. Celui-ci est une
partie de la Bible chrétienne, il renvoie à un autre Testament dont la
‘nouveauté’ 'abolit' ‘l’ancien’ dans sa 'lettre', qui n’est lue que pour y discerner des prophéties et figures de cet
nouveau Testament, 'spirituel' (et vite
platonisé). La
Bible hébraïque est autre
chose, sans doute difficile à discerner par ceux qui sont de tradition
chrétienne. J'étais parti moi aussi pour lire l'ancien Testament; que ma
lecture ait retrouvé la
Bible hébraïque est l'une
des heureuses découvertes de
l'aventure qui fut l'écriture de ce texte. La Bible hébraïque, c'est la
Bible des Juifs sans plus, c’est-à-dire la Bible 'sans' le christianisme. Mais ce
'sans' est à lire à l'anglaise, without,, comme Derrida le fait
quelque part, à
fin d'essayer d'éviter
l'inévitable tendance
chrétienne de croire qu'il manque quelque chose à la Bible hébraïque: la Bible hébraïque est la
Bible des Juifs plus (with) le fait de n'avoir pas (out) le christianisme[3]. Le nouveau
Testament, tout en ajoutant des choses importantes à l'ancien
Testament, lui a aussi enlevé d'autres, l'a appauvri, et du même pas
s'est appauvri soi-même. Ce sera pour une autre fois.
La Terre
donne, elle n’est pas donnée
6.
Nul n’a jamais vu Dieu, dit le livre des Nombres, et la Bible
chrétienne le répètera. On pourrait en dire autant de la Terre, mais autrement,
un peu comme on n’a jamais vu sa mère lors qu’on était logé dans son ventre. À
la façon d’un oubli irrécupérable. Les cosmonautes ont vu une
planète bleue, pas la Terre dont ils sont les enfants. Nous ne ‘savons’ la
Terre qu’à travers ce qu’en racontent nos ancêtres (c’est la
définition même de mythe), et ces récits ont beaucoup changé au cours de
l’histoire. Parmi ses diverses figures, on prendra
d'abord celle de Terre-Babel, de la multiplicité des espèces vivantes, des
sociétés, langues et cultures humaines, multiplicité exubérante et
guerrière - sans instance transcendante l'unifiant - de jeux réglés et
aléatoires (par définition même de jeu), donnant des bénédictions mêlées de
malédictions: la
vie-et-la-mort, que l'une ne va pas sans l'autre, et c'est où les deux écritures, autant la
prophétique que la
philosophique, trancheront, entre Bien et Mal. À Terre-Babel appartenait, parmi
beaucoup d’autres perdues à jamais, la Terre des ancêtres des Prophètes, dont
notamment le roi David, laquelle
permettra de saisir
ensuite la nouveauté historique de la figure de la
Terre Promise comme séparation autant de Dieu que du
cœur
du père de maison israélite.
On trouvera d’autre
part la figure grecque de la physis (nature), que
le geste de la définition philosophique séparera de l'âme platonicienne
et demandera, chez
l'Aristote des définitions et des causalités, un Premier Moteur; cette Physis ou Être sera
rapprochée par Heidegger de la Terre, Celle qui donne les choses et les vivants et cache cette donation. Devenue
un astre qui tourne autour du soleil dans le Ciel, la Terre moderne de Copernic et
Galilée brouille cette antique et sacrée opposition et entame la "mort de
Dieu" annoncée par
Nietzsche. Antérieure au Monotheisme, elle lui survit, bien sûr, mais ne
subira pas moins le contre-coup de sa disparition, notre Terre
mega-urbanisée pour
le meilleur et pour le pire: elle devient universelle et an-archique (sans dieu
ni maître), rapproche entre eux de
façon inouïe ses enfants jusqu'ici étrangers, se reproduit selon une loi
de productivité technique qui a
congédié la bénédiction de jadis,
est soumise, hélas! aux impératifs de capitaux sans frontières qui
l’octroyent à la pollution industrielle issue de la transformation de ses propres dons, à
la destruction plutôt
sauvage de ses anciens modes de
habitation. L'un des présupposés les plus forts de
ce travail, sera qu'aucun penseur n'invente rien 'de lui-même': il reçoit sa
pensée des discours, des
textes qui pensent de ses
devanciers, de ses
ancêtres, qu'il
croise et réélabore de son mieux, poussé par des questions pressantes de son
époque. En Europe, ces questions se posent dans des institutions, disons,
qui sont pétries elles-mêmes de catégories philosophiques et
autres: théologiques, juridiques,
scientifiques, morales, etc.,
sans que l'on puisse partager ces divers domaines. Et s'il y
a une spécificité de la philosophie, de ses questions, de son langage, elle
réside sans doute dans la façon dont, par ses mots et concepts, elle pénètre tous ces
textes-institutions de la
civilisation occidentale. Autrement dit: de
même que Heidegger nous a montré que l'homme n'est pas dans l'homme, mais
hors-soi, être-au-monde, il s'agirait ici de montrer que la philosophie n'est pas
dans la philosophie, mais hors
de chez elle, dans la civilisation.
8.
La façon dont je me référerai à Heidegger[1] pourra surprendre certains: la clef
de la lecture que j'en fais, je l'ai trouvée dans son texte sur la physis chez Aristote
(cité dans 8. 32). L'un de ses motifs les plus connus, c'est celui de l'oubli
de l'être, de la Terre donatrice, dirai-je, dont les étants ont été séparés par le geste
philosophique
essentiel de la définition: ils sont, les vivants et les humains notamment,
Dieu aussi d'autre part, placés les uns en face des autres, fondés sur
quelque sol (intelligible, substance-essence, spirituel, matière, etc.):
ce qu’il a appelé onto-théo-logie. L’une des clefs de cet essai (voir aussi 9.
24) sera sa méfiance par rapport à ces oppositions
séparatrices
que les grands philosophes grecs, Socrate, Platon et Aristote, nous ont
légué par le biais des définitions et du mouvement hiérarchisant
des concepts;
c’est-à-dire que l'on essayera de ne s'appuyer jamais sur une
quelconque cause,
dont des 'effets' se suivraient de façon
strictement déterminée, sans
aléatoire: l'un des fils de cette lecture sera qu'aléatoire et détermination ne vont
jamais l'un sans l'autre C'est plus facile à dire qu'à en tenir le pari, et je
n'ai pas la prétention de
l'avoir toujours réussi. C'est le mouvement de ces séparations que l'on essayera de
dégager, dans la philosophie grecque, bien sûr, mais aussi dans la figure du
‘désert’ de la Bible hébraïque, un parallélisme inattendu peut-être entre
ces deux écritures se révélant ainsi, une complicité qui a rendu possible la
théologie chrétienne.
La
Palestine
11.
Voici le cadre géographique et historique de cette genèse. "La Palestine,
contrée aux limites mal définies et changeantes selon le cours de l'histoire,
n'est que la partie méridionale de la région syro-palestinienne - qui
constitue, elle-même, la corne occidentale du "Croissant fertile" -
voie de passage privilégiée entre l'Asie et l'Afrique, d'une part, et, d'autre
part, façade de l'Asie sur la Méditerranée, fond asiatique du bassin oriental
de cette mer [...]. Les plus anciens vestiges d'une présence humaine en cette
contrée, trouvés en position stratigraphique, remontent au Paléolithique inférieur
[...]. Par la suite, la Palestine va subir une succession d'infiltrations de populations
ou d'invasions avec leurs mouvements de flux et de reflux accompagnés de phénomènes,
plus ou moins importants suivant les époques, de fixation d'une partie de ces
masses migrantes; couloir stratégique constamment emprunté ou convoité par les
grands empires d'Égypte et du Proche Orient asiatique, elle verra sa vie politique
soumise au rythme de l'alternance de l'hégémonie ou de la prépondérance de
chacun de ceux-ci, se trouvant condamnée à une vassalité qui ne pourra être
provisoirement écartée que lorsque l'empire du Nord-Est et celui du Sud-Ouest
éprouveront, simultanément, de graves difficultés. Mais si l'ensemble du
territoire palestinien est tributaire des mêmes impératifs politiques, par
contre, les mouvements et échanges de toute sorte (de populations, d'idées,
de produits) concernent de plus en plus principalement la fertile plaine
côtière, tandis que d'est en ouest, à partir de la steppe syrienne et du
plateau transjordanien, ne se produiront que quelques infiltrations de tribus
semi-nomades; l'ensemble de collines situé entre cette plaine et la
dépression occupée par la vallée du Jourdain et la Mer Morte, et, surtout, les
collines judéennes adossées au véritable obstacle naturel qu'est la Mer
Morte, ont donc constitué une sorte de zone-réfuge restée relativement à
l'écart de ces multiples contacts et contaminations. C'est pourquoi, pour peu
qu'en ce coin de pays un groupe humain suffisamment important ait atteint à
une certaine cohésion, en particulier sous l'influence de quelque chef
déterminé, il ne sera pas surprenant que ce groupe aspire à la sauvegarde d'un
minimum de stabilité, de personnalité, notamment sur le plan socio-religieux.
[...]" [2].
12.
C'est là que l'histoire de l'ancien Israël, à partir des actes guerriers de
David, a pu se dérouler en autonomie monarchique pendant les trois ou quatre
centaines d'années que l'Égypte et les superpuissances de la Mésopotamie lui
ont laissé de répit. Ensuite, vaincu des Assyriens aux Romains, normalement au
regard de l'historien, l'aventure aurait dû finir, comme cela a été le cas
pour tant et tant d'autres peuplades comme celle-ci; là donc commence la
surprise, les rebondissements de cette histoire: d'une part la survivance en
dispersion des descendants des anciens hébreux, ne s'appuyant que sur les
traditions de lecture du livre de leurs ancêtres et les coutumes qu'il prône,
d'autre part la fécondité chrétienne de ce même livre prolongé de quelques
chapitres, qui engendra de toutes autres traditions.
13.
Je parlerai d'une "écriture quasi-philosophique", je tâcherai de
comprendre l'écriture de ce petit peuple - dont les descendants y
sont revenus, ayant même récupéré sa vieille langue 'morte' depuis vingt-cinq
siècles - en une sorte de parallèle avec l'écriture d'un autre peuple, plus
grand certes, qui est, lui aussi, toujours-là avec sa vieille langue - les
deux seules langues de l'Antiquité méditerranéenne qui aient survécu -,
parallèle qui se prolonge en ceci que les Grecs n'ont pas non plus su/pu tirer
de leur écriture ce que les Européens réussirent. Car l'énormité, au vu de
l'histoire, c'est que les Juifs et les Grecs modernes ont reçu en cadeau de
l'Europe les fruits réélaborés de l'héritage que leurs ancêtres lui avaient
légué! S'étonne-t-on assez de ce prodige? Peut-on le 'comprendre' - non
point 'l'expliquer' - sans le 'sublimer' dans les 'miracles' de Dieu ou de
l'histoire? Pour ce qui est des Hébreux, voici ma première question. Ensuite,
on viendra à "l'écriture philosophique" des Grecs.
Exégèse du
Pentateuque: on change de paradigme
14.
On peut avoir accès, en langue française, à ce mouvement de renouveau de
l'exégèse chrétienne du Pentateuque (surtout protestante et de langue
allemande, comme toujours) par la lecture des textes du séminaire organisé par
les Facultés de Théologie de Fribourg, Genève, Lausanne et Neuchâtel pendant
l'année scolaire de 1986/87, avec la participation de quelques uns des
principaux responsables de ce renouveau exégétique, textes édités par A. de
Pury, sous le titre de Le Pentateuque en question, Les origines et la composition
des cinq premiers livres de la Bible à la lumière des recherches récentes (Labor et
Fides, 1989).
15.
Ce sont les introducteurs eux-mêmes du volume en question, dans une première
partie récapitulant l'histoire européenne des lectures scientifiques du
Pentateuque, ce sont eux qui évoquent au début les travaux de T. S. Kuhn[3] et parlent, à
sa suite, de "révolution scientifique". L'ancien paradigme dominant
pendant tout le 20e siècle est celui de la théorie des quatre
sources ou documents à partir desquels le Pentateuque aurait été rédigé selon
la proposition de J. Wellhausen (1844-1918) et développée notamment par M.
Noth (1902-1968) et G. von Rad (1901-1971); ce paradigme est critiqué dans
ses arguments et présupposés, à partir notamment de deux textes publiés en 1976
par R. Rentdorf[4] et H. H.
Schmid. Cette "révolution" de l'exégèse est encore en cours, les diverses
contributions du livre édité par de Pury montrent suffisamment qu'aucun
nouveau consensus paradigmatique n'est pour le moment obtenu: on est donc à
une époque de fécondité, capable d'attirer même des non-spécialistes,
tellement les questions soulevées sont passionnantes (je reviendrai plus
loin sur mon audace et ses limites).
16.
Présentons très brièvement les principales thèses du paradigme révolu. On
distingue d'habitude dans la Bible hébraïque la Loi, les Prophètes et les
Écrits, et dans les Prophètes, les antérieurs (ou livres historiques), de Josué
aux
deux livres des Rois, et les postérieurs (ou prophètes, au sens
classique), les 'grands' (Isaïe, Jérémie, Ézéchiel) et les douze
'mineurs'. L'une des thèses de Wellhausen relie le livre de Josué, relatant
l'entrée des Hébreux sortis d'Égypte dans la Palestine, aux cinq livres premiers,
Genèse
(concernant les origines du monde, chap. 1 à 11, et les promesses divines aux ancêtres
des Hébreux, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph et ses frères, jusqu'à l'allée de
ceux-ci en Égypte, 12 à 50), Exode, Lévitique, Nombres (exode
d'Égypte et traversée du désert avec alliance, au Sinaï, du Dieu des
Patriarches avec le peuple d'Israël conduit par Moïse et octroi de la Loi dont
ils doivent suivre les consignes dans la Terre où ils sont conduits, ces
trois livres formant un ensemble assez incohérent de récits et de législations)
et Deutéronome (une nouvelle fresque législative - 'deutéronome' étant
en grec 'deuxième loi' - suivie du récit de la fin et mort de Moïse, remplacé
par Josué qui sera le guide pour l'entrée en Palestine). À partir des
insuffisances, reconnues depuis Spinoza au moins, de l'attribution classique
de ces livres à l'écriture de Moïse lui-même et aussi des incohérences de
style, vocabulaire et thématique entre eux et dans chacun, Wellhausen propose
donc de joindre aux cinq le livre de Josué - l'Hexateuque ainsi compris formant
un ensemble narratif complet, l'entrée en Palestine accomplissant les
promesses antérieures - et diagnostique, à l'aide d'un certain nombre de
critères exégétiques, l'existence de quatre documents, plus ou moins autonomes
entre eux, à partir desquels, par étapes successives, l'ensemble aurait été
rédigé: le Yahviste (J), l'Elohiste (E), le Deutéronome (D) et le Sacerdotal
(P). Selon von Rad, J aurait été rédigé par des scribes du temps de Salomon (10e
siècle av. C), E pendant le 8e siècle dans le Royaume du Nord, D au
7e, au temps de la réforme religieuse du roi Josias de Juda et P,
enfin, a assuré la rédaction finale de l'ensemble, vers la fin du 6e
siècle, après le retour de l'exil en Babylone. Noth, pour sa part, a montré durablement
(c'est accepté par les auteurs récents) que les livres historiques, Josué,
Juges, les deux de Samuel (Sm) et les deux des Rois, relèvent de la théologie
du Deutéronome, l'ensemble formant l'histoire deutéronomiste (Deut-G), avec la
conséquence du remplacement de l'Hexateuque de Wellhausen et von Rad par un
Tetrateuque qui - disent quelques uns des récents auteurs, notamment M. Rose
- aura été rajouté postérieurement à Deut-G. Noth a aussi démontré l'existence,
en P, de textes narratifs, en plus des législatifs qui lui avaient été
attribués par Wellhausen.
17.
Au cœur de la critique de ce paradigme, voici le bouleversement décisif: les
deux documents J et E sont contestés en eux-mêmes par les plus radicaux, ce qui
vise notamment sa datation précoce (son champion, von Rad, parlait même d'une Aufklärung du temps de
Salomon), les 4 premiers textes du Pentateuque ont été tous écrits pendant
l'exil et/ou après le retour des exilés. La base première de compréhension de
ces textes est la tradition deutéronomiste dégagée par M.Noth,
la Deut-G (de Dt à 2R); l'autre élément de consensus étant le document P comme
le plus tardif, le débat se situant, par rapport à celui-ci, sur sa pré-existence
autonome ou son caractère de dernière main rédactrice de l'ensemble.
18.
Prenons un exemple, celui de Gn 12,1-5. "Yahvé dit à Abram: 'Quitte ton
pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. Je
ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom, qui
servira de bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux
qui te maudiront. Par toi se béniront toutes les nations de la terre'. Abram
partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait
soixante-quinze ans lors qu'il quitta Harân. Abram prit sa femme Saraï, son
neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis
à Harân; ils se mirent en route pour le pays de Cannan et ils y
arrivèrent". Ce texte, assez connu, a une grande force, notamment si on le
compare au savoir anthropologique le plus élémentaire, selon lequel la
religion de chaque peuple primitif, disons, a pris sa forme dans un rapport
indissociable avec la transmission de ses usages de génération en génération,
d'ancêtres en descendants. Il est aussi impensable un peuple sans ses Dieux que
ce qui est ici le cas, celui d'un Dieu sans peuple (la vocation de Moïse, au
début de l'Exode, a une configuration semblable). Ce Dieu prend donc l'initiative
de séparer une maison, celle d'Abraham, de son Dieu (cf. Gn 31, 53: "le
Dieu d'Abraham et le Dieu de Nahor", Nahor étant l'un des deux frères
d'Abraham) et de lui promettre une immense descendance. Là serait la genèse du
peuple d'Israël (dont Salomon serait le roi quand ce texte s'écrit, dans
l'optique de l'exégèse classique): Yahvé, délié de tout ancêtre, fait le
projet de se créer un peuple issu d'Abraham, ayant poussé celui-ci à se couper
toutes ses racines d’avec ses ancêtres à lui. Il s'agit donc d'une très belle
pièce d'ingénierie théologique, si l'on peut parler ainsi. Eh bien, aucun des
plus anciens prophètes écrivains ne le connaît, ni Amos, ni Osée, ni le
premier Isaïe (chap. 1-23, 28-39), ni Michée, ni Sophonie, ni Jérémie, ni
Ézéchiel, aucun d'eux n'en souffle mot!
19.
Il y a plus. On trouve chez tous ces prophètes un silence presque total sur
tout ce que racontent les six premiers livres de la Bible, sur la création, sur
Adam et Ève, sur Noé, sur Abraham, Isaac et Jacob, sur la sortie de l'Égypte,
sur le Sinaï, sur Moïse et Josué. Là où l'on trouve des références, elles sont
'négatives' (Os 12,4-5 et 13 pour Jacob, Ez 33,24 pour Abraham) ou sans référence
à nos récits (Noé, Danel et Job comme des 'justes' en Ez 14,14 et 20; Moïse et
Samuel comme des 'intercesseurs' en Jer 15,1; la montée d'Égypte sans nommer
Moïse ni le Sinaï, l'alliance et la Loi en Os 12,14)[5]. Ou bien
encore le chap. 20 d'Ez, résumant l'histoire d'Israël, et en parlant de la sortie
d'Égypte et des infidélités des israélites pendant la traversée du désert,
omet les Pères, Moïse et le Sinaï! Ce silence est très étonnant, étonnant
aussi que presque cent ans d'exégèse n'aient pas pensé à ses conséquences.
Est-ce à dire que ces Prophètes aient ignoré ces traditions? Je n'ai
remarqué cette conclusion chez aucun des exégètes de chez de Pury. La seconde
conclusion de la comparaison entre le Tetrateuque et les premiers Prophètes,
signalée notamment par H.H. Schmid (de Pury, pp. 59-60), montre la voie: ces
textes du Tetrateuque et leur théologie (introduite soit dans la bouche de
ses personnages, soit dans des conclusions du narrateur, soit même dans
l'ordonnance des récits) ne sont possibles qu'en dépendance de la théologie
des Prophètes eux-mêmes. Ceux-ci ont donc produit un travail 'théologique'
duquel a pu résulter plus tard la rédaction de ces premiers textes de la
Bible.
On peut donc penser que ces traditions existaient, oralement du moins, étaient
donc connues dans ses fonctions religieuses, disons 'mythiques', et qu'elles
ont été critiquées théologiquement par les prophètes, critiques dont les
citations de Osée sur Jacob et d'Ézéchiel sur Abraham portent les traces.
"Le prophétisme classique doit être compris, écrit de Pury en résumant
Schmid, non comme un retour à la religion pré-monarchique (comme le pensait
von Rad), mais comme la mise en question de la religion nationale et royale au
nom d'une conception (nouvelle) de la relation entre Yhwh et Israël"
(p.60). Tel est donc le bouleversement des paradigmes: les Prophètes sont
au début de la Bible, la Loi est venue ensuite. Et d'abord la
deuxième loi.
La Bible a
été écrite à coup de catastrophes
20.
Très probablement, à l'instar des autres sociétés monarchiques connues,
l'écriture commença avec les scribes de la cour de David et Salomon. On pose
souvent que leurs premiers textes écrits et conservés dans la Bible soient les
récits concernant Saül et l'ascension de David à la royauté, de Juda d'abord,
d'Israël du Nord ensuite (1Sm), et ceux concernant sa succession par Salomon
(celui-ci avait plusieurs frères aînés) (2Sm), donc des récits de légitimation
des deux rois 'fondateurs'. Mais il se peut très bien que des collections de
mythes pré-monarchiques, concernant les ancêtres des diverses tribus, leurs
origines, celles de leurs sanctuaires, des légendes de quelques uns de leurs
leaders, leurs déplacements, y compris en Égypte pour quelques unes, leur installation
en Canaan, les conflits entre tribus, etc., aient été mises par écrit aussi
par ces scribes. Des archives de cour furent écrits aussi, concernant les
principaux faits guerriers des rois, leurs alliances, construction de palais et
sanctuaires, recensements de population pour les impôts, organisation
administrative du territoire et hauts fonctionnaires royaux y pourvoyant, légendes
concernant des prophètes comme Élie et Elysée, et ainsi de suite. De tout ce
matériel donc la Bible sera rédigée le moment venu, dont témoignent l'histoire
deutéronomiste d'abord, le Tetrateuque ensuite, la Thora enfin, avec P comme
sa dernière main, peut-être du temps d'Esdras et Néhémie.
21.
Et le corpus des Prophètes, bien sûr, lui aussi composé par des morceaux très
anciens et des ajouts souvent bien postérieurs. Il faut bien sûr être exégète
pour démêler tous ces fils très complexes d'écriture et de réécriture, et l'on
continuera d'en débattre pour longtemps. Mais on peut proposer le cadre politique
qui porte, précipite ou retarde tout ce jeu d'écriture. En ce qui concerne
l'histoire des 'douze tribus' avant David, le débat entre les exégètes est
aussi très fort. Du moins, on peut relever que trois tribus sont prédominantes:
celle de Juda au sud, celles des deux fils de Joseph, Éphraïm et Manassé, au
nord (voir Rentdorff, 1989a, p.48). Ce seront elles qui garantiront les deux
royaumes que David et Salomon rassembleront sous un seul roi et qui se
sépareront après la mort du second[6].
On peut dire que l'un des rôles du cycle de Jacob dans Genèse est celui de
rendre unies des populations assez disperses, celui de Joseph étant manifestement
issu du Nord, et aussi probablement celui qui concerne la sortie d'Égypte,
Josué, par exemple, étant de la tribu d'Éphraïm. Quoi qu'il en soit de ce que
l'on puisse savoir historiquement de cette préhistoire, sans doute que, du
point de vue de l'écriture et des scribes, le premier grand événement
historique est la constitution même de la monarchie davidique. Celle-ci a
couvert l'essentiel de la région entre l'Égypte et la Mésopotamie (deux déserts
faisant frontière), au sud de la Phénicie (l'actuel Liban) et d'Aram
(l'actuelle Syrie), en s'assujettissant notamment les Philistins (côte de
Gaza), Edom, Moab et Amon (Est de la Mer Morte et du Jourdain), ces trois
derniers pays étant situés, dans la Genèse, comme des 'cousins' des Hébreux
(par Ésaü les premiers, les filles de Lot les deux autres). La monarchie davidique
a donc constitué le seul tout petit 'empire' du Proche Orient, l'unique unité
politique des petits peuples de cette région. Car l'histoire de celle-ci est
celle de sa domination par les grands empires, soit de l'Égypte, soit de la
Mésopotamie (Assyriens, Chaldéens, Perses), avant les Grecs d'Alexandre et ses
successeurs et les Romains enfin. C'est dire donc que l'histoire d'Israël et
Juda n'a été possible que pendant les quelques siècles de crise de ces
grandes puissances, et c'est là que la figure de David gagne son relief
décisif. Bien plus qu'Abraham et Jacob, que Moïse ou Josué, c'est lui qui a
fait Israël. À sa main guerrière a succédé la main fortement impériale de Salomon,
qui a entraîné la scission des deux royaumes après sa mort, avec des fortunes
diverses, chacun ayant toujours prétendu à récupérer l'ascendant sur
l'autre. Mais c'est le réveil de la puissance assyrienne qui a décidé de leur
avenir, le royaume du Nord, avec capitale à Samarie, ayant été soumis (721) et
sa population disséminée et en bonne partie remplacée par des gens d'autres
pays soumis, celui de Juda assujetti en vassalité. C'est à cette période catastrophique,
dans la seconde moité du 8e siècle av.J.C., que répondent les
premiers prophètes dits écrivains, Amos, Osée et Isaïe. L'affaiblissement des
Assyriens un siècle plus tard, vers 640-610, a permis que le roi de Juda,
Josias, reprenne un pouvoir fort et entreprenne une réforme religieuse,
avec l'appui de la tradition deutéronomiste, mais qui a tourné court avec la
reprise de l'Assyrie par Babylone et la soumission, en deux étapes, de Juda,
déportée sa classe dirigeante en exil entre 598 et 586. C'est la catastrophe
finale pour la monarchie, subie par la seconde génération des prophètes, notamment
Jérémie et Ézéchiel. Quand les Perses auront, à leur tour, vaincu les Chaldéens
et, plus tolérants et réalistes dans leur politique impériale, promu le
retour des exilés et la refonte du pays de Juda, il ne s'agira plus d'une monarchie,
mais d'une 'province autonome' pendant trois siècles.
22.
C'est cette suite de catastrophes qui a ainsi été l'occasion de l'écriture de
la Bible, dans un cadre marqué très nettement par le souvenir des beaux temps
de David, le fondateur. Sans pouvoir prendre parti dans les débats des spécialistes
sur les dates de rédaction de ses textes, on peut quand-même présumer, si l'on
tient que des textes comme ceux-là ne sont point de la littérature de cabinet,
de la littérature de personnages religieuses (justement, on ne garda pas les
noms de ses 'auteurs'), mais de la littérature d'un peuple, on peut penser donc
qu'ils ont été écrits, comme ceux des prophètes, à coup de catastrophes,
prévisibles face à la menace extérieure, arrivées sans remède ensuite. Des
deux textes majeurs, celui de l'histoire deutéronomiste (Dt à 2 R) et celui de
la Thora définitive par P, on pourra même présumer que leurs lieux, sinon
d'écriture proprement dite, du moins d'acceptation publique, soient restés
signalés dans la Bible elle-même, à savoir, la réforme politico-religieuse de
Josias (2 R 22-23) et la restauration d'Esdras (Ne 8).
Écriture et
société
23.
C'est le moment de justifier ce texte-ci. Comment un non-exégète, ignorant
l'hébreu, quelqu'un donc qui dépend absolument et des commentaires des érudits
et de leurs traductions françaises, a-t-il l'audace d'intervenir dans une
question tellement difficile, au moment où les spécialistes s'affrontent entre
eux si fortement? C'est justement leur invocation de la théorie des paradigmes
de Kuhn pour dire la révolution scientifique dans leur domaine qui donne la
raison de cette audace. J'avais proposé, il y a une trentaine d'années, une
approche de "l'ordre symbolique de l'ancien Israël"[7]
qui, autant que je sache, a été ignorée des exégètes. Je crois aujourd'hui
encore que cette proposition n'était pas si mal que ça et aurait mérité
l'attention des spécialistes, leur critique et leurs essais de poursuite.
Certes, je ne suis plus marxiste, l'histoire récente m'a appris très vite au
Portugal lui-même à ne plus espérer la révolution. Mais je continue de penser
que l'on ne peut comprendre des textes que dans leur rapport à la société qui
les a produit, dont il faut donc esquisser une 'conception théorique', disons.
Cette critique de fond à l'exégèse biblique que portait ma lecture de Marc me
semble toujours de mise, et c'est justement ce qui me semble manquer dans le
'nouveau' paradigme, ce qui reste encore de l'ancien comme impasse de la
lecture. La difficulté est cependant de taille: qu'est-ce qu'une société,
comment y référer soit la production soit la lecture de textes, oraux ou
écrits?
24.
Je ne suis pas sociologue non plus, ni historien, ni ethnologue ou
anthropologue, les trois sciences des sociétés, de leurs différences et
similitudes. Mais enseignant la philosophie du langage avec le souci (venu du
structuralisme, disons) de tenir compte du rapport essentiel du langage aux
diverses sciences qui s'en occupent (sciences des langues et des textes,
psychanalyse, sciences sociales, voire neurobiologie), j'ai dû constater assez
vite que l'on ne dispose pas encore aujourd'hui en Occident d'une conception
théorique de société valable pour toutes les sociétés humaines[8].
C'est là peut-être l'une des principales raisons pour lesquelles beaucoup
d'intellectuels occidentaux, comme on dit, avons été attirés par le marxisme:
autant lacunaire qu'elle puisse apparaître aujourd'hui, et co-responsable
dans ces lacunes mêmes de l'échec soviétique, sa théorie de la société avait
le mérite d'exister et de permettre un cadre de pensée (c'est la grande force
de L. Althusser). 'Dépassé' qu'il semble, c'est le libéralisme qui occupe le
devant de la scène. Or, celui-ci est historiquement le combat philosophique
et économique des Européens pour les libertés individuelles 'contre' la
société de l'Ancien Régime, qu'ils n'ont point théorisé (voir 11. 27,76). On ne
peut donc reprocher aux exégètes de manquer d'une théorie de la société: où
iraient-ils la chercher?[9]
D’abord donc, qu’est-ce qu’une maison dans le vieux Israël? qu’est-ce qu’une
société à maisons? quel rôle y ont eu les prophètes? voici les questions de mes
chap. 3 et 4.
25.
Dans ma lecture de Marc, donc d'un seul texte pas très grand, le concept
sémiotique de code emprunté à Barthes a pu servir aussi de
concept social, relatif aux structures textuelles (au-dessus de la phrase des
linguistes) qui se répètent dans les textes d'un même corpus, l'instance
idéologique de la société étant pour sa part définie par ces corpus et leurs
codes et reliée aux deux autres instances, économique et politique. Mais déjà
dans ce livre cette triple articulation de la société selon les marxistes me
laissait insatisfait et j'ai dû avoir recours à l'idée d'infrastructures
symboliques, relatives en fait à la parenté (table, maison, sanctuaire). C'est
de la reformulation de cette proposition que je partirai au troisième
chapitre, tout en prenant ma première inspiration dans la thèse centrale de
Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté, 1948, P.U.F.
(le rapport entre l'interdit de l'inceste et l'exogamie permet de comprendre la
logique des lignages et des clans), à mon sens, après Marx, l'autre grand texte
moderne sur la société.
26.
Prenons en exemple cette question importante : d'où parlent les prophètes?
Du fait qu'ils parlent "au nom de Yahvé", on ne saurait se contenter,
bien sûr, de l'inspiration directe de celui-ci. Si l'on veut avoir recours à
leur expérience religieuse, on se retrouve tout de suite dans la difficulté
que je suis en train d'évoquer, car la religion des anciens Hébreux, les exégètes
le savent bien et le disent parfois, n'est pas une instance autonome, une
suprastructure à part des autres instances sociales. Si l'on ne sait donc pas
interroger la société hébraïque telle que les textes la disent, on y mettra
implicitement notre conception à nous de religion (comme s'il s'agissait du
'même' Dieu), ou bien on aura tendance à penser cette religion comme plus ou
moins primitive, magique, pré-n'importe-quoi (pré-logique, pré-religions-d'intériorité,
que sais-je?). C'est-à-dire, on pensera ces gens-là comme des 'indigènes' d'une
autre société, plus ou moins naïfs par rapport à nous-mêmes. L'histoire moderne
de l'ethnologie et des sciences des religions est encombrée de ce type de
représentations que je dirais obscurantistes: l'obscurantisme du rationalisme
occidental, évolutionniste vers le spirituel et la raison[10]. Je prends le
risque de proposer, non point une 'théorie de la société', bien sûr, mais une
façon de comprendre leurs rapports sociaux (dont le noyau sera la
"maison") telle que l'on puisse trouver un équivalent, disons, dans
nos rapports sociaux à nous. Je ferai le pari d'une lecture, partant du couple
bénédiction / malédiction, que puisse rendre ceux qui y "croyaient"
des gens semblables à nous, dans nos "croyances" les plus fortes.
J'essayerai ainsi de comprendre les textes français[11] de la Bible
hébraïque de façon à que ce qu'ils racontent soit susceptible d'une
intelligibilité permettant de rendre compte des questions soulevées par la nouvelle
exégèse.
27.
Écrire un texte est un geste de composition: il s’agira ainsi de la
“composition du récit de l’histoire” par les prophètes hébreux, de la
“composition du texte du savoir” par les philosophes grecs, et ainsi de suite.
Mais cette composition se faisant pour parer aux menaces sur la société où
l’on écrit et venant par la suite à avoir un rôle instaurateur pour la civilisation
européenne, on appelera la geste le rapport du geste de
composition à la société / civilisation. Et ce seront la geste de
l’écriture biblique hébraïque et celle de l’écriture
philosophique grecque qui seront passibles d’un parallèle, impossible au
niveau du
geste de composition (8. 2-5). Dans ce sens, on parlera aussi de la geste romaine
(empereurs et conciles) dans le geste de composition (seuls les
conciles) de la dogmatique catholique, tandis que pour l’Europe, en parlant de
“composition du paysage de la modernité”, on visera d’emblée sa geste, bien
plus complexe: l’ensemble des gestes d’écriture qui l’on permise, dont on ne
s’occupera un peu que de Galilée, Newton et Kant. Encore un exemple, on rapprochera
la
geste de ce dernier de la geste d’Aristote, le geste de composition
d’un chacun étant pourtant fort dissemblable de celui de l’autre (11. 56-58).
La fin du
Monothéisme
28. La lecture de la vieille Bible hébraïque
permettra de comprendre sa composition comme le passage du monde des mythes à
un texte de 'raison narrative', avec une fonction, disons, de modernité, par rapport
à la société de ses lecteurs juifs, chez qui elle remplace les anciens mythes
(qu'elle intègre en les reélaborant théologiquement). Le monothéisme juif s'est
instauré par cette écriture elle-même, donnant au futur monothéisme de l'Occident
l'un de ses deux piliers, l'autre étant grec. À Athènes, en cours de
modernisation politique depuis deux siècles, c'est l'irruption de textes assez
divers et la généralisation de l'éducation des jeunes citoyens qui amènera
une sorte de relativité et de critique de la tradition et de ses mythes, à
quoi l'école socratique répondra par l'essai de fondation en vérité des
discours: c'est la philosophie.
29.
Le long chapitre 11 essayera d’évoquer comment l’onto-théo-logie (c’est-à-dire
la dimension philosophique du Monotheisme), issue de la séparation biblique
de Dieu et de celle de la définition, a rendu possible les sciences physique et
chimique et donc la technique moderne qui, retour du séparé, a eu le rôle
majeur dans l’œuvre de l’Europe: la composition du paysage de la modernité.
C’est une partie de l’histoire philosophique de l’Europe que l’on lira dans
son rapport structurel à l’histoire européenne ‘tout court’, celle de la construction
de l’Europe
en tant que civilisation moderne, supposée par le courant de pensée majeur du
20e siècle peut-être, celui de la déconstruction, entamée par
Nietzsche, formulée par la pensée de Heidegger et poursuivie par l’écriture de
Derrida. La déconstruction du Monotheisme se manifeste dans le paradoxe de
Galilée: que Bible et philosophie, 'modernes' dans leurs raisons critiques
des mythes lors de leurs écritures, soient devenues à leur tour la ‘tradition
mythique' que la raison européenne essayera de remplacer, cherchant
d'autres fondations (Descartes, Kant, etc.), déconstruites et relativisées à
leur tour aujourd'hui. L’Europe comme Modernité est surgie de l'irruption de
la multitudes de textes imprimés et de sa conséquence, avec Luther et le
libre examen du texte biblique, la déchirure du christianisme et du Monothéisme.
Que celui-ci ait donné la modernité, malgré que (ou parce que) celle-ci se soit
acharnée contre lui dès la reprise par la Renaissance des auteurs païens de
jadis et de l'établissement de l'héliocentrisme, c'est peut-être ce qui sera
plus visible en conclusion, au chap. 13, par le contre-exemple d'une société
non-monothéiste, celle du Japon. En effet, last but not least, ce texte
montre comment la rencontre de la Bible et de la philosophie rend compte de ce
qui reste d’énigmatique aux économistes qui, tel E. Jones, essaient
d’expliquer le pourquoi de la réussite de l’Europe: il démontre que ledit
‘miracle européen’ n’en est pas un.
[1] Que Heidegger ait adhéré au nazisme en 1933 comme il l'a fait, c'est
insupportable, à juste titre, à ses détracteurs; il doit l'être beaucoup plus
à ceux qui, comme moi, tiennent ses textes comme l'œuvre philosophique la plus
importante du XXe siècle, celle où
la liberté des humains est pensée sans recours aux oppositions classiques, de
l'intelligible et du sensible, de l'âme et du corps, du sujet ou conscience et
de l'objet. C'était déjà dans Sein und Zeit, le
grand livre de 1927, dont la pensée s'est avilie, hélas! par la "stupidité",
impensable chez un tel penseur, du Recteur de l'Université de Fribourg de
1933.
[2] E.-M- Laperrousaz, introduction de l'article "Palestine" de
l'Encylopœdia Universalis. Le nom 'Palestine' (des
Philistins) - "province de Syrie-Palestine" - fut imposé à la
"province romaine de Judée" par Hadrien (an 135), après l'écrasement
d'une dernière révolte de Juifs.
[3] Le motif du paradigme a eu des avantages nets dans l'histoire de
l'épistémologie des sciences de notre siècle: d'une part, il a permis de dépasser
les conceptions autour des seuls énoncés théoriques et de leurs vérifications,
en accordant la primauté au contexte, d'autre part il a étendu cette notion
de contexte aux instruments, aux murs des laboratoires, aux manuels de
formations des scientifiques, à leurs stratégies (scientifiques et autres) dans
les choix des problèmes, et ainsi de suite. Mais il l'a délimité aussi très
vite: en opposant trop les paradigmes se succédant, en n'accordant pas
d'attention aux questions du contexte civilisationnel et philosophique, comme
le faisait à la même époque M. Foucault, par exemple. Je l'utilise ici, à un stade
d'introduction, où ma stratégie est d'attirer le lecteur à poursuivre une
lecture de quelques centaines de pages, mais il sera facile de s'aviser que ce
que je proposerai voudrait déborder ces limites paradigmatiques.
[4] On peut lire aussi de celui-ci Introduction à l'Ancien Testament, Cerf, 1989, manuel qui généralise à l'ensemble de l'A.T. les questions
de la nouvelle approche du Pentateuque. J’ai écrit ce texte entre 1992 et
1995.
[5] Ce qui est aussi le cas du récit résumé Égypte-Palestine par Jephté en
Jg 11,15-27 et de 2 R 17,7-23 (alliance et loi mais de par les prophètes, pas
de Moïse); voir encore Os 2,17, 11,1, 12,10, Am 2,10, 3,1, 9,7. Les
"Credo" que von Rad a tellement prisé comme source de documents sont
aussi révélateurs: Dt 6,20-24 et 26,6-9 ignorent les Patriarches, que Jos
24,2-13 considère. Le lecteur peut mesurer le scandale: demandez à vos amis
qui connaissent un peu la Bible quels sont, parmi ces 'personnages' et
'événements' bibliques, ceux qui leur semblent les plus significatifs.
[6] Il semble que les '12 tribus' soient une construction tardive: Lévi,
sans territoire et avec l'exclusif des fonctions sacerdotales, est assez
impensable comme 'originaire'; des deux autres fils de Léa, Siméon disparaît
assez vite absorbé par Juda, Ruben, de l'autre côté de la Mer Morte, zone plus
instable, ne survécut pas longtemps non plus; de ces quatre premiers fils de
Jacob, Juda est très nettement le principal. Des deux fils de Rachel, Joseph a
bien sûr le beau rôle, ses deux fils, Ephraim et Manassé, occupant la majorité
du royaume du Nord; Benjamin est entre les deux royaumes, avec un territoire
réduit mais à grande importance stratégique (l'essentiel des batailles de
Josué le concernent). Des autres tribus, Gad est à l'est du Jourdain, en
instabilité comme Ruben, toutes les autres ont des petits territoires au Nord,
en Galilée, et sont à peine nommées dans Samuel et
Rois (voir note à 4.3).
[7] F. Belo, Lecture matérialiste de l'évangile de Marc, récit, pratique,
idéologie, Cerf, 1974, pp.63-92 (ce livre a été
traduit en espagnol, anglais et allemand).
[8] "Aucune théorie sociologique ne nous dit d'emblée ce qu'est la
société, [...] ayant longtemps laissé cette tâche aux philosophes. Les théories
des sociologues ne deviennent précises et opératoires que lorsque l'idée de société
est associée à un adjectif: 'moderne', 'industrielle, 'capitaliste'..."
(F. Dubet et D. Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous?, Seuil, 1998, p. 21). Les sociologues classiques opposaient société
moderne à communauté, dont s'occupaient les ethnologues; caractérisée par le
changement et le progrès, il serait inadmissible de la définir par la
reproduction même des usages au-delà de la mort des générations (2. 5, 3. 20).
La littérature anthropologique récente devient, semble-t-il, beaucoup plus
proche des essais des chap. 3 et 4 autour de la notion de béné(malé)diction; au
chap. 11, je tâcherai de suggérer comment l’Europe a inventé la passage
(révolutionnaire) des sociétés traditionnelles à maisons aux sociétés modernes
à institutions et familles.
[9] N. Gottwald, The Hebrew Bible - A socio-literary introduction, 1985, Filadelfia (dont j'utilise une version brésilienne), fait exception,
car il est un exégète qui a recours à une conception (un peu marxiste) de
société (il me cite, d'ailleurs, mais sans en profiter, si je peux dire); j'ai
beaucoup appris chez lui, mais il reste dans le paradigme de la théorie des 4
sources. Voir plus loin, note à 4.7.
[10] L'obscurantisme consistera en ceci que l'on ne pose pas ces indigènes
comme des humains-comme-nous, leur différence étant pensée comme une sorte de
sous-humanité, infantilisée par rapport à la raison européenne: quand il
arrive qu'on les compare à des enfants qui ne sont point encore arrivés au
stade de la raison (occidentale), on feint d'ignorer qu'il y a aussi des
enfants et des adultes dans ces sociétés-là. Je pense que cet obscurantisme est
en effet une incapacité de comprendre, y compris nos sociétés à nous.
[11] Je suis par règle la version de la Bible de Jérusalem (B.J.), tout en signalant celle de la Traduction Œcuménique de la
Bible (TOB) quand je la retiendrai.
La Terre n'est pas universelle, elle est du côté de Babel
1. L'affirmation peut paraître bizarre, elle l'est sans doute pour les astronomes. 'Universel' veut dire ce qui vaut dans n'importe quel contexte, de façon (presque) autonome par rapport à lui. Or la terre, en tant que planète, n'est qu'un astre parmi beaucoup d'autres, la principale différence tenant à ce que c'est toujours à partir de la terre que les autres sont vus, mesurés, calculés, connus; or ceci fait de la terre une exception, une singularité, l'inverse d'une universalité. Ce n'est point de la planète qu'il est ici question. Même pas de celle dont s'occupent les géologues, les météorologistes, les biologistes, les écologistes, qui en font un 'objet' d'étude. La Terre ici serait plutôt du côté du 'sujet', s'il y en avait. Mais la terre de ces disciplines frappe par son immense variété ou diversité, océans et mers, îles et continents, climats très froids, très chauds ou entre les deux, secs ou humides, très luxuriants en flore et en faune ou déserts, et ainsi de suite. Par exemple, la diversité des sociétés humaines, qui relève aussi de celle de leurs territoires, où elles sont, en quelque sorte, une faune qui a gagné sur les autres. Les différences entre les sociétés des humains sont aussi celles entre leurs géologies, leurs météorologies, leurs biologies, disons entre leurs différents contextes d'habitation. L'universalité se posant par rapport aux contextes, elle ne se pose pas pour la Terre, car celle-ci est la diversité même de contextes. La Terre n'est pas universelle, au contraire. Si le mot existait, on dirait qu'elle est 'diverselle', qu'elle joue au divertissement de sa diversité.
2.
La Terre (la nature, la physis grecque, l'Être heideggérien, voir 8.
32) qui nous intéresse ici n'est cependant pas qu'un contexte d'habitation,
elle est plus qu'un territoire, elle est excès, bénédiction, fécondité de ce
qui naît et, dans le temps, croît, meurt. Essayons d'éviter à propos d'elle le
concept philosophique moderne de cause, et surtout son déterminisme, essayons
de le remplacer par celui de dons multiples dans un jeu (donc des règles et de
l'aléatoire): voyons des exemples. Si je fais un bouillon de légumes, sans y
mettre du sel ou en y mettant trop, je peux savoir que le sel est la cause des
saveurs qui vont du fade au salé. Mais par contre je ne peux dire des divers
légumes, eau, sel, huile, casserole, art du cuisinier, chaleur, que chacun est
'cause' de la saveur d'ensemble du bouillon, laquelle justement est donnée par tous ces
composants, venus d'endroits bien différents, leur mise ensemble relevant d'un
événement aléatoire. Ou encore, si l'on apprend le Notre Père à un gosse, ou un
poème, et que le gosse les répète par cœur, on peut parler de cause et effet
dans cet apprentissage. Mais l'apprentissage de la parole du même gosse, venu
de gens différents, de façon très aléatoire et ayant comme résultat qu'il
n'imite pas les autres mais parle de lui-même, ce qu'il veut dire avec des mots
de tout le monde, qui ne sont donc pas à lui, là il faut parler de dons multiples,
événementiels, réglés et aléatoires. De même le laboratoire scientifique
permet de trouver des causes scientifiques, mais dans la réalité hors
laboratoire, le jeu aléatoire des 'causes' diverses et hétérogènes[1] oblige de
parler de dons (car on dit des données). La Terre donc donne la société qui
y habite, elle donne aussi son habitation.
La Terre donne des mamifères
La Terre donne des mamifères
3.
Prenons d'abord une espèce quelconque de mammifères: en tant que donnés par
la physis,
ils se reproduisent. C’est-à-dire qu'un couple d'un mâle et d'une femelle
doit engendrer des doubles, mâles et femelles, qui soient d'une part les
mêmes (de la même espèce) et qui ne soient pas d'autre part identiques
(d'autres individus). C’est-à-dire aussi que ces nouveaux-nés doivent être
nourris, protégés, et puis doivent apprendre à se nourrir et à se protéger, à
habiter un territoire écologique. Pour ces deux types de reproduction (de
l'espèce et de ses individus), selon les enseignements de la biologie, la physis-terre joue de
la même façon: la mêmeté de l'espèce et de l'ensemble organisé des comportements
des individus est assurée par le programme génétique. Celui-ci ne peut cependant
pas déterminer strictement car chaque individu a à agir selon l'aléatoire des
proies à chasser, des fuites pour ne pas être la proie des autres, etc. La mêmeté doit donc
composer essentiellement avec la possibilité d'altération due à
l'autre, à l'environnement en général, mais sans y perdre sa mêmeté: le programme
génétique doit régler le jeu du métabolisme (qui correspond à l'aléatoire de
ce qu'on a mangé, des teneurs atmosphériques, etc.) et se garder de la transformation
chimique de ses molécules, se retirer, rester en retrait (dirait Heidegger
qu'on pousse ici, de l'être vers l'étant), ce qui se fait par cet admirable
mécanisme de la duplication d'une partie de l'ADN en ARN messager, celui-ci
opérant la synthèse chimique requise et se dégradant, celui-là gardé le même
pour la prochaine fois. Si l'on faisait le trajet rapide par l'anatomie de
notre mammifère, il serait facile à voir comment tout y est orienté pour
assurer le métabolisme de chaque cellule: la circulation du sang va chez
chacune, les appareils digestif et respiratoire s'occupent de recharger le
sang, les muscles, pattes, cerveau et ses organes de perception, aiguisés par
le jeu hormonal, doivent réagir sur le territoire pour trouver de quoi manger,
boire, respirer, ou fuir.
4.
Le jeu de l'altération, soit dans la sexualité, soit dans la nourriture, est
donc structurel à la reproduction du même: ce que l'on mange, c'est l'autre vivant
(animal ou végétal) qui devient soi; ceci étant vrai dès la première cellule,
c'est dire que chaque animal vivant est 'fait', substantiellement si l'on veut,
d'autres vivants d'autres espèces. La physis-Terre est donc
nécessairement mélange d'espèces dans le même territoire, chacune cependant
ne se reproduisant qu'entre ses individus. Ce que s'appelle ici Terre,
c'est ces mouvements incessants de donner le mouvement comme vie-et-mort[2], le mot 'don'
disant que la Terre donne - de façon multiple, à partir de ce qui vient de
plusieurs endroits - chaque espèce sans causalité stricte, nécessaire (en
escomptant essentiellement qu'il y a de l'aléatoire)[3]. Quoi qu'il
en soit de ses lacunes, la théorie de l'évolution suppose que chaque espèce
vient d'autre espèce (soit, 'à l'origine', de la non-vie). Il y aura donc des
‘sauts’, l'immense différence des espèces témoignant du caractère
non-déterministe de ces ‘sauts’ (mutations, selon les biologistes), de leur
immotivation. Mais qu'il n'y ait pas de cause déterminante, n'implique pas
qu'il n'y ait pas un 'quelque chose' - qui n'est pas une 'chose', pas 'une' non
plus - donnant le mouvement, motivant (le mot vient du latin motus, mouvement),
ce que j'appelle Terre[4], y incluant
autant la vie que l'inorganique. Le don (au pluriel), c'est cette motivation
non-causale d'un immotivé, du même altéré, de l'aléatoire au cœur de la répétition.
La Terre donne les sociétés humaines
La Terre donne les sociétés humaines
5.
Voici maintenant le pari impossible: comment parler de cela pour les sociétés
humaines, comment dire leur rapport à la Terre qui les donne? Une société, on y
reviendra (3. 20), ce sont les usages qu'une population dans une territoire,
dans une ‘terre’ (en portugais, au sens de ‘pays’), se transmet de génération
en génération: d'ancêtres en descendants, elle se reproduit dans ses usages
(et leurs altérations respectives). J'essayerai donc de maintenir le motif de
la reproduction, dont le nom grec est mimêsis[5]. Dans ce qui
concerne la reproduction sexuelle, ce qui est très frappant quand on tient
compte de la grande leçon de Lévi-Strauss - l'interdit de l'inceste, c'est
l'exogamie -, c'est que les humains ne font société qu'en renforçant très
nettement le jeu biologique de l'altération du même: la mère doit venir d'une autre filière
génétique. Elle importe avec elle des usages qui sont plus ou moins 'autres',
ces alliances ayant justement comme but de maintenir la mêmeté des ancêtres
élargie à un nombre plus ou moins grande de maisons, et donc aussi de laisser
jouer à cette mêmeté une certaine marge d'altération, de ne pas laisser se
fermer trop le même de la mimêsis. Ce qui dans les sociétés dites
traditionnelles va de pair avec une vraie obsession avec la répétition des
usages hérités comme condition stricte de leur bénédiction, c'est-à-dire, de
l'abondance et santé de leurs enfants, moissons et bétail, de leur richesse,
de leur reproduction. Cette répétition implique aussi du retrait: celui du
sexe entre des consanguins (interdit de l'inceste) pour son 'altération' dans
le mariage, on l'a vu, retrait aussi (autrement) des ancêtres comme monde sacré[6] qui assure la
bénédiction. La garde de cette mêmeté impliquera aussi une frontière endogamique
des mariages, par rapport à d'autres sociétés, et l'on verra les Prophètes
hébreux jouer cette carte endogamique (comme Esdras l'a compris), et un aussi
semblable souci athénien dès Solon et Périclès. D'autres sociétés, comme les
Romains, en auront moins, ce souci d'un rattachement si strict à la fois à
leur terre et à leurs ancêtres. Ne peut-on voir une tendance à une semblable
répartition aujourd'hui, par exemple entre l'Allemagne et le Japon d'un part,
les États-Unis de l'autre?
6.
C'est quoi, des usages? Des façons économiques d'habiter sa ‘terre’, en tenant
compte autant des ressources qu'elle offre à cultiver que des obstacles posés.
Chasse, pêche, agriculture, cuisine, médecine, façons de bâtir, etc., tous les
usages que l'on répète sont des façons de prendre de la Terre et contre la
Terre à la fois. De lier tout ce qui fait l'habitation écologique, en résistant
à la dissémination, à la 'loi de la jungle' qui menace cette même habitation.
Chaque description ethnographique d'une société donnée montre assez comment
ses usages sont essentiellement liés à la ‘terre’ habitée, au sens qu'on en
donne ici[7]. Chaque maison
envie sa voisine, on le sait: elle se reproduit donc et semblable aux autres
maisons (enviées) et marquée par des différences qui puissent la rendre
enviable à son tour. Il faut donc la protéger dans le geste même qui la livre
aux envies des autres. Et la même chose se passe au dedans de la maison pour
ses enfants qui grandissent: le jeu de leurs envies (par rapport à leurs parents,
aux autres frères et sœurs, aux voisins, etc.) est justement ce qui d'une part
assure la mêmeté (l'envie, c’est de l'imitation) et d'autre part pousse à
l'altération (puisque il faut que l'on soit aussi envié). Et comme ce que l'on
imite, ce que l'on apprend, ce sont des usages, des façons de faire, de
répéter, chacun de nous est les usages de notre tribu et leur altération
singulière qui est notre talent en tant qu'usager: ce qui fait notre
ressemblance et notre différence par rapport à ceux de chez nous. De notre
famille, village, région, nation[8].
La Terre donne le langage
La Terre donne le langage
7.
Parmi ces usages, le langage a un rôle de mimêsis par rapport aux
autres, car il peut les dire, les faire faire par ce dire, sans pourtant les
suppléer, les remplacer. Il faut aller même jusqu'à dire que le langage
n'est que la
mimêsis
des 'autres' usages d'une société, la condition même de leur mimêsis. Par exemple,
si je fais un potage de carottes, je reproduis les potages de carottes de la
tradition culinaire portugaise, mon potage est la mimêsis, la
répétition altérée de milliers d'autres potages de carottes. La recette,
écrite ou orale, de ce potage, d’une part guide la séquence des gestes qui le
font, d’autre part le reproduit (la recette comme mimêsis d'un autre
usage), permet sa transmission de génération en génération. Illustrons ici le
motif de la non séparation dont on s'occupera plus tard. On ne peut pas
séparer la pensée de la recette (ses concepts, sa syntaxe) des mots qui la
disent, comme l'on peut vérifier facilement en la 'pensant' en deux langues
différentes: d'une part, la pensée ne se confond pas
avec le discours, elle reste approximativement la même dans deux discours
totalement différents pour les mots utilisés; d'autre part, elle ne peut pas
être 'pensée' hors d'une langue. D'un autre côté encore, le discours-pensée
de la recette ne se sépare pas des gestes réels du cuisinier qui est
en train de la mettre en pratique, chaque séquence du récit ne pouvant pas ne
pas accompagner le geste respectif, même s'il n'y pense pas explicitement: il
ne peut faire aucun geste s'il ne ‘connaît’ pas la recette. Cependant il va
de soi qu'ils ne coïncident pas, les mots et les choses, la recette ne tue pas
la faim; mais puisqu'on peut enseigner la recette seulement par ses mots,
sans besoin d'exemplification, il faut bien que les gestes et les matériaux
aillent avec les mots les disant.
8.
Le langage n'est donc que la mimêsis des 'autres' usages, mais il l'est d'une
façon qui oblige à élargir le sens habituel d'usage, au-delà de l'utilitarisme.
Car le langage est aussi le pays des fantaisies, des peurs et des monstres, de
la possibilité de raconter les rêves, le pays de la poésie, du 'réel' et de
la 'fiction', de la vérité et du mensonge, et ainsi de suite, en bref de la
possibilité d'altérer les usages. Mais il est aussi un usage, il se
reproduit, essayons de préciser brièvement comment cette reproduction se joue
du même et de l'altération. Il y faut du retrait aussi: des cris ou d'autres
sons élémentaires produits par les gorges humaines, et qui ne vont pas, de
façon utile pour les savoir distinguer, au-delà de quelques dizaines
(voyelles, consonnes, diphtongues, comme on dit). Ces sons sont retirés du
procès de signification ou de désignation pour devenir des phonèmes qui, à
l'instar des lettres de l'alphabet, n'ont point de sens, ne sont image de rien,
n'ont pas de motivation mimétique, et peuvent donc en conséquence contribuer à
constituer des milliers de mots qui pourront avoir du sens, de la
signification, qui pourront désigner des gens, des objets, des gestes, etc.
Les mots ne pourront cependant pas désigner des usages, pas tous seuls en tout
cas. Car pour raconter, pour faire des récits plus ou moins longs (des mythes,
des recettes de cuisine), il faut des différents types de règles de liaison
entre les mots (syntaxiques, morphologiques, sémantiques, des intonations,
dispositifs narratifs divers, etc.) qui permettent que les mots, répétés
strictement d'eux-mêmes, gagnent des sens qui changent de façon économique
selon les contextes utilisés: c'est l'altération du même que l'on appelle
polysémie[9]. La voix d'un
chacun, c'est aussi une altération du même langagier. En effet, selon Saussure,
les sons ne font pas partie de la langue, puisque chaque voix prononce des sons
empiriquement différents de ceux prononcés par d'autres voix. Ce qui reste le
même, ce qui se répète en chaque manière singulière de prononcer, ce sont
les différences sonores, chaque voix en étant une altération. C’est-à-dire
qu'ici aussi, dans la question de la voix comme façon d'être engagé dans le
jeu de la langue de sa tribu, comme dans celle de la polysémie, strictement
réglée par le système de la langue, on trouve la mimêsis ou
reproduction comme enjeu de parlants différents, capables de s'entendre dans
la même
langue, mais n'étant pas obligés de dire toujours le même discours, car ils
changent selon les aléatoires des situations qui appellent à parler ou à
écouter[10]. Il faut même
pousser plus loin et dire que ce jeu du langage permet autant de dire que de
cacher des choses, la sincérité comme le mensonge, permet des parcours de
traverse comme le droit chemin de M. Tout le Monde.
Don: immotivation et au-delà
Don: immotivation et au-delà
9.
Les langues sont arbitraires; ou, pour éviter le sens de caprice que ce mot a
aussi, elles sont immotivées. Et c'est justement le 'saut' (§ 4) de leur mimêsis qui les rend
telles. Immotivées par rapport à quoi? À tout qui peut motiver ou inciter ou
servir à parler. À ce qu'on veut dire (personne, objet, geste, désir, affect,
usage, récit...), à la gorge-poumons qui disent et à leurs sons, au cerveau
qui garde la mémoire de la langue, aux ancêtres qui ont parlé avant, aux usages
sociaux, à la Terre aussi. À tout ceci la langue est liée intrinsèquement, car
elle n'est que la possibilité de doubler les usages humains par des discours
qui en parlent, qui font venir avec eux ce dont ils parlent, mais qui ne se confondent
jamais avec ce dont ils parlent. Sans doute, les langues sont susceptibles de
migration, puisqu'elles sont des usages sociaux et des populations peuvent
migrer, le font parfois, l'ont fait souvent, comme nos ancêtres indo-européens.
Peuvent aussi être apprises par d'autres, dans des phénomènes de bilinguisme aujourd'hui
très fréquents. Et même subsister, fort altérées, dans les sociétés où elles
se sont greffées et 'mourir' dans celles d'origine, comme il est arrivé au
latin. Sans doute: c'est parce qu'elles sont immotivées (on emprunt aussi des
usages). C'est le jeu même/altération et son immotivation par rapport à ce
qui le donne qui le permet. Et pourtant, elles sont don de la Terre et n'ont de
sens que dans son rapport intrinsèque à l'habitation humaine. Ce qu'il est
difficile, me semble-t-il, de comprendre dans cette question de l'immotivation[11] dans le
rapport entre société (usages, culture, technique) et terre ou nature, c'est
que, au lieu de penser ce rapport comme séparation entre les deux et autonomie
réciproque, comme la philosophie occidentale l'a fait, il faut comprendre ce
rapport immotivé (sans déterminisme, donc) comme indissoluble, indissociable.
Une société appartient de part en part à la Terre-physis qui l'a
donnée. Une société humaine n'est que l'une des façons que la Terre, là bas, a
trouvé de continuer son évolution, sa reproduction. La métaphore du 'saut',
que j'ai empruntée à Heidegger, dit l'écart, l'altération, mais risque de
cacher qu'il s'agit de l'altération du même (qui saute), qui ne peut subsister
qu'en se reproduisant en tant que même, comme j'ai essayé de le suggérer pour
les mammifères, les usages d'habitation et le langage. Le 'saut' pense la
rupture, pas le don, ce qu'il y a de continuité dans celui-ci, qui fait que
le donateur continue dans le donné, mais en retrait. Une société, c'est la
Terre, dans sa diversité fort étonnante. Cela est pensé expressément
par le motif derridien du supplément. Que la société
humaine supplée une nature-société primate (disons pour faire bref), implique
l'immotivation, car la nature-société primate se reproduisait sans aucun
besoin du supplément. Mais une fois suppléée, elle ne peut plus se reproduire
sans le supplément, celui-ci réorganise de fond en comble tout ce qui a été
suppléé: par exemple, la cuisine humaine (carnivore et utilisant le feu) a
suppléé la nourriture herbivore des primates. C'est pourquoi il faudrait
dire maintenant la nature-société humaine, comme il avait été dit pour les
primates, mais c'est ce que la tradition philosophique occidentale semble
rendre difficile à nos oreilles. Nous comprenons mieux le 'saut', sans doute.
Que ce saut soit le don du même-Terre, cela implique que celle-ci donne ce qui
la dépasse, ce qui se double et redouble (les retraits) dans des complexités
qui amènent la Terre au-delà de ce qu'elle pouvait jusque lors: ce qui pousse
est aussi tiré en avant par le poussé[12].
Babel, châtiment ou splendeur?
Babel, châtiment ou splendeur?
10.
Donc, une société, c'est de la Terre, dans sa diversité fort étonnante, une
nature-société. Sans cette diversité il serait inexplicable le grand scandale
du langage humain: n'ayant de sens que comme lien de reproduction et
communication des humains d'une communauté donnée, il est l'obstacle quasi
absolu à la communication entre des humains de communautés éloignées les unes
des autres. De même que la Terre donne à chaque espèce la reproduction
seulement entre des individus mâle et femelle de cette espèce, de même,
semble-t-il, donne-t-elle les langues en chaque société. Or, la Bible a exprimé
ce scandale, dans le mythe de Babel, comme un châtiment: il est
probable que ceux qui rêvent d'unifier la planète par le commerce et par toute
sorte d'échanges pensent de même. Car dans le vieux récit biblique, c'était
déjà la technique qui unissait les humains pour bâtir une tour très grande,
jusqu'au ciel, et c'était Dieu qui était visé comme leur 'adversaire'. Il y
a eu dans l'histoire occidentale deux réponses à Babel: l'une a été celle de
la Pentecôte, le message divin - du monothéisme à venir - devant faire l'unité
des humains par-dessus leurs langues; l'autre est celle d'aujourd'hui, où
c'est la technique qui se prête à faire l'unité des humains en dessous de
leurs langues.
11.
Mais pourquoi, de quel point de vue, Babel est-elle châtiment, scandale,
obstacle? Du point de vue mono-théiste, celui aussi de la raison uni-versaliste: le
grec 'mono' et le latin 'uni' disent ici l'unité de ce qui est élevé, Dieu,
Esprit, Raison, là d'où justement on peut avoir un point de vue sur la
Terre. Tandis que chez celle-ci, il y a des milliards de points de vue pour
regarder la diversité de son jeu, son divertissement, la jubilation ou la tragédie
de sa prolifération féconde à elle, la splendeur de Terre-Babel. À chaque
fois, en chaque société-terre, l'espoir constant de bénédictions, l'attention
vigilante sur les malédictions. C'est ce que l'on va essayer d'approcher dans
la très vieille maison d'Israël, telle que les traditions de sa Bible en témoignent
d'avant son écriture elle-même. En nous appuyant aussi, cela va de soi, sur la
connaissance d'autres 'maisons' plus proches de nous, sur l'anthropologie de
Lévi-Strauss, en nous laissant guider par des motifs heideggériens et derridiens:
que peut-on restituer de la maison d'un Israélite de l'époque de David et
Salomon, de ses usages et espoirs? Et ensuite, que peut-on savoir de cet ensemble
monarchique, du jeu réciproque entre ses rois et ses prophètes?
[1] C’est justement à cause de ce jeu qu’il faut des laboratoires pour
faire de la science.
[2] Je laisse de côté la question du non-vivant, pour ne pas trop compliquer.
[3] Évidence aveugle: les espèces sexuées, végétales et animales,
produisent une infinité de cellules mâles et femelles pour qu’un pair réussisse
ici et un autre là.
[4] En plus des motifs heideggériens, j'essaie de répéter ici de mon mieux
l' de Derrida, de façon accessible.
[5] Ce motif, souvent traduit par imitation, implique essentiellement le
même et l'altération. Avant la querelle du réalisme-ou-pas, une peinture ou une
poésie 'reproduisent' la réalité en l'inscrivant 'autrement' dans une toile, un
parchemin ou une scène de théâtre.
[6] Religion vient du latin relegere, relire scrupuleusement (Gaffiot), sans doute les rubriques des
rituels sacrés qu'il faut répéter avec scrupule (voir 3.10), ce qui suppose
donc que le mot est postérieur à l'écriture de ces rituels. Benveniste (Le
vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2,
Minuit, 1969, pp. 267-273) remarque que 'religion' ("scrupule à l'égard du
culte, se faisant un cas de conscience des rites") reste "dans toutes
les langues occidentales, le mot unique et constant" (p. 267) et donne
plusieurs arguments en faveur de la tradition de Cicéron (relegere), contre celle de Lactance et Tertullien (religare), une interprétation selon lui chrétienne et historiquement fausse
(dans la logique de ce texte, ce serait une interprétation qui présuppose la
séparation entre Dieu et (tous) les hommes accomplie, une reliaison entre Lui et eux s'établissant ensuite). Voir aussi Derrida,
"Foi et savoir: les deux sources de la 'religion' aux limites de la
simple raison", in Derrida et Vattimo, La religion, Seuil, 1996, pp. 47sv.
[7] J.-L. Vullierme, Le concept de système politique, P.U.F., 1989, essai de science des systèmes, critique les théories
européennes de la société depuis Hobbes, pour revenir à Aristote; toutefois,
il refuse, avec M. Mauss et contre M. Weber, que le territoire soit essentiel
à une société, avec l'argument notamment des sociétés "fondamentalement
dispersées" et des nomades (p.134), comme s'il n'était pas essentiel à
une société de recevoir sa nourriture d'un territoire, fût-il changeant: ce
sera ici l'un des enjeux de la notion de bénédiction; d'autre part, dans la
discussion du concept d'autonomie comme définissant la société, il ignore
tout le temps la parenté et leurs 'maisons', il parle toujours d'
"individus" (pp. 159-176).
[8] Ma voix, par exemple. Je parle la langue portugaise, avec l'accent de
mon pays et ses tournures régionales, voire celles de ma classe sociale, de mon
milieu professionnel: par là je suis identifiable dans mes appartenances sociales.
Mais d'autre part le timbre de ma voix est empiriquement différent de ceux de
chez moi, mes proches l'identifient au téléphone.
[9] Qui n'est pas à confondre avec l'homonymie, où les sens sont étrangers
entre eux, il s'agit donc de deux mots différents. Dans la polysémie, le sens
du même mot connaît une variation, mais sans que
l'on puisse l'isoler comme un autre sens. Ni non plus définir 'un' sens dans le
contexte d'un usage comme 'premier' par rapport à autres usages. Car ces sens
ne sont que des différences entre les mots en contextes autres, Saussure l'a
bien montré.
[10] Ce que mon cher maître Barthes, dans sa leçon hélas! célèbre, n’aura
pas compris: le ‘déterminisme’ occidental lui a fait un coup.
[11] Sans doute, l'immotivation n'est point la même pour les usages quotidiens
d'habitation et pour le langage comme mimêsis des
autres usages. Je peux manger des mets étrangers (et même les apprécier
beaucoup) en mangeant avec des gens dont je ne comprends pas la langue, que des
gestes. Ces usages sont ainsi plus susceptibles de mise-en-commun avec des
étrangers.
[12] C'est quelque chose que l'entropie à la Prigogine permet de penser. Deux exemples simples: l’œuf, la semence, ont un programme génétique d’adultes,
les sociétés proposent aussi des usages et cultures d’adultes à ses enfants.
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