1.
Le lecteur qui m'a suivit jusqu'ici de façon bénévole, j'espère, est en droit de s'étonner de cette
prétention de trouver un parallélisme
entre deux écritures aussi différentes, entre la composition
des Prophètes hébreux et celle des Philosophes grecs. En effet, la philosophie
est un texte gnoséologique, disons,
ayant rapport à des définitions et à
des arguments, à des essences et à des substances, à la pensée et à la
connaissance de la réalité, d'une façon tout à fait différente de ce qui est un
récit, aussi 'fondateur' soit-il pour les Juifs et pour la civilisation européenne. Il faut marquer cette
différence de façon plus
précise.
Narratif,
discursif et gnoséologique
2.
Je rappellerai brièvement une distinction de Benveniste assez connue, celle entre discours et histoire[1]. Il a d'abord
distingué deux systèmes
dans ce qu'on appelle les pronoms personnels,
celui de la personne (je/tu[2] et leurs pluriels)
et celui de la non-personne (il,
elle et leurs pluriels), le premier marquant
un rapport à l'instance d'énonciation du discours (destinateur et destinataire)
que le second exclut. Il a distingué, d'autre part, deux systèmes dans la
morphologie des temps des verbes, les deux comportant des temps antérieurs et
postérieurs: l'un axé autour du 'présent' comme temps de l'énonciation du discours et l'autre autour de l'aoriste (ou passé
simple), marquant un 'temps passé' qui exclut le 'présent' de l'énonciation.
Ensuite il a remarqué d'autres
paradigmes syntaxiques selon le
même clivage, des marques qui
n'ont de sens que par rapport à l'instance de l'énonciation discursive (à
l’instar de je, tu et le présent), d'autres qui excluent essentiellement ce rapport (à l’instar
de l’aoriste): a) pour le temps, les adverbes 'maintenant' (= 'au moment où je
parle'), 'aujourd'hui' (= ‘le jour où je parle'), 'hier', 'demain', d'une part,
'à ce moment-là', 'ce jour-là', 'la veille', 'le lendemain', d'autre part; b) pour la topographie:
'ici' (= à 'lieu où je parle'), 'là' (= 'lieu où tu es'), d'une part, 'en tel
lieu', d'autre part; c) des marques d'ostension du type 'ce' (= ‘l'objet désigné par ostension simultanée à l’instance de discours contenant ce’)[3]. À partir de
ces distinctions, il parle donc de "deux plans d'énonciation différents" (idem, p. 238), le 'discours', disons le discursif, structuré par les systèmes
qui ont rapport essentiel à
l'instance discursive (orale ou écrite), et 'l'histoire', disons le narratif, structuré par ceux qui
excluent ce rapport. Dans ce dernier cas, "à vrai dire, il n'y a même plus
alors de narrateur; [...]
personne ne parle ici, les événements
semblent se raconter
eux-mêmes" (idem, p. 241). Un récit peut donc être raconté par quelqu'un d'autre sans changer ses formes
syntaxiques, puisqu'il ne marque pas de lui-même le rapport à l'énonciation.
3.
Dans l'un de ces textes, Benveniste dit au passage, sans s'avertir qu'il vise
aussi ses textes à lui, que l' "on peut imaginer un texte linguistique de
grande étendue - un traité scientifique par exemple - où je et tu
n'apparaîtraient pas une seule fois" (idem, p. 252). Ce n'est donc pas un
discursif; serait-ce un narratif? Sûrement
pas non plus. Il doit donc avoir un troisième type de texte, au-delà des deux
proposés, et en fait Benveniste en dessine les traits dans d'autres textes,
mais, son propos théorique étant autre, sans qu'il semble se rendre compte
d'être en train de compléter la typologie du paragraphe antérieur. C'est notamment aux textes sur "La phrase
nominale" et sur "Être et avoir dans leurs fonctions
linguistiques" dans le même recueil qu'il faut avoir recours pour
reconnaître ce que je propose d'appeler le gnoséologique, comme troisième type
textuel (ou plutôt linguistico-textuel,
car la manière de caractériser ces systèmes échappe à la différence langue / parole ou phrase / texte, qui, chez lui
comme chez Saussure, sépare linguistique et sémiologie). Pour faire vite, je dirai que ce
troisième type exclut, non seulement les marques qui ont rapport essentiel à
l'instance d'énonciation, à
l'instar du narratif, mais aussi le système des temps verbaux typique autant du narratif que du discursif,
car, à l'instar de la phrase nominale, il exclut la fonction verbale elle-même,
telle que Benveniste la caractérise comme organisant
la structure de l'énoncé et prédicant la "réalité" (d'un ordre différent de celui du
langage lui-même, idem, p.154)[4]. En effet, en
m'appuyant sur les affirmations de Benveniste (contre une ou deux autres) dans ces textes,
on peut prétendre que, dans
les langues indo-européennes (notamment anciennes) auxquelles il restreint son analyse comparative de la phrase nominale (idem, p.158), la copule n'a que deux formes,
le singulier et le pluriel (est/sont) - mais le nombre relève du
nom, pas du verbe - et exclut donc les modes, les temps, la personne et la non-personne, l'aspect (parfait /
imparfait) et la voix,
c’est-à-dire toute la morphologie du verbe
indo-européen. C'est dire que la copule n'est pas un verbe: "complètement
différente [du verbe 'être'] est la situation de la 'copule', dans un énoncé
posant l'identité entre deux termes nominaux;
ici l'expression la plus générale ne comporte aucun verbe; c'est la 'phrase
nominale'..." (idem, p. 188)[5]. On peut donc
prendre Benveniste au mot et enchaîner pour
le texte à copules - le texte gnoséologique, tel celui de la philosophie dont
on s'occupe ici - ce qu'il avance pour le second type d'"emploi de la phrase
nominale: [...] elle sert toujours à des assertions de caractère général, voire sentencieux. [...] vise à
convaincre en énonçant une 'vérité générale'; [...] elle ne communique
pas une donnée de fait, mais pose un rapport
intemporel et permanent qui
agit comme un argument d'autorité; [...]
n'est [jamais] employée à décrire un fait dans sa particularité" (idem, pp.162-163); "[...]
elle pose un absolu [...]; étant apte à des assertions absolues, la phrase nominale a valeur d'argument, de preuve, de référence; on
l'introduit dans le discours pour
agir et convaincre, non pour informer; c'est, hors du temps, des personnes et de la circonstance, une vérité[6] proférée
comme telle" (idem, p. 165). Et enfin:
"dès qu'on y introduit une forme verbale [ce que la copule n'est pas], la
phrase nominale perd sa valeur propre, qui réside dans la non-variabilité du rapport entre l'énoncé linguistique et l'ordre des choses"
(idem, pp.166-167)[7].
4.
Autant on peut facilement reconnaître la dominance de ces trois types dans les
grands corpus de l'Occident - des récits / des lettres et des confessions, des
poèmes et des discours / du savoir - autant il faut convenir que chacun peut
intervenir peu ou prou dans les autres: les discours des personnages dans un récit[1], des marques
de l'énonciateur dans un traité, un récit y donné en exemple, etc., voire même
des hybrides comme un dialogue
gnoséologique ou un récit autobiographique, ou encore le passage d'un récit en
'je' au gnoséologique,
comme, dans le 4ème chapitre du
Discours de la méthode, du 'je
pense donc je suis' (récit autobiographique) à la confirmation de la “règle générale” (pour nous
tous) selon laquelle "les choses que nous concevons [valant pour 'tous
conçoivent'] fort clairement et fort
distinctement sont toutes
vraies", lequel passage a dû traverser la démonstration de l'existence de Dieu.
5.
Mais pour venir à l'invention grecque du gnoséologique philosophique, il faut
essayer d'éviter que ces trois types soient opposés entre eux. Quelle est la racine du
gnoséologique dans le jeu du langage, telle qu'il se joue dans n'importe quelle
langue et culture? On peut
dire que c'est la question sémantique de la compréhension des mots utilisés:
qu'est-ce que veut dire X, ce mot que tu as dit et que je ne comprends pas, ou
mal? Réponse: X est ceci et cela, S est P, phrase type du gnoséologique, celle
notamment de la définition
(autant du mot que de ce qu'il dit). Ce sont le discursif et le narratif qui demandent, ici ou là, l'intervention d'une formule
gnoséologique, laquelle généralise, comme on dit, mais
sans perdre le rapport au
texte qui a suscité la demande. Il semble ainsi que l'on 'commence' par des discursifs et des narratifs et que le gnoséologique n'en est qu'un supplément (à la façon de la consultation d'un dictionnaire: il faut déjà connaître les mots qui disent
la définition du mot cherché pour comprendre celle-ci). Mais l'on peut prétendre
aussi que pour comprendre, et
donc dire, la phrase la plus simple qui soit, il a fallu écouter des discursifs
et/ou des narratifs et les comprendre dans leurs mots, gnoséologiquement donc: implicitement, si l'on veut,
il accompagne donc les deux
autres depuis toujours. Ou inversement, car si
le narratif dit le 'singulier', l'événement, le particulier,
le seul fait que chaque singulier
soit dit avec les mêmes mots (de la langue) que l'on utilise pour dire d'autres
singuliers, déjà le généralise un tant
soit peu, ce qui justement permet au gnoséologique de pousser dans cette direction du
général. Et comme, d'autre part, le gnoséologique use des mots de la langue - même s'il les
technicise (comme Aristote
en a fait abondamment) - , des mots des narratifs et des discursifs, il ne peut
perdre jamais le lien structurel à ces types de textes, il y aura donc toujours
du singulier et de l'événementiel dans la généralité gnoséologique.
L'invention des Grecs a été alors, non point celle du gnoséologique en tant que
tel, mais de textes plus ou moins longs composés à base de la copule et d'autres formes 'copulisées' d'autres verbes
(singulier et pluriel de la 3ème personne de l'indicatif présent). En 'commençant'
par Socrate, inventeur de la
définition (Aristote dixit).
Le corpus
philosophique
6.
Non, Aristote ne dit pas que c'est Socrate qui a commencé, il vient justement de parler des
philosophes d'avant Socrate et même
d'avant Athènes, hors d'Athènes. Ce qu'il dit c'est qu'il a été le premier, non
point pour l'ensemble de la physis mais pour les choses éthiques, à chercher le général et à
asseoir la pensée sur des définitions[2]. De la
physis, d'autres s'étaient donc déjà occupé, on en a des fragments; de Socrate,
on n'en a que ce que Platon, Xenophon et Aristophane rapportent de lui. Les
Dialogues du premier établissent le projet
du savoir, de l'épistémé, comme problématique autonome dite philosophie, l'écriture sous forme
dialogique étant peut-être l’indice d'une époque où s'instaure la circulation
des textes écrits[3], au sens où
le dialogue représente - en forme théâtrale[4], disons - une
scène orale. Les textes d'Aristote seraient donc les premiers textes carrément
gnoséologiques, au sens de notre proposition, et c'est plutôt piquant qu'il s'y agit de textes non destinés à
la publication (ses textes
publiés, des dialogues aussi, se sont perdus),
mais des notes de cours au Lycée,
rencontrées et éditées au Ier siècle av. J.C. par Andronicus de
Rhodes. Édition qui d'ailleurs est probablement responsable d'un ordre et d'une
classification tendant à rendre
homogène, sinon systématique, ce qu'on reconnaît volontiers aujourd'hui comme assez disparate en
tant que chronologie de rédaction. Il y a de quoi faire
rêver, ces destinations inversées et
déviées des 'intentions' de son auteur, comme on dit. Rien ne nous était
destiné - il va de soi à tant de siècles de distance - et le hasard des transmissions des
textes, des intérêts que lui ont prêté ses lecteurs, des silences de beaucoup d'autres lui
préférant Platon et les neo-platoniciens, des détours par
la culture arabe, et ainsi de suite, sans parler de l’immense travail anonyme
des copistes, nous a fait parvenir, à nous Europe, si l'on peut dire - la destinée de
l'Europe (Heidegger) relève de beaucoup de hasard -, ce qui n'a été écrit que
pour l'éphémérité des cours du Lycée à Athènes.
7.
Le gnoséologique philosophique reprend et réélabore la tradition dont il sort -
le logos dans le jeu de l'argumentation orale dans les tribunaux et dans les
assemblées politiques à l'agora - dans un geste de composition de textes de
raisons et de causes, que l'on voudrait ici mettre en confrontation avec celui
de la composition du récit
biblique. J'ai commencé ce chapitre en donnant au lecteur le bon droit de
s'étonner de cette prétention et le recours que j'ai fait à Benveniste était
destiné à renforcer son soupçon. Le récit qui raconte des 'événements' singuliers,
historiques, est toute autre chose que le gnoséologique définissant et argumentant sur des essences, des intemporalités. Le
parallélisme que je cherche, on pourrait le trouver dans ce que j'appellerais
la geste, c’est-à-dire, dans le rapport du geste
de composition à la société qui l'a produite comme écriture, et aussi à ses
effets futurs dans la civilisation européenne; de la même façon dont j'ai fait
l'esquisse de la société hébraïque aux chap. 3 et 4,
il faudra dessiner une certaine configuration de la polis démocratique à Athènes[5], pour pouvoir
enquêter de la geste philosophique. Dans
cette différence, qui n'est pas une opposition, se trouvera le 'quasi' de ma proposition de la geste de l'écriture prophétique comme quasi-philosophique: éloigné
(le geste) et proche (la geste).
La polis au
miroir de la res publica
8.
Athènes et Rome: un simple regard sur leurs destins respectifs permet de
percevoir une différence significative. Les Grecs ne se répandent pas par
occupation d'autres pays ou peuples, auxquels ils font la guerre, avec qui ils font du
commerce: ils fondent des colonies avec
des colons grecs, copiant plus ou moins les métropoles; leur langue restera vivante
jusqu'aujourd'hui dans leur territoire. Les
Romains se répandent autant qu'ils peuvent,
occupent les autres pays les soumettant militaire et administrativement à leur 'pax'; leur langue
s'éteindra mais en donnant lieu à
une famille de nouvelles langues dans les pays plus durablement
occupés. Il semblerait que
deux principes anthropologiques antagoniques s'y jouent, malgré les difficultés et les
obstacles retrouvés dans
leur effectuation: l'un de rétention, l'autre d'expansion. Le premier, le grec,
marquera des limites, des frontières; le second, le romain, va toujours au-delà
des frontières, les mène le plus loin possible.
9.
Il me semble que cette différence aurait à voir avec les règles respectives de la parenté, dont
l'organisation a des accents presque inversés, comme l'atteste clairement la lecture
des chapitres consacrés aux uns
et aux autres par l'Histoire de la famille[6]. Chez les
Grecs, l'endogamie, qui préserve autant que faire se peut les rapports sociaux
sur la base du sang, est obsessive, si l'on
peut dire. À Athènes, la cité la mieux connue, seuls les fils légitimes ont
droit d'héritage et de citoyenneté, trois rituels[7] marquant
l'entrée progressive des hommes dans la polis. La préoccupation avec la continuation
de la famille, du genos, à travers l'héritage de la maison, de l'oikos - des biens (ousia) et du nom
- amènera deux institutions
suppléant au manque de descendance mâle,
soit la fille épiklère (unique
héritière, le plus proche parent du père se marie avec elle et son premier
descendant mâle appartiendra
à la maison du grand-père sans fils), soit l'adoption d'un proche parent mâle
du père. L'endogamie parviendra y
compris à accepter le mariage entre frère et sœur du même père et mères différentes, l'inverse relevant de l'inceste interdit. La citoyenneté est aussi endogamique, excluant y
compris les Grecs d'autres cités, lesquels sont des étrangers, des métèques
(tandis qu'ils appellent barbares ceux qui - notamment à Athènes les nombreux
esclaves - sont des non-grecs, issus de ceux qui ne parlaient point la langue grecque).
10.
À Rome, en revanche, le principe régulateur est celui du patrimoine et du
pouvoir du paterfamilias, dont la volonté vaut presque autant que le sang dans
la légitimation: il peut adopter quelqu'un d'autre, voire un esclave, au
détriment des fils légitimes, ceux-ci
pouvant être refusés à la naissance, déshérités ou même tués par le père. Mais
un tel pouvoir, lié au patrimoine, est celui des riches classes
aristocratiques; la plèbe romaine, qui connaîtra la pauvreté, vivra facilement en
promiscuité et connaissant à peine sa généalogie. Seul le paterfamilias est citoyen romain par inhérence, ses fils mariés
(qu'il nourrit, même si vivant chez eux) ne sont citoyens que par leur père tant que celui-ci
sera vivant (c'est la raison par laquelle d'ailleurs on sera si souvent tenté
de le tuer, pour faire avancer les choses). Dans cette même logique, la citoyenneté
romaine pourra être
achetée par des étrangers riches, elle
sera étendue à toute l'Italie
au temps encore de la république,
octroyée à la Gaulle par Jules César, comme
d'autres pays intégrés dans l'empire la recevront aussi. Quel contraste avec
'l'orgueil' athénien que révèle le Panégyrique d'Isocrate: "si nous habitons
cette ville, ce n'est pas après en avoir expulsé d'autres gens, ni après l'avoir
occupée déserte, ni après nous
être réunis en mélangeant plusieurs peuples. Si belle et pure est notre
naissance que la terre même d'où nous avons poussé, nous l'avons occupée sans
nulle interruption, fils du sol que nous sommes, pouvant appeler notre ville
des mêmes noms que l'on donne aux plus proches parents: à nous, seuls de tous
les Grecs, il appartient de l'appeler à la fois nourrice, patrie et mère"
(cité par G. Scissa, p. 173). Ils seront fiers de leurs Dieux et de leur
culture, ignoreront avec dédain les Barbares, en contraste encore avec les
Romains qui, certes pour des raisons de prudence impériale, seront tolérants envers les Dieux et les rituels des autres peuples, emprunteront à
l'hellénisme tout ce qui leur semblera utile, seront cosmopolites comme par principe.
11.
La polis est donc politiquement autonome par rapport aux autres cités grecques:
la citoyenneté caractérisera la participation
aux assemblées politiques et la possibilité d'élection aux magistratures (par vote ou au sort, celui-ci
manifestant la volonté des Dieux), malgré que, dans les faits, des limites de
l'ordre de la fortune de la
maison aient souvent joué. Ce principe politique sera amené à ses plus claires
conséquences démocratiques à Athènes. La démocratie - avec instauration de
l'agora, la place des affaires, au beau milieu de la cité comme centre du débat
politique - commencée au milieu
du 6e siècle par Solon (il a interdit l'esclavage de citoyens athéniens et fait revenir ceux qui
avaient été vendus à l'étranger), a été radicalisée à la fin du même siècle par
Clisthènes, qui a réorganisé l'ordre politique en démarcation nette de l'ordre
tribal antérieur, où la parenté, le domaine des maisons - de l'économie au sens littéral du terme - gardait la
domination aristocratique.
L'isonomie, l'égalité de principe de tous les citoyens devant la loi et devant
le système de législation et de gouvernement, implique une délimitation, une forte contention des
différences économiques et
sociales et de leurs hiérarchies[8], sans
cependant les éliminer, ni
surtout les 'valeurs' aristocratiques qui prévaudront dans les deux siècles de
démocratie qu'Athènes a connu. Les magistratures seront occupées par rotation entre les nouvelles 'tribus'
- 10, et non plus 12 comme jadis, regroupant
chacune des citoyens et de la cité et de la campagne et de la côte, sur des
rapports de voisinage et non plus de généalogie[9] -, son
exercice sera effectivement contrôlé par le débat publique à l'agora. Sparte,
qui ignore cette forme démocratique, ne sera
cependant pas moins
égalitaire comme tendance, dans une structure sociale privilégiant les fonctions militaires,
ce qui semble signaler que, en-deçà du régime démocratique - qui n'a pas été la règle partout -
et au-delà des contraintes physiques
d'un paysage très montagneux rendant difficiles les communications entre les cités, le secret de la polis grecque
serait plutôt lié justement au principe endogamique invoqué. Dans ce
sens, on peut penser qu'il y a une certaine inadéquation dans la
dénomination traditionnelle
'cité-État': la polis serait plutôt le
refus d'un État couvrant toute la vieille civilisation grecque, à langue, religion et culture communes (l'hégémonie d'une
cité, Athènes, Sparte ou Tèbes, dans les ligues célèbres, ne sera jamais un
État grec), cité-contre-l'État, on dirait en glosant P. Clastres[10].
12.
L'organisation politique de la Rome républicaine[11] est bien
différente. Certes, il y eût aussi des magistrats élus et des assemblées de citoyens, mais leur fonctionnement
est tout autre. Sans entrer dans le détail des divers types de magistrature et
de leurs fonctions ni des assemblées: l'accès aux magistratures dépend de la richesse des candidats, qui
'payent' leur élection et financeront, qui
les fêtes publiques, permettant l'accès postérieur à d'autres magistratures plus avantageuses et enviées, qui des
armées privées permettant la conquête d'autres peuples à la
faveur des butins capturés et donc
l'acquisition d'une fortune rapide. Ces magistrats jouiront de l'imperium, du pouvoir suprême sur la vie civile
et militaire sans contrôle des assemblées (mais avec d'autres formes de contrôle, soit celui de la législation et de la
morale traditionnelles, soit
celui du Sénat[12], soit encore
de par la sujétion à des périodes annuelles
d'exercice des magistratures ou de par l'impossibilité dans certains cas de réélection avant dix années passées). Pour ce qui est des assemblées de citoyens: le magistrat qui les
convoque et dirige s'assied devant
tous les autres qui restent debout (à l'agora athénienne, tous sont assis), le vote en règle
n'est pas nominal (comme il l'est à Athènes), mais par groupes, dont le nombre change en faveur des plus
riches et au détriment des
plus pauvres. Comme, d'autre part, la population des citoyens a augmenté assez
vite (250.000 au début du 3e siècle av. J.C., 1 million à 70
av.J.C.)[13] sans que le
nombre des groupes ait changé[14], les
assemblées sont facilement 'manipulées' par le
président, qui en fait impose à son gré les magistrat 'élus'. Certes, il y eût des
mécanismes, assez efficaces jusqu'à la crise de la forme républicaine et à l'avènement de l'empire, qui
permettaient de contenir les
tentatives d'abus: soit le droit de veto de certaines magistratures sur des décisions des
autres, soit les pouvoirs des tribuns de la
plèbe, appelant à celle-ci en défense de ses droits. Ce qui m'importe ici,
c'est le principe organisateur de la république romaine, bien éloigné du principe
démocratique athénien, visant à contenir le pouvoir des maisons les
plus riches. Un autre exemple: les impôts à Athènes sont perçus directement par
le Trésor public; à Rome - qui sera d'ailleurs assez riche, à partir d'une
certaine époque, pour ne
plus imposer ses citoyens, et même pour nourrir sa plèbe -, les impôts sont perçus dans la province par des 'publicains',
par des entreprises privées
disons ('publicum', c'est le nom de l'impôt),
système qui d'ailleurs
permettra aux gouverneurs
de faire des fortunes rapides.
C’est-à-dire que l'économie (des 'maisons',
comme dans la Grèce ou en Israël et Juda) interviendra légalement dans la ville, ce que justement
Clisthènes a essayé d'éviter à Athènes (de même que Sparte autrement).
13.
On peut en tirer deux conclusions. D'une part, il n'y aura pas à Rome de vrai
équivalent du débat politique publique, du logos athénien. D'autre part, le
principe romain ou de l'expansion - l'imperium[15] et le jeu de
ses mécanismes - permettra, et précipitera même
avec l'extension progressive des conquêtes, le passage de la forme républicaine et de ses équilibres
du pouvoir à la forme impériale.
C'est-à-dire que ce seront les magistrats militaires richissimes qui imposeront, par guerre entre eux, des
formes de pouvoir venues souligner l'inadéquation toujours plus grande du droit
républicain à l'espace
de l'empire. À l'intérieur de celui-ci, ce sera toujours au pouvoir de la
richesse et des armes qui reviendra la parole
décisive. À l'inverse, les Grecs auront le soin de délimiter le rôle des
militaires dans la vie de la polis: autant Sparte que Hipoddamos rebâtissant Milet au 5e
siècle, empêcheront leur accès à la propriété économique,
leur fonction politique étant
nourrie par la cité (c'est aussi ce que Platon préconisera dans sa Politeia).
Définitions
et séparations déjà dans la polis
14.
Les Grecs donc délimitent, tracent des frontières[16], définissent dans l'horizon des montagnes (oros) entourant la cité,
la séparant des autres
cités, auxquelles souvent l’accès n’est aisé que par la mer. Donc ce fût
d'abord la polis, les frontières endogamiques de la citoyenneté, et ensuite la démocratie, des limites
imposées sur l'économie (de l'oikos, maison) par
une volonté politique (de polis) dans le débat contradictoire à l'agora, la katégoria.
15.
Définir et séparer par des frontières, c'est donc déjà le travail de la polis grecque, d'Athènes, avant
d'être celui de la philosophie[17], par exemple
par rapport à la mythologie et à la poésie narrative[18] des
tragiques. Le politique s'y sépare de l'économique, la polis de l'oikos, la cité de
la maison. Or la maison est, comme chez les Hébreux grosso modo, autant le nœud
du lignage parental que le lieu de l'habitation et du travail agricole et de
l'élevage, de la généalogie et de l’économie. On peut ainsi présumer[19] qu'il y eût
des ressemblances
entre la bénédiction hébraïque dont nous sommes partis et le fonctionnement de la maison grecque
comme ensemble réglé de pratiques et usages reçus des ancêtres
et bénis par leurs Dieux. On y reviendra, cet ensemble relève de ce que les
Grecs appellent la physis (la
'natura' latine), liée intrinsèquement à la
terre et à sa production (de humains, d'animaux, de végétaux). Dans le
débat politique de l'agora, où l'on fait les lois de la cité, le logos, le
discours des citoyens, a le beau rôle, où la justice (l'égalité de toutes les maisons devant
la loi, l'isonomie) et l'éthique (la
considération du bien ou du bonheur de la cité, de par la justice) sont à
atteindre de par l'action (praxis) des citoyens.
On trouve donc déjà dans l'organisation de
la polis elle-même quelques
définitions-séparations philosophiques postérieures.
16.
Il semblerait qu'il s'agirait là de motifs 'internes' à chaque polis. Mais si l'on a en vue le fait que
les citoyens, notamment les
aristocrates jadis dominants, sont aussi des guerriers, donc que les problèmes
de justice interne sont liés à ceux de politique
externe et de guerre, que l'endogamie est d'abord un rapport vis-à-vis des
étrangers, Grecs des autres cités et Barbares, qu'Athènes développera des
colonies et du commerce maritime à
l'extérieur, notamment pour l'importation du blé[20], on se rendra
compte que c'est une sorte de menace venue du dehors qui joue sur l'organisation interne de la
cité, qui doit pouvoir s’en défendre de son mieux. La civilisation grecque est essentiellement guerrière, comme celle des Hébreux ou des Romains, la philosophie est un
discours qui s'adresse d'abord à
des citoyens - soldats. Par exemple, le discours
du Timée de Platon sur les
origines du ciel, des Dieux et du monde, a comme destinataires (et son porteur, Timée lui-même)
"des hommes à la fois philosophes et politiques, qui payent de leur
personne à la guerre et dans les combats et discutent les affaires avec tout le monde"[21]. Les Philosophes
sont donc moins éloignés que l'on ne le pense des Prophètes, ces 'experts' en
politique internationale
et en justice sociale (mais d'habitude on ne pense pas non plus ainsi les
Prophètes). Athènes développe une flotte guerrière et une autre commerçante,
s'acquiert, par la force des armes ou par l'achat, des esclaves et des métaux
fort utiles, s'attire des commerçants étrangers, voit grandir un artisanat important: autant
de raisons de sa prospérité - c'est elle qui inventera des monnaies frappées pour le commerce individuel
dans l'agora, plus tard utilisées aussi dans le payement des impôts - que de menaces à son
intérieur. Les citoyens plus
riches, le sont de par leurs terres et leur
bétail, de par le nombre de leurs
esclaves, mais aussi de par les objets qu'ils font fabriquer et qu'ils achètent pour l’utilité de
leurs maisons, lesquels sont faits par des artisans, pour la plupart des métèques, des étrangers (voire des esclaves). Les lois sépareront très nettement les
rôles politiques des citoyens (guerre et participation aux magistratures religieuses et civiles et à la discussion des lois) de ceux de tous ces étrangers dont les Athéniens ont besoin. Il y aura ainsi une autre catégorie philosophique importante qui est déjà le fait de la
polis: la technê, l'art des artisans, se sépare nettement de la praxis, de l'action des citoyens. Celle-ci concerne ce que le citoyen, de par son logos, son discours, réalise à son avantage en
tant qu'homme et chef de maison, ce qui a des effets (ergon) et sur lui (§
35n.) en termes d'éthique,
d'art de vivre (la vertu fait du bien d’abord au vertueux lui-même) et sur la
polis, en tant que citoyen, ce qui
implique en somme des
débats, de l'apprentissage, des décisions. Par
contre, la technê relève de ce qui, étant appris des autres au début, ne se
perfectionnera plus avec l'exercice une fois acquis, ni n'aura d'effet sur
celui qui l'exerce; en outre, la technê dépend de
la commande du futur utilisateur[22], de son logos
- qui en est donc séparé -; enfin, last but not least, elle est le fait en général de non-citoyens. D'autre part, ces objets
fabriqués reviennent, pour l'usage, au domaine de la
maison - et la maison reste à l'abri de la polis, c'est ce qui ne sera pas
pensé, ce qui n'est pas objet de débat, ni
d’amélioration significative[23] -; c'est dire
que ces objets fabriqués
trouveront leur place dans un tissu d'usages quotidiens liés à la tradition
ancestrale et religieuse, sans
qu'ils fassent système entre
eux, comme ils ne le font pas dans l'organisation spécialisée de leur fabrication. La techné sera
certes pensée, mais non point comme un domaine d'objets
produits, vendus et utilisés, de même que le commerce ne sera jamais vu
non plus comme marché: autant dans le discours politique de Platon que dans
celui d'Aristote, malgré leurs différences,
il sera une menace venue du dehors, à contenir au maximum. Un exemple important: on résistera jusqu'à l'aube du
4e siècle à l'idée de vendre ou
d'acheter de la terre, celle-ci étant le bien par excellence du citoyen, auquel le métèque n'a pas d'accès.
La
philosophie n'a pas commencé à Athènes
17.
C'est l'ionien Anaxagore, venu s'installer à Athènes du temps de Périclès, qui
y a introduit, paraît-il, la philosophie. Celle-ci est née dans les colonies de
l'Asie Mineure et du Sud de l'Italie. Comme si, de même qu'elle n'est pas
pensable à partir de la maison et de la béné(malé)diction, elle ne le fût pas
non plus à partir de la Grèce en tant que pays (Terre) de la mythologie
religieuse: celle-ci s'étend aux tâches de la polis, les Dieux ayant octroyé autant les diverses technai, les divers arts de
la civilisation (à commencer par le
feu de Prométhée), que le souci de la justice et de la loi. Pourquoi donc la
différence mythos / logos n'a-t-elle pas pu percer qu'à partir de la différence métropoles / colonies? Je
crois que c'est le rapport intrinsèque de la religion à la terre comme lieu de
fécondité (que j'ai essayé de
présenter pour les maisons d'Israël) qui est ici aussi la clef. Car une colonie
de Grecs venant s'installer dans une nouvelle région, ne peut s'y organiser - et déjà en
termes de polis, c’est-à-dire d'une certaine distinction entre la cité et les maisons - qu'en tenant
comme 'programme' directeur,
disons, les mythes religieux.
Ceux-ci auront à s'enraciner dans le nouveau pays, à gagner rapport ancestral à la terre: comme si ce rapport était à
venir et non plus imposé toujours-déjà
du passé immémorial. C'est-à-dire qu'une sorte de faille s'y faufile entre la
bénédiction mythologique et la terre, le territoire. On peut voir un phénomène pareil dans
l'indépendance tout de suite
démocratique des États-Unis en rébellion contre la métropole anglaise d'où ils tiennent leurs
traditions: ces anciens colons
doivent décider d'une constitution sans
avoir chez eux d'aristocratie enracinée (c'est pourtant la définition même de
maison aristocrate) ni de famille royale, sans pouvoir donc copier la
métropole. Mutatis mutandis, la démarcation mythologie /parenté traditionnelle
des territoires de Milet ou d'Éphèse aurait fait de ces colonies des
"sortes de laboratoires politiques"
(Vernant,1988, p. 248).
18.
Déjà chez Hésiode, à la faveur de la disparition de la royauté en Grèce[24], il y a un
déplacement, encore 'mythique' certes (c'est toujours du récit), des Dieux des
mythes vers les 'puissances divines'
et 'physiques' qui sont le Ciel, la Terre, la Mer. Jean-Pierre Vernant - sans
son travail, cet essai de rapporter la philosophie grecque à la société qui l’a
produite serait impossible - a déployé magistralement le parallélisme
structural entre les conceptions de la Physique d'Anaximandre à Milet et de la
réforme politique de Clisthènes à Athènes ou de Hippodamos rebâtissant Milet (1988, pp. 202sv, 380sv). En
poursuivant l'effort
mathématique et astronomique des Babyloniens, les Milésiens ne se
représentent cependant plus
le soleil comme le centre
(comme le roi était le centre politique avant Hésiode), mais le ciel comme une
sphère dont la terre occupe le centre géométrique parmi les astres (elle n'en
est pas un!), sans qu'aucun d'eux (astres ou Dieux) puisse avoir un pouvoir
dominant (archê) sur la
terre, puisqu'aucun d'eux n'est plus au centre: la terre gagne ainsi une
autonomie, "immobile au centre de l'univers [...] en repos à cette place,
sans avoir besoin d'aucun support [...] parce qu'à égale distance de tous les points de la circonférence
céleste [...] sans
aucune raison d'aller en bas plutôt qu'en haut, ni d'un côté plutôt que de
l'autre" (Vernant, 1962, pp.120-121). De même, la polis est conçue par
Clisthènes comme un centre, au milieu du cosmos social, sans qu’aucun individu
ou groupe y ait une place de pouvoir (d'archê), l'égalité devant la loi
(isonomie) régissant donc
la circulation démocratique des citoyens dans les magistratures. En
outre, un nouveau calendrier civil - de 10 mois[25] de 36 ou 37
jours - est créé pour régler la vie
civile, tandis que l'ancien calendrier lunaire de 12 mois continuait de
régler la vie religieuse
(idem, pp. 96-99).
19.
Il ne faut cependant pas opposer sans plus mythos et logos philosophique, dans le mouvement même où
le passage s'opère entre des textes
narratifs (les récits mythiques) et les nouvelles formes textuelles gnoséologiques. Car
les grandes questions de celles-ci, l'origine, la constitution et l'ordre
du monde, ce sont aussi celles des mythes, comme restent les mêmes les grandes
oppositions sémantiques: entre ordre et chaos, ciel
et terre, éternité et temps cyclique, unité et lutte de contraires, et ainsi de
suite. "Les philosophes n'ont pas eu à inventer un système d'explication du monde, ils l'ont trouvé
tout fait" (Vernant, 1988, p. 378). Ce sont plutôt les problèmes qui
s'explicitent, tout en ébranlant les réponses ancestrales, ce sont les "puissances
éternellement actives, divines et naturelles à la fois" (qui dans ces
textes remplacent les Dieux) qui sont dorénavant "strictement délimitées
et abstraitement conçues" (idem, p. 380).
20.
La philosophie arrive donc à Athènes, là où l'attendent déjà le débat
politique, le développement commercial, avec sa rationalité calculatrice et sa monnaie,
l'alphabet appris de celui des Phéniciens (fait des seules consonnes, comme
celui de l'hébreu d'ailleurs, mais doté de voyelles par les Grecs), la poésie
tragique d'Eschyle. Arrivent aussi les Sophistes avec leurs écoles pour les jeunes, les futurs citoyens:
Socrate les attend. La démocratie en
pâtit, de toutes ces nouveautés ‘modernes’, les débats deviennent des jutes
oratoires où le plus fort en raisonnement ou en persuasion triomphe, la vérité et la vertu sombrent dans ce
que nous appelons relativisme.
C'est ce qu'il faut restaurer, ce à quoi
Socrate se donne en faisant des distinctions inouïes, en proposant des
définitions à valeur générale, au-dessus de la mêlée sophistique.
Tragédie et
éthique
21.
Il y a une prédominance de la problématique politique et éthique[26] dans ces
philosophies: rendre meilleurs et la cité et chaque citoyen, tel est leur but. Dans un
certains sens, on peut dire qu'elles prolongent l'effort de pensée des grands
tragiques. En effet, les concours annuels de tragédies à Athènes étaient une
institution civique pareille à celles des magistratures politiques et des tribunaux, les citoyens pauvres étant subsidiés
pour pouvoir y assister. En reprenant les mythes des héros des grandes cités
grecques, "la tragédie est le premier genre littéraire qui présente
l'homme en situation d'agir, qui le place au carrefour d'une décision engageant son destin", dit Vernant[27]. Elle
instaure ainsi le point de vue de l’éthique,
donne celle-ci à penser aux Athéniens: penser les rapports des humains et aux Dieux et à
leurs actes, l'éthique se
forgeant une certaine autonomie, marquée de plus
en plus d'Eschyle à
Sophocle et à Euripide, par rapport aux décrets et aux oracles divins, celle des
motivations des humains. Disons
qu'ils cherchent à délimiter
l'arbitraire[28] de la part
des Dieux, à placer des mauvais actes ou désirs, voire de l'excès obstiné chez
un Œdipe ou une Antigone, comme source des malédictions échouant sur les
maisons des héros. Dans les dix lignes que l'Odyssée lui dédie (XI, 266-276),
Œdipe meurt sur son trône à Thèbes, malgré la révélation de son parricide et de
son inceste, seule sa mère-épouse se tuant. Ceci semble montrer que Eschyle
et Sophocle reprennent cette histoire pour lui donner des conclusions adéquates
à la souillure: ces solutions ne
pouvaient être qu'éthiques, et donc tragiques. D'autre part, dans Œdipe-Roi de Sophocle,
l'arbitraire d'Apollon est bien marqué dans le fait que sans l'oracle - dont la
teneur a incité Laïos à
faire tuer son enfant (sauvé par les deux serviteurs) et puis incité Œdipe à fuir de chez ses
parents supposés -, sans l'oracle
donc et son astuce, sa dissimulation, entraînant celle de Laïos et d'Œdipe à la façon d’un
piège, il n'y aurait pas eu de tragédie. Tandis
que dans Les Sept contre Thèbes (746-751)
d'Eschyle, le motif qui a déclenché les
malheurs tombant sur trois générations de
la maison de Laïos a été la surdité de celui-ci au refus, répété trois fois,
d'Apollon de lui donner un fils, ce qui semble souligner ce qui est peut-être
le principal motif mythique partout: la fécondité (des femmes, des femelles, des champs) ou bénédiction est un don
des Dieux, elle échappe au contrôle des humains,
qui doivent l'accueillir. À
l’autre extrémité, chez Euripide, dans le
Prologue de Les Phéniciennes, Jocaste attribue
le tort de Laïos à l'ivresse et au plaisir, donc seulement au niveau des passions humaines des futures éthiques philosophiques. Mais ce jeu, entre les dons
multiples des Dieux (cette multiplicité
étant l'un des sens de ce que nous appelons
'polythéisme') et les
motivations des héros, reste ouvert aux interprétations et aux débats des spectateurs, il éveillera le questionnement de la pensée civique. Socrate
prolongera ce questionnement, tout
en poussant ses interlocuteurs à placer la raison - et le critère
du bien / mal séparés - comme leur seule motivation éthique. Et en déplaçant aussi le bien des maisons[29] vers les âmes:
la trilogie socratique (Apologie, Criton, Phédon) fait de sa condamnation à la
mort un bien, à l'envers donc de
toute tradition tragique, Nietzsche
l'a bien marqué. Peut-on se figurer Œdipe avec une âme immortelle?
La
cité-fiction de la Politeia
22.
On arrive ainsi à la philosophie. Il va de soi qu'il ne s'agira pas ici d'un exposé
d'ensemble de Platon et d'Aristote, les deux grands
de l'école socratique, que de l'évocation de quelques questions qui rendent plausible la comparaison promise avec l'écriture des Prophètes
hébreux. Une visite rapide
de la composition de la Politeia[30] de Platon
nous servira de porte d'entrée, qu’on ouvrira par une métaphore. Le
prêt-à-porter, qui nous est si familier, n’est devenu courant qu’après la
grande guerre de 1939-45, auparavant les mères de familles nombreuses devaient souvent agrandir les vieux 'pulls' de
leurs gosses, l'art de ce
tricot étant d'enjoliver la couture entre la vieille laine et la récente pour qu'on ne la remarque pas. Il en va
de même quand un auteur reprend
un texte fini pour y rajouter des nouveaux chapitres: l'art de Platon, qui, selon Denys
d'Halicarnasse, révisait souvent ses dialogues, est si consommé que, même
aujourd'hui, les commentateurs
ne remarquent pas toujours les
artifices de broderie qu'il a
utilisés. Le tricot littéraire
de Platon est lisible dans
l'épisode - raconté au début du livre V (449b-450c) et repris au début du VIII (541b-544b), avec un
résumé des trois chapitres rajoutés
- des deux auditeurs de Socrate se parlant
à l'oreille et l'obligeant ensuite à
reprendre la question de la communauté des
femmes. On peut ainsi distinguer dans la Politeia au moins trois rédactions: d'abord celle du Livre I, sur la
justice, qui faisait pendant aux premiers
dialogues dits socratiques
et aporétiques, sur les vertus (piété, courage, tempérance)[31]; puis les
Livres II, III, IV, VIII et IX, dont l'unité est claire: proposition d'un nouveau modèle pour la polis avec un projet d'éducation des citoyens, suivi de l'évaluation négative des quatre types
de constitution que les cités
ont connues historiquement;
enfin, les Livres V, VI et VII répondent à la
question de la possibilité
de cette ville idéale et de l'abolition des maisons de leurs gardiens en proposant les
philosophes comme chefs de
gouvernement et le projet de
leurs études, autour de ce qui
deviendra l'ontologie, la théorie des Formes idéales comme fondation du modèle proposé, dont le Livre X reprendra des conséquences[32].
23.
L'intérêt de ce plan est qu'il permet de saisir les trois grandes étapes de la
pensée de Platon. a) Dans la première, il est plus ou moins proche du Maître et
du non-savoir affiché par celui-ci, de sa
façon de 'critiquer', disons, les
traditions et les enseignements appris
d'autrui sous forme de répétition, de sa façon d'utiliser la définition
sans proposer d'issue à la question éthique débattue, car celle-ci doit venir de l'exercice
de pensée et du changement de vie de
chacun des auditeurs, de
l'exercice même de la vertu dont on débat. Il y a donc une sorte de 'scepticisme' par rapport à la tradition (attitude moderne par excellence, que Descartes, par exemple, reprendra dans son doute méthodique) qui
n'en est pas un (chez Descartes non
plus), puisque contre le 'relativisme' de ces contradicteurs. b) La seconde étape rompt avec
l'ambivalence de cette attitude, en se
proposant une tâche de pensée politique inédite: observer "la naissance d'une
cité" (369a-b) pour en repenser le
modèle, la constitution. Cette deuxième rédaction
de la Politeia semble convenir assez bien
à l'auto-portrait de Platon comme penseur
de la cité, de la politique, au début
de sa 7e lettre: elle raconte
sa rupture d'avec la manière
socratique - métaphorisée dans le changement
d'optique, de l'échelle des lettres (368d) -
dans le passage du questionnement de la vertu de chaque humain à celui de
la cité. D'où lui est-il venu, ce nouveau projet? Des divers efforts de réforme politique démocratique à Athènes deux siècles durant
et de la constatation de leur échec, échec que la condamnation
du juste Socrate rend définitif,
qui oblige donc de tout repenser, de
repartir à zéro. La thèse essentielle, plus que l’abolition de la propriété privée, consistait dans l’abolition des maisons elles-mêmes,
dans leur double dimension, celle de la parenté et celle de
l’activité économique[33]. c) La troisième rédaction
concerne ce qu’on appelle d’habitude le platonisme, c’est l’invention même de ce qui est
devenu pour nous la philosophie: du
premier livre au second, l’éthique s’élargissait à la politique, au troisième les deux s’élargissent à
l’ontologie. Il s’y agit,
sinon d’une première rupture de Platon avec l’école parménidienne, du moins de son détournement. D’une
façon très générale, on peut dire que les sages pré-philosophes parmi lesquels s’inscrivait l’éléate Parménide, étaient le pendant grec de la mouvance de la grande
innovation d’écriture et d’éthique qui s’est manifestée en Asie dans le Ier millénaire avant notre ère: Zarathoustra en Perse
(700-630), Lao-Tseu (640-517) et Confucius (551-479) en Chine, Bouddha en Inde
(543-479), ont engagé, en marge
des sociétés à maisons, des
expériences ‘spirituelles’ tournées vers d’autres envies que celles de l’honneur
à la guerre et de la richesse, d’autres désirs
que ceux de la table et du lit, vers une éthique autre que la morale des
maisons destinée à s’assurer la bénédiction
des Dieux. La “voie de la vérité” de Parménide, opposée à celle du mensonge, tranchait
d’elle-même entre le Bien et le Mal, faisait le départage - éthique, spirituel et intellectuel à la fois - entre cette expérience marginale de l’être et de
la pensée, d’une part, et celle de la multiplicité
mêlée de non-être (contingences des choses, corruptibilité des corps, dissimulation des humains), qui
est le lot des opinions
humaines, pas susceptibles de vraie pensée: de ce qui est
immutable dans ce qui change. Or, tout en maintenant cette dualité entre
l’intelligible et le sensible, Platon, fort sans doute du savoir géométrique hérité des pythagoriciens et devant former intellectuellement
ceux qu’il destine à gouverner la cité, inaugure, contre Socrate et
peut-être aussi contre Parménide, le programme
positif du savoir sur les
choses sensibles - surtout les humains et leurs
occupations - en leur posant des modèles immuables et éternels, les Eidê ou Formes
idéales, ‘effets’ chez lui du travail de la définition[34]. Vue d’un
autre côté, cette troisième étape de
la Politeia renoue toutefois
avec les deux antérieures et les
accorde: la théorie des
Formes idéales suppose toujours que seule l'âme d'un chacun peut venir, par réminiscence, à la sagesse[35], d'une part,
et d'autre part, en étant au cœur du platonisme, cette théorie se donne comme la
justification de la place prépondérante de la pensée philosophique
au gouvernement de la nouvelle
cité. L'unité de la politique, de l'éthique et du savoir, voilà le grand
dessein de Platon, dont
les dialogues contemporains de la troisième rédaction (Cratyle, Gorgias, Ménon, Banquet, Phédon, Phèdre) travaillent des motifs divers et la Politeia exhibe
le plan d'ensemble[36].
24.
Soit encore une brève allusion à la 4ème
étape, entamée par le Parménide et
assurée par le Théétète: c'est celle de l’évaluation - critique et défense - des Formes idéales, Socrate
y étant délogé de la place principale (reprise seulement dans le Philèbe) au bénéfice
du vieux Parménide, qui argumente avec un homonyme d'Aristote, comme si Platon indiquait par
là que cette dernière étape de
sa pensée était le fruit des discussions avec son jeune disciple[37]. Toujours est-il que les textes suivants, le
Sophiste, le Politique, Philèbe,
Timée, Critias et les Lois, se tourneront volontiers vers les
réalités terrestres en elles-mêmes,
si l'on peut dire, et non plus du seul point de vue de leurs rapports aux
Formes idéales, celles-ci étant relayées par quatre
genres de l’être: deux principes,
l'Illimité et le Limité, leur mélange[38] et la source
de celui-ci, le dieu ou l'Idée de Bien (Philèbe, 23d), qui avait déjà
d'ailleurs la primauté dans la Politeia (VII, 517b-c). C'est comme si cette
problématique faisait un pas de plus, qui reste sans doute platonicien, dans la rupture d'avec Socrate et Parménide dans la direction d'Aristote, de la philosophie de la physi à venir.
25.
L'intérêt de cette façon de comprendre la Politeia comme le texte-matrice de la
pensée de Platon, c'est qu'il devient possible d'en comprendre la très forte
systématicité malgré le 'puzzle' de ses nombreux dialogues. C'est la différence
entre Platon et Aristote qui se
marque aussi: où le premier assoit sa pensée
sur la réforme de la cité, de la polis, le second déplace ses assises vers la nature, la physis, à laquelle la cité, comme la maison (que
la Politeia abolissait), sont rattachées, comme des réalités 'naturelles'. On peut supposer que, sans
cette rupture de la Politeia, on n'aurait pas ce que nous nommons philosophie, que de la littérature, à l'instar des grandes cultures asiatiques. Cette extraordinaire fiction
d'une polis idéale fait ainsi pendant avec la scène-fiction de
l'alliance du Deutéronome, les deux faisant
étroitement le lien entre éthique et
politique, et voici que l'on trouve, de façon toute à fait inattendue de moi-même, car cinq ans après la
première rédaction de ce
chapitre, un premier parallèle entre ces deux gestes d'écriture, sur quoi,
à mon tour, je referme la couture de mon tricot. Dans ce qui suit, ‘Platon’ sera, comme la
tradition l’a toujours entendu, celui de la 3e étape.
Les deux
mondes
26.
La polis
est donc, en un certain sens, séparée de l'oikos, de la maison, on l'a
dit. Celle-ci ne change pas, à mesure du temps de vie d'un homme du moins, elle
reste le domaine par excellence du religieux par rapport à la cité[39], tandis que
la cité démocratique est toujours en proie aux discours litigieux
concernant la politique, les affaires, les tribunaux. Protagoras en tire les
conséquences: il faut que
l'humain devienne la mesure de toutes les choses[40] (l'humain,
c’est-à-dire le citoyen: c'est toujours le sens
plein d' 'homme', anthrôpos, chez les
Grecs classiques)[41]. Mais ces
'choses'-là, celles de la cité, sont essentiellement affaire de conflits d'intérêts, aucune mesure
ne pourra être généralisée au bien de toute la cité, on tombe dans le relativisme. Et c'est pourquoi Platon devra essayer de trouver le moyen de fonder les débats éthiques et
politiques de façon à pouvoir assurer une vérité valable pour tous, 'idéale' par
rapport à ces débats de la polis, pas susceptible d'être appropriée par
un chacun, comme à son avis
il arrive avec ces sophistes détestés. Il faut rapporter la cité - toujours
soumise au changement héraclitéen - à la stabilité du monde divin et éternel.
Le monde intelligible deviendra le paradigme du monde sensible changeant,
de toutes choses d'ici bas, toutes copiées,
secondes, imitées (mimêsis) d'un Eidos, d'une Forme idéale
éternelle. Son discours ‘vrai’ se détache ainsi nettement de ces discours ‘faux’ des sophistes, la réalité sensible
ne sera fondée, du point de vue de l'epistêmê, du savoir, que dans son rapport à l'éternel, à l'immuable intelligible.
27.
La réponse d'Aristote est autre. Tout en maintenant un rapport de mimêsis entre
le monde divin et des astres et le monde sublunaire, il remarque la séparation
(chôrismos)
nette entre les deux, tout en valorisant le concept de mimêsis: non plus
imitation tout court (des étants de chaque espèce d'ici bas par rapport à une Forme idéale), c'est l'ensemble du monde
d'en bas qui imite l'autre, selon une mimêsis conçue plutôt comme
reproduction des
mouvements, l'un parfait et mathématiquement régulier, l'autre
imparfait, pas susceptible de mathématique, cherchant à atteindre son telos, son but;
d'une part, s'il s'agit de la physis au sens fort -
l'ensemble des vivants et du feu, de l'air, de l'eau et de la terre, un
ensemble qui reste hors de l'atteinte régulatrice des humains -, cette imitation se fait
de façon régulière, selon les buts des cycles de la reproduction naturelle;
d'autre part, pour tout ce qui a trait soit à la politique, soit à l'éthique,
soit encore aux techniques ou arts divers,
ce sont les humains qui doivent par mimêsis combler ce qui, chez
eux, manque à la physis, ce qui implique qu'ils se donnent d'avance des buts à
atteindre. Il s’agit du
dernier pas dans l’éloignement de
Parménide après ceux de Platon: le monde sensible ou corruptible d'ici bas devient autonome en termes de savoir; il faudra chercher, dans chaque domaine, biologique ou politique, par exemple, les diverses causes agissantes, les conditions de leur excellence ou perfection, ce qui en somme les meut dans leur
devenir. Par là, à l'inverse de Platon, dont le discours garde une sorte de
homogénéité des problématiques
sous la prépondérance de celles
concernant la politique et
l'éthique, les divers 'traités'
d'Aristote, le grand penseur de la physis ou nature, gagnent
une autonomie relative, vrai et
faux ayant à se chercher des critères différents selon les domaines en question.
28.
Socrate et Platon se sont désintéressés
des recherches concernant la
physis des philosophes les précédant (Aristote en faisait grief à Socrate, §
6). L'âme immortelle de Platon, notamment, lui échappe. L'opposition entre
l'intelligible des Formes idéales éternelles
et le sensible traverse les humains, car l'âme, psychê, écartée
entre sa conformité et
parenté au monde éternel, d'une part, et son attirance, de par ses désirs, vers les choses
périssables, d'autre part,
sera définie par son opposition au corps, sôma. Cette opposition est
donc aussi essentiellement de l'ordre de l'éthique, car tout l'art de vivre des humains doit
tendre à la domination de leurs désirs ou passions corporelles, à la
purification de toute attache sensible. Socrate en est le paradigme dans le dialogue du
Phédon - censé se passer le jour même de la mort de Socrate, dont le récit clôt
le dialogue - consacré à la démonstration de l'immortalité de l'âme: une vie consacrée au savoir et
à la vertu et non point aux plaisirs de manger et boire, de l'amour et des
ornements du corps, c'est une vie qui s'est toujours préparée à la mort et qui n'a de sens
que dans "le ferme espoir qu'il ait
quelque chose après la mort" menant à la perfection cette connaissance que
l'on a toujours poursuivie (Phédon, 63b-67a).
29.
Mais ce paradigme prolonge celui des prédécesseurs des philosophes, les sophoi,
ces sages qui ont laissé "les biens que d'autres estimaient importants - l'argent, l'honneur,
et même le foyer et la famille", ces "grands excentriques [...] qui,
de propos délibéré,
s'isolent de la société des hommes pour se consacrer à leurs études"[42]. Et ces
sophoi, à leur tour, à l’instar des spirituels asiatiques (§ 23), prolongent
d'autres venus avant eux, devins,
poètes et sages à la fois, voyant l'invisible, connaissant
les origines des Dieux, du monde et des humains, prévoyant l'avenir, menant une vie ascétique dans le silence du désert ou des cavernes, végétariens et s'abstenant du sexe, accusant certains
aspects du shamanisme (Vernant, 1988, pp. 385-389). Voici que l'on retrouve des
origines lointaines pour les philosophes grecs qui rejoignent celles des prophètes
hébreux. On peut alors
oser une interprétation pour l'âme immortelle
de Platon: l'abandon
délibéré de la maison et de ses plaisirs (manger, boire, l'amour, le souci de
la beauté des habits, des chaussures et
d'autres ornements du corps, Phédon 64d), c’est-à-dire, des fruits eux-mêmes,
si prisés, de la bénédiction de la
maison, c'est le déplacement de
celle-ci pour la seule âme et sa vie de vertu et connaissance ("l'objet de nos désirs, c'est
la vérité", 66b, "délivrer l'âme [...] c'est à ce but que les vrais
philosophes, et eux seuls,
aspirent ardemment et constamment",
67d). Chez ces 'marginaux', la
bénédiction ne relève plus de
la maison ni de son économie[43], ni de la
polis ni de ses honneurs, comme c'était le cas des tragédies, mais du parcours singulier de leurs vies tournées vers la
connaissance et la vertu, leurs vies de philo-sophoi, de ‘amants
de la sagesse’: c'est la bénédiction de
leurs âmes[44]. Avec cette
conséquence, surprenante pour nous au regard de la
postérité chrétienne de ces
conceptions, que
"entrer dans la race des Dieux, cela n'est permis à qui n'a pas été philosophe et n'est
point entièrement pur, ce
droit n'appartient qu'à l'ami du savoir"
(82c): seuls les amants du savoir sont sûrs de passer véritablement avec les Dieux leur existence après la
mort, tous les autres étant
voués à l'errance, aux réincarnations purificatrices, la
meilleure position étant celle de ceux qui ont excellé dans la vertu mais sans
être des philosophes (Phédon, 80a-82d). Car seules les âmes de ceux-ci, de
par la réminiscence, ont été
suffisamment proches des
Formes idéales éternelles. Une
éthique théologique est donc au cœur de toute cette argumentation, une éthique intellectuelle, disons[45].
30.
Là encore Aristote prendra des distances par rapport à son Maître. Son hylémorphisme, ses
conceptions de l'âme comme 'forme' et du corps comme 'matière' des vivants, sa
multiplication des âmes (nutritive, sensitive, intellective), empêchent l'opposition
âme/corps d'être si marquée que chez
Platon; sa conception 'positive', pour ainsi dire, de la physis et de
l'autonomie relative (sans Formes idéales éternelles) du mouvement, l'amène à une 'physique' de l'âme /
corps bien plus fouillée. En refusant les Formes idéales, il refuse aussi l'immortalité de l'âme, seule l'une
de ses facultés, de façon bien mystérieuse pour nous, ne mourant pas, le nous, l'intellect, ayant part à
l'Intellect Agent (transcendant) (§ 23n). Et c'est là probablement qu'Aristote
se tient, lui aussi, dans la descendance des vieux sophoi: leur secret, ne serait-il pas le caractère divin de cette incroyable expérience que l'on nomme pensée?
(voir 3. 21). C’est-à-dire, ce qui nous arrive et nous ravit d'une telle force
et puissance, que l'on ne peut
prétendre à être soi-même sa source. Cette fabuleuse expérience, ne
pouvant venir des prédécesseurs, car les
dépassant tellement,
comment ne pas l'appeler divine? Les prophètes
appelaient cela parole de Yahvé. Les philosophes n'en ont pas été si éloignés que cela.
31.
Résumons. La grande différence, à l’instar des Bibles et de toutes les grandes
civilisations non-coperniciennes, est celle entre les deux Mondes: le Ciel et
la Terre, là les divins, ici les humains mortels,
selon le Quadriparti de Heidegger (7. 7-9). Dans la Terre, les maisons sont
soumises aux régularités cycliques de la physis, elles ne changent
donc pas comme la cité. Il y avait donc deux critères possibles, pour évaluer
philosophiquement ces changements, aux niveaux éthique, politique et du
savoir: soit les régularités du mouvement des astres, susceptibles
d’être comprises mathématiquement en astronomie, soit celles du mouvement
des vivants selon leurs reproductions et les rythmes du jour / nuit et des
saisons des années. Platon le géomètre a choisi le premier repère, Aristote le
naturaliste le second. Mais dans les deux cas, éthique et politique sont très
liées. La première a trait
au citoyen de la polis, à sa façon d'y agir et d'y participer à la vie sociale, aux magistratures, aux
débats de l'agora. Le secret du Bien
(Platon) ou du Bonheur (Aristote) de la cité réside dans l'excellence de la vertu de ses législateurs et gouvernants, devant aider à exceller aussi celle des citoyens. Être vertueux, c'est toujours savoir commander: chez soi à sa femme, à
ses enfants et à ses esclaves, dans la
cité à ceux qui lui sont subordonnés, dans sa
vie aux passions des corps et à
leurs excès toujours à craindre. C'est dire que les dialogues ou les traités
d'éthique s'adressent seulement à ceux qui gouvernent et qui combattent. La différence entre Platon et Aristote
revient à ce que le premier, liant toutes les choses au monde des Formes
idéales auquel seul le philosophe a accès, place celui-ci au poste de commande,
le philosophe-roi, tandis que le
second, autonomisant les savoirs et les compétences, limite le rôle de celui-qui-sait à
être le conseiller avisé de celui ou de ceux qui font les lois et qui gouvernent[46]. Mais, par
exemple, les deux préfèrent que la population
soit limitée dans la polis, posent l'autarcie comme idéal contre
l'intrusion du commerce, etc.
Physis et définition
32.
Nous arrivons à une question primordiale dans cet exposé, celle de la notion de physis dans la philosophie grecque. Il serait intéressant de
savoir comment Aristote, son théoricien, comme on sait, a été amené à remplacer
- au niveau de la matrice philosophique, si l’on
peut dire ainsi - la 'cité platonicienne' par la physis, dont dépendra la cité,
chez lui "naturelle". Dans le très beau texte de 1940, "Ce qui
est et comment se détermine la Phusis"
(Questions II), Heidegger prétend
que "la 'Physique' d'Aristote est, en retrait, et pour cette raison jamais
suffisamment traversé par la pensée, le livre de fond de la philosophie occidentale" (p.183). Il commence par une
traduction illisible du premier chapitre du second livre, illisible par rapport à nos habitudes de
traduction, car il s'agit indissociablement et d'Aristote et d'Heidegger, d'Aristote traduit en heideggérien. Le
texte est un commentaire, pas
à pas, de ce chapitre, en repensant chacun des concepts les plus connus de l'aristotélisme. Le fruit d'une plante relève de la
physis, il vient à la présence, avec un eidos (forme), un
visage qui apparaît dans ce
qui lui était disponible (hulê, le bois
littéralement[47]), dans un mouvement qui est sous le pouvoir (archê) de la physis,
lequel pouvoir, autant que le mouvement qui donne
le fruit, lui est inhérent, ne lui
vient pas de l'extérieur (comme
c'est le cas d'une table, dont l'eidos lui vient du travail du menuisier sur le bois). Or, ce pouvoir
se dissimule essentiellement, la disparition vers l'absence (sterêsis, dans les traductions
habituelles, privation de la
forme) de la fleur à l'avènement du fruit signalant cette occultation, ce retrait comme condition de la venue
du fruit et de son se-tenir-là. L'ousia[48], dit
Heidegger, relève de cette
mobilité, de la durée des étants naturels, les vivants, toujours sous le pouvoir caché de la physis [49]. Le temps de
la genèse - le venir du fruit et le s'en aller de la fleur - est essentiel aux étants vivants: à leur être et à
leur déploiement. Les deux pages finales de
cet essai reviennent à un aphorisme d'Héraclite (fragm.
123) pour y déceler une conception de l'être comme physis: "l'être aime
son propre retrait" (p. 275), il aime se retirer, se dissimuler dans le mouvement même qui affermit son
déploiement dans la venue à l'ouvert. Il s'ouvre en se clôturant, se dé-couvre
(a-lêtheia, 'vérité' en
grec) en se gardant couvert, caché (lêthês). Dans cette lecture,
la physis ou nature est l'Être au sens fort que le mot a toujours chez Heidegger. Or, dans un texte de
cinq ans plus tôt, il est dit de la physis: "[...] L'arbre et l'herbe,
l'aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu'ainsi leur figure
d'évidence, apparaissant comme ce qu'ils sont. Cette apparition
et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont
nommés très tôt Physis. Ce nom
éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l'homme fonde son séjour. Cela
nous le nommerons la Terre. De ce que ce mot dit ici, il faut aussi bien
écarter l'image d'une masse matérielle déposée
en couches que celle, purement astronomique, d'une
planète. [C’est-à-dire, il ne s’agit pas de la terre comme étant, comme objet de sciences].
La Terre, c'est le sein dans lequel l'épanouissement reprend, en tant que tel, tout ce qui
s'épanouit. En tout ce qui s'épanouit, la
Terre est présente en tant que ce qui héberge
[...]"[50]. L'Être de
Heidegger, c'est la Terre[51].
33.
Plus tard, cette Terre sera l'une des quatre sources du don multiple dans le Geviert (7.7-10).
Lieu donateur du séjour, de l'habitation des mortels, on s'en souvient. Et l'on
comprendra la raison de ce
rappel: c'est qu'il semble qu'il ne sera pas trop oser de dire que cette conception de la physis comme ce qui donne l'être et
l'habitation des humains serait
en rapport, chez les Grecs, avec l'économie de la béné(malé)diction des maisons (dont je postule une équivalence avec celle des Hébreux). En
rapport avec la maison grecque (l'oikos), séparée de
la polis par la démocratie, comme l'on
a dit. La même raison qui nous a fait recourir alors à Heidegger, nous a ramené ici à lui: c'est que l'enjeu de la définition philosophique sur les séparations de la polis athénienne devient comparable à celui de l'écriture
prophétique. Car, même si souvent le terme physis est, chez Aristote,
plus large[52], son sens
premier, celui de la Physique, reste lié de préférence à ce qui se passe à la maison, où prédomine ce qui se meut de soi-même,
agriculture, élevage et naissance et
croissance des humains, ce qui
relève (plus directement, disons)
de la Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels[53].
34.
Or, que fait la définition? En délimitant l’étant pour en trouver l’essence,
elle l’arrache à son contexte de donation par la physis, ce que l’âme fait de
même à l’égard de chaque humain. Pour le réussir, elle doit délimiter et
réduire l'être à ce qui, comme fonds inhérent à l'étant, le tient, à ce qui
reste le même en deçà de ses changements temporels: l'ousia conçue comme substance et/ou essence, telle que nous tous l'avons apprise, même sans aller très loin dans les
études de philosophie,
telle qu'elle fait partie de nos langues et de
notre culture occidentale. La définition a séparé les choses, les vivants, les humains, de l'Être, de
la Physis, de la Terre qui les donne tout en dissimulant ce don. Ce serait elle qui a forcé
l'oubli de l'Être, de la Terre. Elle a fait oublier ce qui, de soi-même,
s’efface, reste en retrait. Il ne s'agit donc pas de 'critiquer', cela va de
soi, il n’aurait aucun sens d’être ‘contre’ la définition; j'ai plutôt le
sentiment d'être en train de faire mon éloge-de-la-Philosophie, comme j'ai fait celui de la Bible prophétique,
de ces textes qui ont contribué à faire éclater la clôture des sociétés à
béné(malé)diction (pour lesquelles nous ne saurions avoir aucune sorte de nostalgie: un
citadin peut aller vivre dans un vieux village, il ne saurait devenir villageois). Il s'agit ici de la
condition même de notre pensée, de nos savoirs, de notre civilisation,
qui n'aurait été possible sans cet arrachement
des humains à la Terre-physis que l'âme immortelle
- définissant l'essentiel de l'homme[54], 'séparable'
de son corps (9. 23-24) - a rendu reproductible dans le christianisme
ultérieur. Mais restons à
l'ousia.
Aristote lui oppose l'accidentel, le sumbebekon, à la lettre
ce-qui-arrive-avec. C’est-à-dire, ce qui est événement, ce qui peut arriver ou
ne pas arriver (ce qui est possible, dunaton), donc pas
'essentiel' ni nécessaire, ce qui, changeant,
temporel par définition, aléatoire, événementiel,
supposant une
multiplicité de 'dons' (de motifs, de sources), arrive à ce qui reste permanent, comme ousia (substance donc ou essence). C'est Aristote qui, le
reprenant de Platon, a frappé le terme de sa technicité philosophique: où est-il allé le prendre? Eh bien,
à la maison, car le sens habituel d'ousia en grec classique,
forme participiale du verbe eimi, être, c'est l'
"avoir, le bien, la fortune, la richesse",
dit un dictionnaire, "notamment une terre, une maison", précise un
autre. C'est-à-dire, ce qui dans une maison - les gens changeant à chaque
génération, dans leur succession généalogique - reste en permanence, comme patrimoine stable de l'habitation et du travail, ce qui est hérité, en somme[55]. Cependant, avant cette valeur de stabilité que nos termes latins ont traduit, en la figeant, l'ousia, terre et
bétail notamment, était dans
chaque maison ce qui en faisait l'activité
économique, ce qui la nourrissait, lui donnait les bénédictions.
En quelque sorte, l'ousia était pour le citoyen grec plus que le territoire habité, c'était la terre que ses ancêtres avaient reçu de la Terre comme leur habitation, comme condition de leur survie en tant
que maison, de la perpétuité du
lignage: la Terre donatrice de la maison.
Aristote n'a donc point forcé le mot, en le technicisant:
il est lié essentiellement à la vie comme mouvement de soi-même,
comme mouvement de la physis; il s'est donc déplacé lui aussi, à la suite de l'âme: en
quittant la maison, ousia est venue définir l'étant, le séparer de sa source.
Les causes
relient les séparés
35.
Les étants, tout ce qui est, les vivants, les choses, sont ainsi définis dans leur
être, séparés de ce qui les donne, les fait venir à la présence. Mais
on définit en vue de la connaissance de ce qui est défini,
et celle-ci demande la connaissance des étants qui lui ont donné origine, la
connaissance de ses causes. Le bois (hulê, cause matérielle),
la forme à lui donner (morphê, cause formelle), le menuisier avec ses
instruments et son art (kinoun, moteur,
cause motrice ou efficiente),
le but (telos) prévu (cause finale), ce sont, selon Aristote, les
causes d'une table comme œuvre d'art (technê). Les causes relient
donc les étants, la table liée au bois (causé d'autre part par l'arbre), au
corps du menuisier (causé, lui, par ses parents), à son art (causé par
l'apprentissage), et ainsi de suite. La table est faite par un autre, qui lui
est extérieur, le menuisier, qui imite la nature, la physis. Celle-ci
joue d'elle-même, de l'intérieur du vivant, plante, animal ou humain. Matière
et forme: corps et âme. Les parents, cause
motrice, donnent le mouvement qui tendra vers son but, selon son ousia, mais entre
ce qui est donné comme possibilité, en puissance (dynamis) et
l'atteinte du but (entelecheia), il y a beaucoup d'aléatoire, d'accidentel, qui rend
possible que les possibilités s'actualisent en-œuvre (en-ergeia) selon ce but[56]. Les étants
sont ainsi connaissables de par leurs causes, rapprochés les uns
des autres selon leurs ousiai, classifiées
en espèces, celles-ci en genres, et d'autre part l'accidentel, l'aléatoire, y
garde sa place. Car le mouvement des vivants
(pour se nourrir, chasser, fuir, etc.) est la matrice de tout ce savoir, qui se
construit dans un réseau lié, peut-on dire, dans les textes philosophiques[57], physiques,
scientifiques, politiques.
36.
Ce réseau des connaissances se surpose, si l'on peut dire, à celui de
l'expérience habituelle. Par exemple, celle du quotidien de la maison, de ses
travaux et de ses usages, là où le Grec religieux attend la bénédiction de ses Dieux. Dans
ce paysage quotidien, les
diverses choses et activités se côtoient, dans l'espace et le temps, comme nous
disons, de façon hétéroclite, par rapport au 'vrai' réseau des espèces et de leurs causes construit
par le savoir: animaux et
végétaux selon leurs espèces, meubles, vêtements et d'autres outils, arts divers de
culinaire, de médecine, et ainsi de suite. Tout peut-être n'a pas été défini et
classifié ainsi, mais tout peut l'être. On le fera pour la grammaire, dans la
trace d'Aristote (Poétique, chap. 20): dans un texte, les mots sont
mêlés entre eux, dans la grammaire ils se
classifient en noms, verbes, conjonctions, syllabes, éléments. Comme les raisonnements seront
classifiés selon les causes en divers types de syllogismes, les catégories de la pensée en langue grecque, les types de sociétés et de
cités, leurs constitutions politiques, les
actions éthiques et sa causalité propre, les arts
poétiques, les parties de
chacune, les procédés de la rhétorique. Ce fût l'œuvre, encyclopédique avant la
lettre, d'Aristote, telle qu'elle saura résister à toute mise en question jusqu’à Occam et au-delà. À
la fois physique, ontologique et
logique, cette syntaxis causale
- détermination qui tient
compte de l'aléatoire[58] -, cette mise
en ordre (taxis) des étants les uns avec (syn) les autres, reprise
théologiquement par Thomas d’Aquin, sera la matrice même
de la grande pensée européenne
classique, y compris dans son geste de s'appuyer sur Platon pour contester l'aristotélisme.
Le Dieu est
Cause non causée (moteur immobile)
37.
La très nette séparation entre le monde de l'intelligible, le monde divin et
céleste, et le monde sensible, soumis au mouvement, à la
corruption, sinon à un mal irréparable dans les poètes tragiques (Aubenque, p. 348), pose à la réflexion
philosophique le problème de
leur rapport, en vue de comprendre comment un monde en permanente génération et
corruption peut subsister. C'était
déjà, mutatis mutandis, la question des mythes racontant l'origine des Dieux et du monde de la
physis et des humains. Platon y répond de deux façons: d'une part, par la
théorie des Formes idéales (ce qui est toujours) dont les étants d'ici-bas (ce qui
devient tout le temps et n'est jamais) sont les copies; d'autre part, dans le Timée, par le récit
à moitié mythique d'une cosmogonie. Car "nous ne sommes que des hommes, en sorte qu'il nous suffit
d'accepter en ces matières
un conte vraisemblable (ton eikota mython),
et nous ne devons pas chercher plus loin" (29d, trad. Rivaud), ce caractère 'mythique' - à mi-chemin entre
le jeu des enfants et le
discours rigoureux, ici impossible - de la cosmogonie étant d'ailleurs
régulièrement rappelé dans la
suite[59]. Le récit commence par le Dieu bon et sans envie[60], qui a donc
voulu que tout soit le plus semblable possible à lui, qui en est la cause
(aition)[61], selon le
principe que "tout ce qui naît, naît nécessairement par l'action d'une cause"
(28a,c). Les Formes idéales intelligibles lui servent de modèle, il a amené
"du désordre à l'ordre" ce qui est "visible, dépourvu de tout repos, changeant sans mesure et
sans ordre" (30a), les
deux mondes préexistant déjà, l'un ordonné,
l'autre pas. Ce qui me semble à remarquer, c'est que ce travail divin du démiurge artisan, façonnant avec du Feu, de
l'Eau, de l'Air et de la Terre, un Vivant corporel sphérique, une Âme à son
centre, la durée et le soleil et la lune et cinq planètes errantes marquant le
temps, devrait se continuer par
les quatre espèces de vivants: celles des Dieux célestes, celles des espèces ailées, aquatiques
et marchant sur terre. Le Dieu s'arrête cependant à la première espèce: les Dieux célestes ou astres
non-errants, Dieux visibles et engendrés, relevant de l'astronomie (avec une
allusion ironique aux Dieux de la religion grecque et à ceux qui en ont parlé,
se croyant leurs descendants, 40d-e). Engendrés, donc ni immortels ni
incorruptibles, ils ne seront
point jamais dissous ni assujettis à la mort (41b) et ce sont eux qui sont
chargés de donner naissance aux trois autres espèces, après que le Dieu ait
façonné les âmes des humains, cette "partie qu'on nomme divine et qui
commande en ceux d'entre eux, qui voudront toujours suivre" ces Dieux
(41c). "Il abandonna aux
Dieux jeunes la tâche de façonner les corps
périssables, d'y ajouter ce
qui pourrait encore y manquer d'âme humaine
et de tout ce qui en suivait, et de même, d'en prendre la direction, de gouverner ce vivant mortel, avec
le plus de beauté et de bonté qu'ils le pourraient, et de telle sorte qu'il ne
devint pas lui-même la cause de ses propres malheurs. Et le Dieu qui avait réglé tout cela
demeura dans son état accoutumé. Pendant qu'il se reposait, ses enfants, s'étant pénétrés de ses
instructions, s'y conformèrent"
(42e, trad. Rivaud). Arrêtons nous ici
aussi: ce Dieu-cause donc s'est donné un temps de travail d'artisan (supposant déjà de l'intelligible et du
sensible désordonné préexistants)
et puis se repose, dans un
récit qui révèle quelques
parallèles avec le
chapitre 1 de Genèse: sur le chaos initial, le Dieu introduit de l’ordre, mais
en restant du côté du seul Bien, puisque s’il y a du Mal, il en est exempté par
son repos, en retrait de son œuvre, comme s’il lui fallait laisser son autonomie[62]. Sans
contradiction avec la Politeia qui dit des Formes
idéales de beau / laid, juste / injuste, bon / mauvais: "chacune d'elles,
prise en soi, est une; mais du fait qu'elles entrent en communauté avec des
actions, des corps, et entre elles,
elles apparaissent partout, et chacun semble multiple" (V, 475e-476a, trad. Baccou), ce
qui évoque le monde des maisons et de leurs usages, "ce qui est mêlé d'obscurité, ce qui
naît et périt" (VI, 508d), la multiplicité
relevant ainsi du domaine de la béné(malé)diction.
38.
Pas question, pour Aristote, de suivre cette pente. Et d'abord, pas de place
pour le mythe dans son discours, sauf dans ce qui a trait à la séparation des
deux mondes: "une tradition, venue de
l'Antiquité la plus reculée et transmise sous forme de mythe aux âges suivants,
nous apprend que les astres sont des Dieux et que le divin embrasse la nature
entière. Tout le reste de cette tradition a été ajouté plus tard, sous une
forme mythique, pour persuader la multitude et pour servir les lois et
l'intérêt communs [...]. Si l'on sépare du récit
son fondement initial, et qu'on le considère seul, à savoir la croyance que toutes les essences
premières sont des Dieux, alors on s'apercevra que c'est là une tradition
vraiment divine"[63]. P. Aubenque,
dans son œuvre devenue classique, Le problème de l'être chez
Aristote,
développe longuement de façon
très convaincante
l'existence de deux démarches dissemblables
dans ce que l'on appelle la
métaphysique aristotélicienne.
L'une, à laquelle il propose de réserver l'expression de philosophie première, est proprement
théologique: elle concerne le monde céleste, le kosmos, car il est
le seul qui soit ordonné et
régulier, où sont les astres-Dieux visibles dans son mouvement perpétuel circulaire et parfait (seul
susceptible de mathématique).
Il y a donc un "Artisan de cet ordre splendide"[64], un Dieu qui
cause ce mouvement parfait: il se montre dans le spectacle céleste, mais reste
incon-naissable pour nous, pour nos catégories
physiques, qui n'ont de sens que pour le monde sublunaire, lesquelles catégories doivent donc être niées pour parler de la
transcendance, comme le fera ensuite la tradition neo-platonicienne,
et puis celle des mystiques. Et encore: seul ce Dieu se connaît, seul il est théologien, mais il ne
connaît rien de ce qui est hors de lui[65]. L'autre
démarche concerne notre
monde à nous, corruptible et mouvant, livré au désordre, au hasard (donc pas un kosmos, dont le sens
primordial est justement celui de l'ordre), qu'Aubenque appelle ontologie (ou métaphysique), le terme
'être' n'ayant pas un sens commun aux deux mondes séparés. La difficulté qui en résultera pour le philosophe (celle de l'analogie),
ce sera celle de rattacher le monde
sublunaire au Dieu-Cause transcendant.
39.
Le mythe admis n'aura donc de rôle autre que celui de dire la séparation
radicale première. Les Formes idéales de Platon seront critiquées doublement: la Forme idéale d'homme ne
peut pas engendrer un homme, la Forme idéale n'engendre qu'une Forme idéale et
l'homme un autre homme, d'une part; une essence ne peut pas être séparée de ce
dont elle est l'essence, d'autre part. Et les deux arguments reviennent au même: le terme 'être' n'est pas
commun aux deux mondes. C'est donc toujours
dans ce monde sublunaire qu'il faut tenir l'argumentation: c'est pourquoi
Aristote bâtira une Physique, ce que Platon n'a pas su faire, tout en ayant ouvert le chemin de son disciple après le Parménide (voir mon essai de lecture Socrate et Platon ici-même). Car la difficulté
est de taille, et elle s'est déjà posée à tous ses prédécesseurs: comment comprendre qu'il y ait
permanence (passible de connaissance, de texte gnoséologique) dans ce qui
change sans cesse, dans ce qui est contingent? Les catégories métaphysiques principales du Stagirite (forme /
matière, forme / privation, essence
/ accident, puissance / acte,
etc.) sont proposées pour, sinon résoudre, du moins approcher cette difficulté: comment
comprendre le mouvement, le devenir, la naissance et la mort notamment? Par des causes, bien sûr, mais celles-ci doivent être conçues de façon bien plus
complexe que chez ses devanciers. Le
paradigme est celui de ce que nous appelons biologie, les animaux et les plantes qu'il a bien examiné et classifié,
paradigme par excellence de la physis elle-même.
L'astuce d'Aubenque est de montrer que toujours les pairs de ces catégories aristotéliciennes dissocient, différentient, distinguent par rapport à un indissociable, le mouvement lui-même
qui empêche l'être d'être un, le divise toujours-déjà d'avec soi-même[66]. Aucune catégorie n'est que par son autre. Traitées surtout dans les livres de la Physique, elles ne
sont pas moins ontologiques ou métaphysiques. Donc, ce que le discours des
définitions sépare, le
discours argumentatif des causes relie, met
en série: puisqu'il ne définit jamais qu'en vue de cette liaison causale, il retient en quelque sorte la séparation. Série
des mouvements qui s'engendrent
l'un après l'autre, sans arrêt: sans début du temps, car la matière, par exemple important, n'est qu'en recevant des formes et
s'en privant par le fait d'autres formes, et à ce mouvement d'essences appartient le temps, les formes accidentelles, mais où l'Accident comme tel est, lui, essentiel. Sans origine, ce temps-mouvement dans sa série, dans ses séries plutôt,
donc toujours engendré, dans ses alternatives
entre repos et mouvement, il ne peut pas ne pas avoir une cause (selon le même
principe du Timée), plus précisément un Moteur hors-série, si l'on peut
dire. Donc, pas mû, Immobile[67]: le Premier
Moteur (prôton kinoun). Aubenque
(pp. 355sv.) souligne les difficultés de
l'argument, en ceci qu'il suppose une 'continuité', de contact, de poussée, de motion,
de cause motrice ou efficiente, entre
le Premier Moteur et le Premier Mobile (le Ciel), ensuite de celui-ci avec les mobiles inférieurs: la
transcendance deviendrait immanence au monde sublunaire[68]. Pour essayer
de résoudre la difficulté, il y
aura une dernière position d'Aristote, selon laquelle le Premier Moteur, pour pouvoir rester
immobile, ne meut plus que comme 'objet d'amour' (erômenon), non plus en
'touchant' le sensible au sens 'physique' où il serait aussi
'touché', mais au sens de 'l'émouvoir', qui 'touche' sans être touché lui-même
(causalité finale, comme
dans la 'vision', qui touche en quelque sorte le visage vu sans que l'œil en soit touché): plus
qu'une solution définitive, Aubenque y voit une "solution résiduelle,
nécessairement obscure et imposée par la difficulté elle-même, à un problème
qu'Aristote s'était efforcé vainement de résoudre par d'autres voies" (p.
365)[69].
40.
La Physique ontologique ne démontrerait pas l'existence du Premier
Moteur, celle-ci serait donnée par le Ciel, dans la théologie. Quoi qu'il en soit, ces deux sciences,
différentes dans leurs démarches comme les deux mondes dont elles s'occupent,
n'auront pas moins, dans les textes, des rapports plus ou moins étroits entre
elles: démontré ou pas, le Dieu immobile et moteur reste le garant de l'unité
principielle et finale, si
l'on peut dire, de tout l'ensemble des étants selon les espèces et les genres,
en auto-mouvement, la Cause reliant ce que les séries des causes laissent de non-lié. C'est cette
appartenance intrinsèque des
étants et de leurs essences[70] au réseau des
causes et à la Cause suprême, cette appartenance de l'ontologie à la théologie, que
Heidegger a désigné par onto-théo-logie[71], autant en
Platon qu'en Aristote et dans toute la tradition à laquelle leurs textes ont donné naissance.
L'Être n'y sera plus la Physis, la Terre
qui donne les étants dans leur durée temporelle, mais l'être-de-l'étant (chaque
étant ayant 'son' être en-soi), 'opposé' dans l'aristotélisme au temporel accidentel: l’ousia, intemporelle
de par le gnoséologique, est comprise comme une présent qui perdure, un
‘maintenant permanent’. Bref, comme
dans la scène du désert dans le Deutéronome, on peut dire,
mutatis mutandis, qu’il s'y agit de la séparation des 'étants' (les humains et ce qu'ils sont et font, les animaux
et les plantes, les choses) d'avec la
physis ou Terre et
de la maison, de la béné(malé)diction. Que ceci soit déjà l'œuvre de la séparation cité / maison ne change rien à l'affaire: c'est ce que j'appelais la geste philosophique.
Récit et
gnoséologique, particulier et général
41.
Revenons à notre proposition au début de ce chapitre. Le texte du mouvement
singulier, particulier, relève de ce qui arrive à quelque chose, la faisant passer d'un
accident à un autre: c'est un récit. Récit d'événements, comme nous disons, de
l'accidentel donc. Le texte
gnoséologique, lui, regarde les essences et leurs catégories, vaut en général pour des genres et des
espèces, pour des
'points de vue selon le tout', selon la lettre du terme technique forgé par Aristote, katholou (traduit habituellement par 'universel', traduction que nous discuterons dans notre prochain chapitre). Donc le
gnoséologique devrait valoir
sans aucune attache aux récits singuliers, coupé
de ceux-ci. Notre § 5 avait l'intention de
montrer comment cette coupure
radicale n'est possible sans avoir comme conséquence l'illisibilité elle-même du gnoséologique. Chez Aristote, si j'ai bien compris Aubenque (par exemple, p. 430, n. 4), 'divisé' et
'composé' vont de pair pour l'étant en mouvement et pour le discours qui dit celui-ci: mais alors ce serait justement parce que récit (d'un mouvement
singulier) et gnoséologique
(théorie du mouvement) sont
indissociables dans le
moment de pensée d'écrire le gnoséologique[72]. Je serai ainsi tenté d'interpréter la thèse d'Aubenque - selon laquelle il n'y a pas de système achevé de réponses
chez Aristote, mais que du questionnement
inachevé par des raisons essentielles (la pluralité irréductible de l'être et du dire sur lui) - en
disant que son texte, le premier grand ensemble
de textes carrément gnoséologiques, reste toujours lié à des récits sans
fin, à travers desquels il est sans cesse en contact avec le ‘reél quotidien’
dont son gnoséologique cherche la connaissance par espèces et genres.
En bref, il garde toujours un certain caractère discursif: un legô, 'je dis' (et des
formules équivalentes, fréquentes chez lui) notamment pour introduire une définition,
serait le porteur du gnoséologique lui-même, si l'on peut dire. C'est le 'je
dis' de celui qui questionne, qui cherche, qui définit. Ce serait la lecture de son texte par d'autres, sa tradition - aggravée
par la traduction en d’autres langues -, qui l'aurait séparé de cette instance questionnante, qui aurait fait de lui le texte systématique de l'aristotélisme.
[1] La tragédie est
essentiellement un récit (un mythos, dit Aristote), mais son texte, ce que
le poète écrit, consiste dans des dialogues, d'ailleurs émaillés souvent de
récits.
[3] Si l'on accepte la proposition
de E.A. Havelock, The Literature Revolution in Greece and its
Cultural Consequences,
Princeton, 1982, que je cite d'après mon collègue J. Trindade dos Santos, Antes
de Sócrates,
Gradiva, 1992 (2ª ed.). Cet auteur prétend que ceci s'est fait dans la seconde
moitié du Ve siècle (c'est la période de
l'activité de Socrate), et que les 'fragments' que l'on a de textes antérieurs
seraient plutôt des textes 'complets': aphorismes et poèmes transmis
oralement. L’écriture aurait libéré les mémoires des tâches de la reproduction
littéraire stricte (littérature
orale, c’est de l’écriture-avant-la-lettre, des poèmes et des proverbes, par
exemple, que l’on répète tels quels à l’aide de mnemotechniques, des rimes, des
rythmes...) et ainsi permis le développement de la réflexion autonome
et du débat critique de l’héritage reçu de la tradition.
[4] Ce qui expliquerait que la Poétique (1.1447b11) d'Aristote inclue
les Dialogues
socratiques parmi les œuvres de mimêsis.
[5] Je dois supposer que la maison
du père grec n’était pas foncièrement différente dans son anthropologie
de celle du père hébraïque, car je n’ai aucune compétence concernant la
mythologie grecque.
[6] Giulia Scissa, "La
famille dans la cité grecque (Ve-IVe siècles
av. J.C.)", pp.
163-193, Yan Thomas, "À Rome, pères citoyens et cité des pères (IIe
siècle avant- IIe siècle après J.C.)", pp. 195-229, in A. Burguière, C.
Klapisch-Zuber, M. Segalen et F. Zonabend (eds.), Histoire
de la famille, I vol., Mondes lointains, mondes anciens, 1986, Armand Collin.
[7] Au 10e jour après la naissance, rituel de la légitimité parmi les parents
proches; le second, c'est l'inscription du nom dans la phratrie - lignage de plusieurs
familles proches - avec serment du père sur la légitimité de la naissance et
ratification par le vote de l'assemblée; à 18 ans enfin, inscription
dans le demos,
sur la base toujours de la légitimité de la naissance de père et mère athéniens
légitimes, depuis Périclès (milieu du Ve
siècle).
[8] Il s'agit donc d'un effort
pour contenir le pouvoir des grands riches sur la cité, pour éviter que ce trop
grand pouvoir ne brise pas la polis. C'était là aussi, tout autrement, ce
que les lois du don du Deutéronome visaient. À l'envers de ce que veut le discours
neo-libéral, la démocratie est la contention de la pesanteur de
l'économie sur les citoyens, en y mettant des barrières légales, et non point la belle
liberté du seul marché.
[9] Vernant, 1988, pp. 393-394.
[10] Deleuze-Guattari, Mille
plateaux,
Minuit, 1980, pp. 538-541, et Qu'est-ce que la philosophie?, Minuit, 1991, pp. 82-85,
opposent la solution-cité (immanence horizontale, autochtonie) à la solution-État (transcendance verticale, impériale).
[12] Assemblée des anciens
magistrats qui joue un rôle déterminant dans la carrière des magistratures,
mais aussi qui restreindra l'éventail des candidats aux maisons les plus
puissantes, les enfants desquelles se marieront entre eux.
[13] Je n'ai pas pu trouver des
chiffres concernant la population de l'Athènes classique, les citoyens devant
se compter par quelques dizaines de millier. La Boulê, conseil restreint de
l'assemblée (ekklêsia)
démocratique,
comptait 500 membres du temps de Périclès, le tribunal populaire 6000 citoyens
tirés au sort chaque année.
[14] Les urbains se sont 'prolétarisés':
ceux qui n'ont pas de richesse terrienne, ne comptent que de par leur
'prole', leur nombre d'enfants.
[15] Pour son incidence dans le
monothéisme européen, voir 9.15.
[16] En grec: ‘horos', ‘peras’,
d’où ‘horismos' (définition), ‘apeiros’ (illimité); en latin: 'finis', 'limes',
‘terminus’, d’où définir, délimiter, déterminer; ‘horizôn' (horizon), tandis
que le voisin ‘oros’ (montagne) n’en diffère que par l’absence de ‘h’ (esprit dur).
[17] Tandis que les Romains n'ont
rien de bien original, ni en rapport avec la philosophie, ni avec l'astronomie
ou la géométrie. Leur grande création a été le droit.
[18] Ce n'est pas, on s'en doute,
un exemple quelconque: la poésie est ce qui résiste à la définition par des
raisons essentielles à son écriture, où lettre et sens son indissociables comme
'but' du travail poétique lui-même, jouant sur la polysémie de
ses figures, comme les métaphores, etc. Tandis que la définition 'délimite' -
dans la polysémie du terme défini, dans la langue courante - un seul sens,
univoque (c'est ce qui est défini), comme condition de l'argumentation
philosophique.
[19] La lecture des mythologies
grecques pourrait le montrer, mon ignorance me limitant ici très
nettement. Mais elles seront aussi peut-être déjà des réélaborations, pont entre les
formes plus anciennes de la bénédiction et celles de la polis.
[20] Les Athéniens importaient,
n'exportaient pas (Austin et Vidal-Naquet, chap. 6): c'est encore l'endogamie
qui joue.
[21] 19e, trad. Chambry. Voir
Derrida, 1986.
[22] Aux antipodes, si l'on peut
dire, du 'consommateur' moderne.
[23] "Sur le plan de la
technique, la Grèce n'a rien inventé, rien innové. Tributaire de l'Orient, en ce
domaine, elle ne l'a jamais réellement dépassé" (Vernant, 1988, p. 384).
[24] Vernant, 1988, pp. 379-380.
Hésiode est de la Boétie, en Grèce, ce qui met un bémol au raisonnement du
paragraphe antérieur.
[25] Se rapportant aux 10 nouvelles
tribus (voir § 11). 10 est un chiffre 'rationnel', en rapport avec la
monnaie et la comptabilité commerciale, il rompt avec le 12 des astres
religieux, du zodiaque.
[26] C'est le mot grec pour les
usages (êthê)
de l'habitation humaine (comme, en latin, morale pour les mœurs, mores).
[27] "Tragédie",
Encycl. Universalis.
[28] À l’instar de la
béné(malé)diction, le don y est préalable à la distinction bien / mal. De même que
dans la mythologie, on y trouve des dissimulations autant de la part des Héros
que des Dieux.
[29] Que des trilogies tragiques
concernent: Laïos, Œdipe, Polynice et son frère, Antigone, c'est
toute une maison, celle de Laïos, qui a été atteinte par la malédiction.
[30] Traduite habituellement par République, ce qu’ici aurait
l’inconvénient de masquer qu’il s’agit d’un texte qui serait impossible à Rome.
[31] Déjà Dümmler, en 1891,
soutenait cette publication à part, sous le nom de Thrasymaque, le sophiste interrogé. La
transition
se fait en remplaçant celui-ci par deux frères de Platon
(remarquable astuce de mettre en scène sa propre maison, dans un texte qui veut
l’abolir: il ne s’exclut pas) qui forcent Socrate à changer le terrain même du
débat, à poser la justice, non plus comme vertu, mais élargie à la cité comme
telle (368e). L'origine rationnelle de la cité sera développée en
partant de la division du travail par spécialisation jusqu'aux divers classes:
les agriculteurs et les autres artisans, les gardiens et les philosophes, la
tempérance
convenant à tous et le courage et la sagesse aux deux dernières respectivement
(en parallèle avec les trois parties de l'âme: la concupiscible, l'irascible et la
rationnelle), la justice dans la cité consistant en ce que chaque classe ne
s'occupe que de sa fonction, la justice en tant que vertu en ce que chaque
partie de l'âme n'empiète sur les fonctions des deux autres,
condition donc de l'exercice des trois autres vertus.
[32] La nouveauté philosophique
proposée par ces trois livres, connus sous le nom de "grande
digression", n'intervient pas dans VIII et IX, et par contre soutient
l'argumentation, dans X, d'une reprise de la critique des poètes des livres II
et III. Le témoignage d'Aulu-Gelle, selon lequel Xenofon aurait réfuté ce
texte après en avoir lu les deux livres publiés d'abord, irait dans le sens de
cette coupure.
[33] Cette proposition incroyable d'en
finir avec la maison n'est pas sans rejoindre la conception
eschatologique de Jésus (voir 7. 35), à ceci près que, chez celui-ci, c'est une
'conséquence' de la fin de la reproduction due à la fin des temps, tandis que
chez Platon c'est pour améliorer la reproduction même. N'empêche
qu'il semble bien que l'on s'approche ces dernières décennies de quelque chose
qui semble faire écho à ces utopies. Abolie la maison, il s’en suivait
logiquement l’argument qui reconnaît la citoyenneté des femmes: elles ne
sont pas de nature différente des hommes et peuvent occuper les mêmes
charges qu'eux, la guerre et le gouvernement de la cité y compris, pourvu
qu'elles soient éduquées comme eux et avec eux (mixité). C’était déjà l’argument
féministe qu’il développait: repris depuis deux siècles par
Mary Wollstonecraft, Condorcet et Beauvoir parmi beaucoup d’autres, il s’est
vérifié
historiquement au
XXe siècle, lors de la disparition
des dernières séquelles des maisons d’antan. Beau, et plutôt rare, ‘triomphe’
d’un argument
philosophique
24 siècles plus tard!
[34] Il y a toutefois un
cheminement ontologique parallèle à la deuxième rédaction de Politeia, que l’on peut repérer dans Phédon et Phèdre, dont G. Colli (“Sulla
composizione degli scripti platonici”, in La Natura ama nascondersi, Adelphi, 1998, Milano, pp.
237-257) a exhibé les diverses rédactions. Pour le premier: 57a-69e et 114c-118
(le récit de la mort de Socrate, faisant trilogie avec l’Apologie et Criton), puis 69e-95e et 107b-114c,
et enfin la troisième rédaction, 95e-107b; pour le second,
227-257b d’abord, 257b-279c plus tard. Les dernières rédactions sont
contemporaines des libres V-VII de la Politeia, les autres montrent une ontologie
dionysiaque de l’eros
chez le jeune Platon, avant la systématisation.
[35] C'est l’une des questions de
fond de la tradition philosophique: quelle est la source de la spontanéité de
la pensée,
venant du dedans
de soi (en-deçà de la conscience) et étant plus forte que ce que l’on a appris?
Les réponses ont changé au long de l’histoire occidentale: chez Platon la
réminiscence, chez Aristote l'Intellect Agent, dans la théologie
chrétienne la grâce divine (pour ce qui relève de la révélation, de la foi et
des vertus), chez Descartes les Formes idéales innées, chez Kant les formes a
priori...
[36] On pourrait ainsi faire
l’hypothèse que la pensée de Parménide ne serait devenue ontologique (en
démarcation de l’éthique) qu’après coup, de par sa lecture par l’inventeur de
l’ontologie-avec-définition, Platon. Si l’on voudrait se figurer ces origines
de la philosophie selon le paradigme du monachisme occidental, mutatis mutandis, on dirait que Parménide
ferait pendant à la tradition purement contemplative de ceux dont les
usages sont bons, qui ont laissé derrière eux le ‘monde’ où les gens
doivent constamment décider en des situations où bien et mal sont mêlangés,
Platon à celle des moines qui, tel Bernard de Clairval,
veulent orienter ce monde à partir de son cloître et de son bien, Aristote enfin celui
qui, après un séjour initiatique au monastère, serait retourné pour comprendre
les choses du monde ‘in loco’, sans toutefois y toucher: la pair de mains la plus
fameuse de cette histoire greco-européenne est celle de Galilée.
[37] « C’est
une observation que j’ai faite l’autre jour en t’écoutant discuter ici même
avec notre ami Aristote » (Parménide, 135c).
[38] Il avait toujours été rejeté
auparavant que le mélange soit compatible avec les Formes idéales, nettement séparées entre elles; or, c'est le mélange
- du même et de l'autre - qui a congédié Parménide lui-même dans le célèbre
“parricide de Parménide” du Sophiste. Le “non-être” des réalités sensibles
n’y est plus opposé à l’être intelligible, devient relation entre
le “même” et l’ “autre”, c’est-à-dire possibilité de mélange de prédicats, rendant
ainsi viable la tâche de la connaissance.
[39] C’est cette permanence que la Politeia sait être en train d'oser
mettre en question. Aristote rétablira la maison comme ‘naturelle’, comme
d’ailleurs la cité: contre Platon, naturellement.
[40] Voir les contributions de M.
Narcy et B. Cassin dans le volume éditée par celle-ci, 1992. Le discours de
Protagoras, prétendent-ils, c'est celui qui correspond le plus justement à la
démocratie. N'empêche qu'il a été chassé d'Athènes, ses livres brûlés.
[41] Comme il arrive souvent dans
les langues, le terme qui désigne les humains, l'espèce humaine, est le
même qui désigne les gens de la tribu. Mais, à l’envers de l’Europe, où ‘homme’
dit le genre humain et le genre masculin, Grecs (‘anthrôpos’ / ‘anêr’) et Romains (‘homo’ / ‘vir’) distinguent les deux. La
séparation entre 'homme' et 'citoyen', contenant en germe la sécondarisation du
politique et de l'éthique par rapport au 'naturel', ne viendra qu'avec le
cosmopolitisme helléniste (9. 8, 12).
[43] Dans l'Apologie et dans Criton, c'est plutôt choquant pour
nous aujourd'hui de
savoir que Socrate ne semble faire aucun cas de ses trois enfants, un
adolescent
et deux mineurs (il avait 70 ans, il semble qu'il aurait dû plutôt avoir évité
leur naissance!). Il présente la façon dont il néglige sa maison et sa pauvreté
comme témoins de la vérité de sa conduite (Apologie, 31bc). Le contraste est net avec les fils
d'Œdipe selon Euripide: "pauvre, un noble est moins que rien"
(Polynice), "j'irais au firmament jusqu'au point où les astres se lèvent,
j'irais jusqu'au fond de la terre, si j'en étais capable, pour posséder la
déesse suprême, la royauté" (Étéocle) (Les Phéniciennes, 442, 504-506 respectivement).
[44] C'était déjà la conception de
l'atomiste Démocrite, contemporain de Socrate: "Le bonheur ne
consiste pas dans la possession des troupeaux et de l'or. C'est l'âme qui est
le siège de la béatitude" (fragm. 171), cité dans l'article
respectif de l'Encycl. Universalis. Ce pas des 'maisons' au Bien des 'âmes' serait le sens
premier du mot célèbre de Platon que Lévinas affectionne, epekeina tês ousias
(Politeia, 509b), "au-delà de la fortune"
(dictionnaire
grec-français de Magnien-Lacroix, voir le § 34): c'est ce pas - qui était déjà sans doute
celui de Parménide, du 'non-être' (des désirs concernant les biens des maisons)
vers l'Être (de la pensée 'spirituelle'), et aussi bien des spirituels asiatiques - qui a
retranché le Mal du Bien, la malédiction du cœur de la
bénédiction (§
23). Que ces pas éthiques, excessifs, au-delà des morales des usages
ancestraux, n'aient pas abouti au Monothéisme qu'en Occident, ce serait une
sorte de confirmation à rebours du récit ébauché ici (voir texte
sur le Japon, société non monothéiste). Je ne connaissais pas Lévinas, c’est pourquoi il
n’est jamais nommé ici. Le pas-en-arrière du Deutéronome, vers le désert
pré-monarchique, place l’éthique du Décalogue avant ‘l’ontologie’ de la
béné(malé)diction de la Terre et des usages ancestraux: voici un argument pour
son éthique comme “prima philosophia”, non point à travers la citation de quelques
versets, mais porté par la geste historique de l’écriture prophétique, en
parallèle avec celle de la Politeia. Chez celle-ci, le pas “au-delà de la
fortune (des maisons)” serait la proposition de la justice: tout en faisant
suite à la démarche de Socrate auprès des citoyens singuliers, certes, il ne
tient pas compte, je crois, de leur singularité éthique autrement que par
l’éducation (le savoir y étant compris d’emblée comme éthique, l’Idée de
Bien en étant le sommet). Tandis que, dans le pas-en-arrière (dans le temps) biblique,
l’éthique d’un chacun énoncée par le Décalogue (“tu ne tueras point”, etc.) est
posée (chap. 5 sv.) avant le plan du droit réformateur (chap. 12sv.), elle
est la condition de la justice et de la bénédiction d’Israël. D’autre part,
celle-ci reste toujours visée par l’écriture prophétique qui, seule, me
semble-t-il, parmi tous ces mouvements spirituels du Ier millénaire av.
J.C., ne s’est pas cantonnée dans des mouvements marginaux à l’ensemble de
la société, a toujours été comprise comme concernant la ‘conversion’ des
maisons elles-mêmes, de toutes les maisons (c’est le sens même de peuple élu). Ceci sans
donner lieu à quelque ‘scène ontologique de l’intelligible’. Chez les Grecs, la réforme
platonicienne de la polis
a très vite disparu de l’horizon, l’ontologie et l’éthique sont restées
seules dans la scène philosophique.
[46] Ce fût son rôle auprès
d'Alexandre, le futur roi de Macédoine, le paradoxe étant que le disciple a
bel et bien fini avec la polis grecque elle-même. Aristote ne lui fait jamais aucune
référence dans ses textes, paraît-il.
[47] Bois en portugais est dit
'madeira', parent étymologique de 'matéria': la 'matière' y relevait aussi de
la physis,
des vivants,
comme la plupart de ce qui constituait l'économie des maisons.
[48] Ce que l’on traduit par
substance et/ou essence.
[49] Qui se retire pour que soit
manifeste, ajoutons-nous, 'l'autonomie' des vivants: retirée l'hétéronomie
qui l'a donné, ce pouvoir de la physis qui n'apparaît jamais lui-même; c’est
lui qui fait venir à la présence l'eidos de la fleur, du fruit, de la semence,
etc.
[50] "L'origine de l'œuvre
d'art", in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. de W. Brockmeier, Gallimard,
1962, p. 32. Il faut donc lire Heidegger comme un penseur de la Terre. Pour ce qui est de la
question de son rapport au nazisme, hélas!, voir Derrida, Heidegger et la
question, De l'esprit et d'autres essais, 1990, Flammarion.
[51] Être ou physis ou nature ou Terre: que veut
dire son retrait? J'en ai donné trois exemples en 2.3-8. Disons que c'est la
force de la Terre, l'exubérance de son pouvoir de donner la vie
qui doit être retenu pour ne pas écraser chaque vivant donné: ce pouvoir
est exercé de façon cachée, retirée, toute humble. Un autre exemple est celui
de l'éducation, de l'apprentissage de la langue, des usages
sociaux, de l'éthique: pour que le trop grand savoir des parents ou professeurs
n'écrase pas les petits mômes, jamais ce 'grand-savoir' ne peut se
manifester, il doit rester essentiellement en retrait, ce qui 'passe' vient au
compte-gouttes. On ne pourra donc y parler de 'cause' mais de 'donation', les
dons étants multiples, de plusieurs côtés, se jouant dans l'aléatoire des événements: la
liberté de celui qui reçoit les dons (le môme) est
structurellement tenue en compte, puisqu’elle est elle-même donnée par ce jeu.
[52] Indirectement, les choses que
les humains fabriquent, les tables et les ponts, relèvent aussi de cette Terre-physis.
[53] Avec les deux chapitres sur la
béné(malé)diction au début, on se trouve ici (jusqu'au § 40) sur l'un des
points décisifs pour la compréhension de l'économie de ce texte: le problème,
c'est qu'il s'agit de motifs qui vont à l'encontre de nos traditions
européennes, dans lesquelles nos lycées et nos universités nous ont 'formés'.
L'intérêt, la fécondité de pensée de la déconstruction, passe par cet effort
qui nous métamorphose.
[54] Et le séparant des autres pour
asseoir la spontanéité de sa pensée, la réminiscence, par exemple
s'opposant à l'apprentissage de la science (Ménon, 81c-82a, 87c).
[55] "Au sens économique, l'ousia est d'abord et avant tout le klêros, la terre, patrimoine
longtemps inaliénable, qui constitue comme la substance visible d'une famille
[...], bien visible, stable, permanent, substantiel, qui possède un statut de
pleine réalité et dont le 'prix' se nuance d'une valeur affective et
religieuse" (Vernant, 1988, p. 397).
[56] En-ergeia et en-tel-echeia, ce sont le même à cette
différence près: l’une marque l’effet (ergon) propre sur soi-même (en-) de la physis (R. Bubner, in B. Cassin
(ed.), 1992, p. 409), l’autre le but (telos) atteint, ce qui vaut aussi pour la technê du menuisier, artisan de la
table (celle-ci en est l’ergon, détaché de celui qui l’a fait).
[57] De même que la définition
d'une ousia
par genre et différence spécifique, dans le texte gnoséologique, correspond à
l'étant, aussi les arguments correspondent aux causes cherchées. On
pourrait faire une analogie entre un texte gnoséologique reliant des
définitions par des séquences d'arguments et un texte narratif reliant des
'personnages' par des séquences de leurs actions. La différence
entre les deux, d'autre part, peut être dite ainsi: le récit raconte les gens
et les choses dans leurs contextes (qu'il reproduit vraisemblablement,
selon l'exigence de la Poétique), dans leur singularité, tandis que le gnoséologique
les arrache à leurs contextes (de maisons) et leur compose un autre contexte,
scolaire, de savoir général.
[58] Entre la causalité efficiente,
mécanique et univoque, voire monothéiste, des physiciens européens, des forces
agissant sur des 'inertes', d'une part, et les dons multiples (divins), d'autre
part, cette syntaxis causale aristotélicienne résiste en quelque sorte
à la séparation, garde quelque chose de la multiplicité et de la
relative 'autonomie' donnée par l'Être-Terre, qui, en se retirant, dissimule
l'hétéronomie donatrice. On peut dire que l'un des ressorts de la pensée
heideggérienne (et derridienne, autrement) c'est de remplacer la
'causalité', la 'détermination' univoque, par la donation multiple.
[59] Comme le signale Derrida,
"Chôra", p. 282.
[60] Phthonos, envie, s'oppose ici à 'bon',
donc; le verbe phthanô
dit celui qui arrive le premier, avant les autres. L'envie est ainsi au cœur
des choses
sensibles
(voir 3. 15-18).
[61] Déjà dans la Politeia la Forme idéale du Bien était
la cause de tout ce qui est bon et juste (§ 24).
[62] Déjà dans
la Politeia
II, 379c, il avait exclu que les ‘choses mauvaises’ soient causées par Dieu.
[63] Métaphysique, XII, 8, 1074a38-b10 (trad.
Tricot, cité dans Aubenque, p. 72). Ce qui 'a été ajouté plus tard' par les
mythes, c'est que les Dieux sont de forme humaine ou semblables à d'autres animaux.
Il s'agit donc ici d'un mouvement philosophique de 'correction' des
anthromorphismes concernant le divin.
[64] Cité par Aubenque, p. 347.
[65] Aux antipodes de Yahvé.
[66] Aubenque, p. 448. C'est tout
le chapitre sur le mouvement (pp. 412-483) qu'il faut lire.
[67] ‘Immobile’, c'est ce qui n'a
jamais de mouvement; est ‘en repos’ ce qui est privé, pendant un temps, de
mouvement. Loin du Dieu de Timée, donc, cet 'artisan' qui se repose à la fin.
[68] "Le Dieu d'Aristote ne
crée pas; mais il laisse être" (Aubenque, p. 387).
[69] Les trois premiers arguments
de Thomas d'Aquin pour l'existence de Dieu relèvent de cette cause motrice, le
cinquième et dernier de la cause finale. C'est parce qu'il s'agit de
vivants-mortels, donc ayant le principe du mouvement d'eux-mêmes et étant contingents (dépendants
d'autres, pour naître et pour se nourrir), c'est à cause de cela qu'il faut une
Cause première, comme il faut un menuisier à la table.
[71] “La constitution
onto-théo-logique de la métaphysique” (1957), Questions I, Gallimard, 1969, et aussi l’
“Introduction” à “Qu’est-ce que la métaphysique?”, ibidem.
[72] La question de la
'connaissance' du particulier et du singulier serait à poser justement à travers le
discursif qui l'énonce (voici ceci, un particulier) et le récit, qui raconte
un singulier; tandis que seul le gnoséologique, par définition même, c'est le cas de
le dire, connaît le général.
9.
L'ENDOGAMIE GRECQUE ET LA PHILOSOPHIE
1.
Platon nous a donc donné, avec la définition, l'idée. Formé, comme l'on sait, à
partir du verbe grec idein, voir, l'eidos est le 'visage' de l'étant 'vu', du vivant, de la chose,
la façon de penser l'étant délié, dé-fini,
séparé des autres étants, de la physis. Chez Platon, l'eidos (des étants, mais
aussi des vertus éthiques, des nombres, des relations) est relié à la Forme
idéale éternelle; chez Aristote, l'eidos des étants est lié
aux causes qui le meuvent, et le terme sera traduit (aspect, forme, espèce), ce
qui n'arrivera pas au terme idea (très proche d'eidos mais plus
rare), qui deviendra 'propre' à l'étant comme son essence, et bien aussi aux
concepts, aux abstractions, aux représentations que, pour nous, le mot 'idée'
évoque immédiatement.
Heidegger n'est pas loin d'Aubenque (8. 41), me semble-t-il, quand il dit que
les Grecs, y compris Aristote[1], pensent sans
concepts, sans Formes idéales.
C'est de ce passage - tradition et traduction - de textes-pensées (pas
encore) sans concepts à des textes-pensées systématiquement conceptuels qu'il s'agira dans ce
chapitre.
La
catastrophe de la polis
2.
Or ce passage n'allait pas de soi, il a fallu, pour qu'il ait eu lieu,
l'affaiblissement d'Athènes, conséquence de la guerre du Péloponnèse, et l'hégémonie gagnée par Philippe de Macédoine sur les cités grecques (338
av.J.C.), l'épopée victorieuse
d'Alexandre ensuite. La polis ne
disparaîtra pas tout de suite, mais perdra de sa vigueur, politique autant qu'intellectuelle, les
deux y étant liées. Mais paradoxalement ce qui en sonne le glas, c'est aussi ce qui précipite la diffusion de cette culture
hellénique dans l'espace de la Méditerranée
et de l'Asie Mineure: ce que l'on appelle l'hellénisme, Alexandrie en sera le phare. Coupées ses amarres
d'avec la polis, dans un monde que l'on dira cosmopolite, l'hellénisme imprégnera la culture et le
droit de l'empire romain, il
deviendra aussi le lieu où le christianisme rencontrera la philosophie grecque, celle-ci s'en emparant pour bâtir la théologie chrétienne.
3.
Le parallèle d'avec Juda et ses Prophètes est frappant, car la philosophie de
Platon a été suscitée par la crise politique d'Athènes, qu’il voudrait
‘réformer’, sinon révolutionner: la polis, démocratique ou pas, était la
meilleure forme d'organisation sociale pour les Grecs, autant pour lui que pour
Aristote, par delà la différence entre leurs conceptions politiques. Mais leurs textes sont
arrivés trop tard vis-à-vis d'une catastrophe qui s'annonçait: la philosophie
n'a pas sauvé Athènes, la polis[2], pas plus que
les Prophètes n'ont pas sauvé la monarchie davidique.
Autarcie,
endogamie et définition
4.
Pour reprendre ma proposition d'une geste philosophique
(8. 7 et 40), il nous faut donc maintenant mettre en rapport le geste, la composition du texte grec du savoir - étayée sur
la polis
où il a été écrit - avec son endogamie très poussée. On dit d'habitude que les
Romains n'ont pas été portés à l'abstraction (mais pour le droit). La philosophie de la physis et de la polis n’a pas connu
de nouveaux développements
en milieu cosmopolite, elle
a plutôt censée avoir été achevée par les deux grands penseurs socratiques, leurs écoles côtoyant toutefois
celles des Stoïciens et des Épicuriens, plutôt tournées vers l'éthique (comme le néo-platonisme d'ailleurs). On est donc en droit de penser, comme
je l'ai suggéré en 8. 14-15, qu'il y eût un rapport très fort entre l'endogamie et sa démocratie, d'une part, et le
geste même de définir et de chercher les causes, d'autre part: non pas que
l'endogamie démocratique
'déterminerait' la philosophie, mais elle lui aura procuré sa possibilité, lui
aura ouvert la scène rendant
possible l'école socratique.
5.
En effet, ce souci des délimitations, des frontières à marquer, autant pour la parenté et pour la
citoyenneté que pour la connaissance du logos, se retrouve
dans un motif aristotélicien fort connu: celui de l'autarcie comme une sorte
d'idéal, celui de préserver
l'intérieur contre les menaces extérieures. J.-P. Vernant en parle à propos de
la déesse de l'intérieur de la maison, Hestia, qui "traduit, en la poussant à la limite, la tendance
de l'oikos
[maison] à s'isoler, à se refermer, comme si l'idéal, pour la famille, devait être une entière suffisance à soi-même: autarcie complète
sur le plan économique, stricte
endogamie sur le plan du mariage. Cet idéal n'est pas conforme à la réalité
grecque. Il n'en est pas moins présent dans les
institutions familiales et dans les représentations
qui en assurent le jeu, comme un des pôles autour duquel s'oriente la vie domestique en Grèce ancienne"
(1988, p. 165). M. Austin[3] lie cette
autarcie du propriétaire rural, cet idéal
d'indé-pendance et de liberté, à la primauté
de l'agriculture sur les autres activités économiques, artisanat et commerce notamment, en
signalant que le terme qui dit 'l'univers matériel' en grec, chôra, est le même
qui désigne le "champ, le territoire cultivé". Tandis que l'artisan n'est pas
libre, il dépend de celui
qui lui fait des commandes, le commerce
est ressenti comme une menace venue de l'extérieur sur la maison. Le même idéal autarcique domine la polis:
"la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité (polis) dès lors
qu'elle a atteint le niveau de l'autarcie pour ainsi dire complète; s'étant
donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu'elle existe,
de mener une vie heureuse" (Aristote, Politique, I,2,1252b28-30, trad. Pellegrin). "L'autarcie, commente le traducteur, est gage de perfection" (introd.,
p. 32). D'ailleurs, Sparte, si différente d'Athènes, n'en a pas moins un idéal
d'autarcie, réduisant au minimum les
contacts avec l'extérieur[4].
6.
Il en va de même pour la vie du sage, du sophos. Déjà pour l'âme de
Platon dont, on l'a vu, la réminiscence de la
contemplation passée
prévaut sur l'apprentissage par les autres,
elle relève de l'autarcie[5]. Comme le
bonheur est pour Aristote le bien suprême, celui qui se suffit à soi-même (Eth.
Nic., I, 7), aussi la vertu par excellence est
celle du sage, la sagesse, sa vie
contemplative étant celle qui est le plus caractérisée
par l'autarcie[6]: le sage en
contemplation "est à un
degré suprême l'homme qui ne
relève que de lui-même (autarkestatos, le plus auto-suffisant)" (idem, X, 7, trad. Voilquin), comme déjà Hésiode: "celui-là a une supériorité absolue, qui sait tout par lui-même", que
Aristote cite (idem, I, 4). Ce sera aussi là l'idéal des Stoïciens et des
Neo-platoniciens. C'est la liberté
elle-même, chez les uns et les autres. Partout, dans l'argumentation aristotélicienne, le 'auto' aura la prédominance,
désignant un pouvoir, une 'puissance' propre à l'ousia: ce que justement les définitions chercheront à cerner, à délimiter. Un exemple majeur: la physis s'oppose à la technê, la nature à ce que
l'homme fait, en ceci qu'elle produit 'en elle même' (en eautô), tandis que
la technique 'dans un autre' (en allô).
7.
Aussi le ciel, le monde sphérique de Platon, selon le Timée, "circulaire et
qui se meut en cercle, unique et solitaire, mais capable, en raison de son excellence, de vivre
seul avec lui-même, sans avoir besoin de personne d'autre, et, en fait de connaissances
et d'amis, se suffisant à lui-même. En lui donnant toutes ces qualités, il [le
Dieu qui est toujours] engendra un Dieu bienheureux" (34b-c, trad. Chambry). Un peu plus
haut, l'art de ce Dieu avait été objet d'éloge: "[...] il l'a fait [le
monde sphérique] tel qu'il se nourrit de sa propre perte et c'est en lui-même
et par lui-même que se produisent toutes
ses affections et ses actions" (33d). De même le monde céleste d'Aristote,
objet de sa théologie selon Aubenque (8. 38), obéit à la même autarcie, et
aussi bien son Premier Moteur, radicalisée
la conception platonicienne du Timée, encore teintée de mythe: il ne connaît rien hors
de lui, il est tout à fait autarcique, auto-suffisant (Éthique à Eudème, VII, 12), à
l'extrême opposé du Yahvé
biblique.
Ethno-logisme
et universel
8.
Si j'ai raison dans cette proposition liant l’endogamie et l’idéal autarcique
qui 'commande' la philosophie grecque, il faut en tirer la conclusion. Quand en
éthique ou en politique[7] on parle de
l'humain (anthropôs), et sans qu'au fond une limite stricte
puisse passer entre ces discours
et les discours de la physique ou de la métaphysique, il s'y agit toujours du citoyen
grec, mâle et adulte, pas des femmes ni des enfants d’une part, mais pas des
Barbares non plus. Le logos grec est en
rapport étroit avec la polis: en toute rigueur, le logos n’est pas que le seul
discours et sa raison, il est le discours-raison en langue grecque[8]. En effet, si
l'on trouve dans certains textes de Platon, le Sophiste et le
Politique,
un Étranger qui y tient la place habituelle de Socrate, c'est-à-dire, un métèque,
un Grec qui n'est pas athénien, si telle est aussi la situation de maints
sophistes et d'Aristote lui-même, on n'y trouve jamais de Barbare
comme interlocuteur, quelqu'un
ne parlant le grec comme sa langue natale.
L'endogamie interviendrait
jusque dans la langue elle-même
du discours. La question de la traduction n'est jamais posée par les Grecs classiques. Il s'agit donc d'un ethno-logisme, l'hellénisme n'était pas du tout dans son horizon. C'est
là l'importance historique de la
catastrophe de la polis: d'elle-même,
la philosophie grecque n'était pas destinée à sortir de chez elle.
9.
Ceci pose donc une question par rapport au concept occidental
d'universel. Dans la tradition occidentale, 'universel' relève de ce qui est
au-dessus des différentes langues
et des autres usages anthropologiques particuliers - lesquels séparent
les humains en 'indigènes / étrangers' -, universel
est donc ce qui reste le même dans les différents contextes culturels: ce concept n'existe
pas chez les Grecs classiques. Le kosmos, que l'on
traduit par 'univers', n'est que le monde céleste chez Aristote notamment (8.
38), il ne deviendra l'univers que dans le Stoïcisme helléniste (Aubenque,
1962, p. 343), et d'ailleurs il ne connaît pas d'adjectif. S'il va de soi que
la philosophie grecque vise la
'totalité' de l'univers, en tant qu'énoncé, disons, elle n'est cependant pas universaliste au niveau de son énonciation, de son logos, discours
grec qui ne discute pas avec
des énonciations en d'autres langues. Les considérations sur l'autarcie et son rapport à
l'endogamie voulaient suggérer que l'organisation de l'ensemble de l'argumentation
philosophique, et notamment
le geste fondateur, s'il y eût, de définir,
implique cette endogamie de l'anthropologie de la polis grecque: elle
n'est donc pas universaliste au sens occidental du mot, elle ne vaut que dans
le contexte de la polis grecque. "La philosophie est, en quelque sorte, un événement régional, les Grecs
n'ont jamais revendiqué son
universalité", dit Heidegger
(Towarnicki, 1993, pp.
135-136).
Il est peut-être caractéristique
qu'Aristote ait dû façonner un mot pour dire ce que nous traduisons par
'universel', à savoir le terme katholou, qu'il définit comme
"ce dont la nature est
d'être affirmé de plusieurs" (De
Interpretatione, 17a), souvent ailleurs identifié avec genos, genre, et eidos, espèce, et qui justement
ne doit pas être hypostasié, universellement pourrait-on dire, comme Platon l'a
voulu avec ses Formes idéales éternelles
(littéralement, katholou c'est selon le tout, selon le holos)[9]. Dit
autrement, ce que les Grecs ont toujours pensé,
même lors qu'il s'agissait de physis animale ou végétale ou des astres du ciel,
ce fût leur habitation, au sens heideggérien du terme (7. 7-10): leur polis. Ils ont
essayé de penser le monde,
sans doute, mais c'était leur monde, pour eux il n'y en avait pas d'autre.
Le signe et
la question de la séparation entre le discours et la ‘réalité’ qu’il dit
10.
L’une des conséquences de cette proposition concerne le problème du statut du
‘signe’ dans le langage, qui pose une question au rapport indissociable entre
le logos
philosophique et la 'réalité' qu'il dit et essaye de connaître, la fameuse mêmeté du
dire-(qui)-pense-l’être de Parménide, reprise par Heidegger. Soit un poème qui
nous ravit, nous révèle ce que l'on ne savait pas. Impossible dans cette expérience de rapt, où l'on est mené par le jeu
textuel des différences linguistiques vers une vérité que l'on ignorait, impossible de distinguer, de séparer le discours du poème, d'une part, et la 'réalité'
qu'il dit, d'autre part. Dans ces textes 'littéraires', il n'y a pas de séparation possible
entre le discours et ce qu'il dit de 'réel', voire entre 'réel' et 'fiction';
hors du discours, il n'y a rien: le discours n'est pas qu'une suite de sons, il
est tout autant la réalité que ces sons disent, c'est sa raison même d'être, comme
mimêsis des autres
usages, on l'a vu lors de la recette de la
soupe de carottes (2. 7)[10]. Cependant, parmi les humains il y a des mensonges (et d'ailleurs
parmi les Dieux aussi, dans la mythologie grecque), des récits destinés à tromper (pseudos), qui dissimulent
(une partie du récit qui n'est pas dite, par exemple). Or, le débat dans l'agora prétend à la
vérité dans les
conflits, politiques, commerciaux,
judiciaires, les divers discours (logoi) en dispute se présentent avec la même valeur, il y faut donc des critères de discernement. La tradition mythique n'est plus suffisante comme mesure, le sophiste Protagoras prétendra que "l'humain est la mesure de toutes choses",
et c'est contre quoi, on l'a vu, Socrate-Platon se dressent: il faut asseoir le vrai de façon valable en général, trancher entre vrai et faux non plus au niveau des récits ou des discours particuliers, mais par des définitions
gnoséologiques. Or,
celles-ci prétendent à la connaissance des choses et le Cratyle engage une discussion, sous l'égide du vrai /
faux, concernant la justesse entre les noms et les choses dénommées qui
aboutit à une certaine séparation
entre les noms et les choses, à la déqualification des noms pour la connaissance
des choses (contre l'heraclitéen
Cratyle, le nom sera dit 'instrument', organon)[11]: c'est la
Forme idéale éternelle dont
elle est la copie qui permet de connaître toute
chose (par réminiscence, dira le Ménon). Il y aura donc séparation
entre chaque Eidos éternel et ses étants, séparation qui est
celle même qu'il y a entre le Ciel et
la Terre. Et c’est justement ce
qu’Aristote a critiqué (8. 39),
en posant dans les Catégories l’ousia, à la fois
‘substance’ (de chaque singulier:
‘ousia’
première, sujet de proposition) et ‘essence’ (commune aux singuliers de même genre
et espèce: ‘ousia’ seconde,
prédicat de proposition[12]): en gardant le même mot, il annule la séparation de Platon et il remarque nettement la mêmeté parménidienne entre la ‘pensée’ ‘dite’
(l’ousia
comme ‘essence’) et l’étant qui est ‘pensé’ et ‘dit’ (l’ousia comme ‘substance’).
11.
Toutefois, dans le Sophiste - le célèbre parricide de Parménide soit-il ou pas un repli du dernier
Platon par rapport à ‘sa’ séparation -, celui-ci garde bien marquée la
mêmeté entre penser et dire: "pensée (dianoia) et discours (logos) ne sont qu'une même
chose, sauf que le discours intérieur que
l'âme tient en silence avec elle-même a reçu le nom spécial de pensée" (263e, trad. Chambry);
mêmeté aussi entre le discours et ce
qu’il dit: “le discours, dès qu’il est, est forcément un discours sur quelque chose; qu’il soit sur rien,
c’est impossible” (262e, trad. Chambry). Ce texte pose la question de savoir comment un discours faux est-il possible;
la réponse, tout en touchant du doigt aux deux articulations du langage[13] dans l'argumentation, consiste à dire qu'on y mélange indûment des noms et
des verbes ('Théétète' et 'vole', dans le discours faux: 'Théétète vole' contre le vrai ‘Théétète assis’[14]): la fausseté
réside donc dans la composition textuelle. Il semble que ce soit la transition
du logos comme
discours au logos comme
définition qui rendra possible que la vérité devienne transversale, disons, au logos comme discours, au jeu textuel des différences
linguistiques, qu’elle devienne ‘adéquation’ de l’énoncé de la définition à
l’étant qu’elle a arraché à son contexte, les deux désormais en face à face
gnoséologique. La théorie des syllogismes
d'Aristote (qui discrimine les arguments en vrais / faux) accentuera cette
tendance à séparer narratif et gnosélogique[15], dont la
pente sera renforcée par l'éditeur
helléniste des textes dits 'logiques', qui
leur donnera le titre d'Organon: comme si déjà le langage, le discours, était devenu un 'instrument', ‘séparé’ de la réalité 'dite', soumis à
la vérité de la ‘logique’ comme science autonome.
12.
Et pourtant. Ne faut-il pas s'étonner qu'Aristote n'ait pas isolé la 'logique'
comme science, comme le feront les Stoïciens? qu'il n'ait pas, comme eux,
défini le signe dans son triangle classique, l’onoma (nome), le pragma (chose) et le
lekton
(la signification)? Autant pour
Aristote que pour Platon, il n'y a que les noms et les choses. D'où est-il venu, ce lekton, cette
signification dite incorporelle (comme le lieu, le vide, le temps)? De la
différence des langues, de l'hellénisme: ce n'est sans doute pas un hasard que
le premier Stoïcien, Zénon de
Citium, mort en 264, fût de langue barbare
(sémite) et ait appris le grec à l'école. En effet, le signe et son lekton sont la
condition de la traduction
elle-même[16]. Les essences
(ousiai)
des choses, qui permettent qu'elles soient
nommées dans leur identité, ne changent pas, Aristote le sait, c'est lui qui
nous l'a appris; les noms changent selon les langues, Aristote le sait 'en théorie'[17], Zénon le sait d'une façon 'pratique'; le lekton ne change pas
non plus, et de cela Aristote ne souffle mot, cela ne lui dit rien: comme si
pour lui il n'y avait, en fait, que le discours en grec, le logos. Or, c'était ce logos qui définissait l'humain comme zôon echon logon (Politique, 1, 2,
1253a10), "le vivant ou l'animal ayant discours". Cicéron traduira: "homo animal rationalis est"
('notre' définition de l'humain comme 'animal rationnel',
la plus célèbre sans doute de toutes les définitions philosophiques), logos étant traduit en latin,
soit par oratio ou verbum, soit par ratio. Ce qu'opère
cette traduction maintenant, ce n'est pas la séparation entre discours et réalité, mais entre discours et raison, qui aura la part du lion dans
la suite médiévale et européenne, en tant que raison universelle,
c’est-à-dire au-dessus des différentes
langues, des discours et de
leurs traductions[18]. Voici cependant ce qui était impensable pour Aristote ou pour Platon (sinon, ils
l'auraient pensé, n'est-ce pas? eux qui restent nos maîtres): ils ont beau avoir entamé la
'séparation' entre discours et réalité,
jamais ils ne trancheront entre discours et pensée; c’est-à-dire qu'ils n'ont pas non plus
séparé tout à fait le discours et la
réalité qu’il dit, en ceci que leur philosophie est toujours essentiellement
discours du logos, philosophie
dans le logos (tandis que la philosophie européenne sera une philosophie de la conscience, du sujet). Il y a donc, comment dire?, séparation entamée mais sans rupture. Séparés et non-séparés, le discours et la réalité: les Grecs ont donné la séparation postérieure, mais ils l'ont retenue chez
eux, si l'on peut dire (8. 39).
La
tradition et la traduction de la philosophie
13.
Retenue en ceci donc que logos ne se sépare pas, chez les Grecs
classiques, de la polis endogamique, de son contexte. C'est ce que
j'ai appelé l'ethnologisme. C'est le geste politique d'Alexandre qui a donc
tranché, arrachant sa
culture à Athènes, la faisant voyager hors des cités grecques, métropoles
et colonies: l'hellénisme nous a donné, traditio, la philosophie. Elle deviendra cosmopolite, au sens où
les philosophes hellénistes se
voudront citoyens du kosmos, du monde, et
non plus de la seule polis, en voie de disparition: dépolitisation de la
philosophie, pour de bon.
Ils sont 'universels' désormais,
c’est-à-dire que les particularités anthropologiques de la polis cesseront de
se mêler à ce qui, dans les discours de Platon et d'Aristote, relève de la physis, du ciel des
astres, de l'éthique, de la
connaissance, du kosmos, du Dieu, de
l'Un, et ainsi de suite. La tradition décontextualise
les textes, les gnoséologiques s’y prêtant beaucoup mieux que les narratifs et
discursifs: ils ne peuvent pas ne
pas s'altérer, il faudra bien les réinterpréter, ce sera l’histoire même de la
philosophie: ses grandes ruptures et réélaborations survenant lors des grands changements
de contexte civilisationnel, dont
elle-même sera l’une des protagonistes[19].
14.
Ce qui serait tombé, oublié, dans ce passage au hellénisme et puis dans la traduction en latin - la
Politeia
n'y serait plus que l'un
parmi les autres dialogues de Platon, utopique, trop grand, encombrant -, ce serait le rapport de la physis
à
la polis,
de l'une et de l'autre à l'ontologie et à la connaissance (des âmes). (Ceci reste une hypothèse de travail). Cet oubli, il est évident qu'il se fait beaucoup plus facilement
pour des textes gnoséologiques que pour des récits ou des poèmes, car
leur généralisation
intemporelle les arrachait au contexte quotidien, mettait donc déjà en branle
cette possibilité. C’est-à-dire
que le rapport que le texte philosophique gardait, dans ses mots techniques mêmes, à la
langue de son contexte, à la
langue des récits et des discours particuliers de la polis, ce rapport se perdra, du moins comme tendance. Le rapport des
énoncés à l'énonciation s'altère.
Ce que la traduction en d'autres langues accentuera de façon brutale.
15.
J'ai donné l'exemple de 'l'animal rationnel' de Cicéron. L'une des
conséquences les plus nettes de cette séparation entre pensée-raison et
langage, c'est la claire subordination de celui-ci comme 'instrument' de
celle-là, universelle. Plus tard, il deviendra 'ex-pression' des Idées
et d’autres représentations ‘subjectives’, comme on dit. En effet, le langage
sera conçu en philosophie comme 'signe' ou 'proposition' (adéquate ou pas à la
réalité, c’est-à-dire vraie ou fausse), plus jamais comme discours ou logos, comme dévoilement.
Jusqu'à Nietzsche et Heidegger peut-être, à l'herméneutique, comme on dit,
jusqu'à la découverte de la traduction comme problème philosophique et à la
mise en question conséquente de l'idée occidentale d'universalité. Aussi le
double sens d’ousia chez Aristote sera traduit par deux mots
latins, substance et essence, d’où la séparation nominaliste entre être et
pensée (11. 15).
[1] "Cependant, l'ensemble de
la grande pensée des penseurs grecs, Aristote inclus, pense sans concepts:
pense-t-elle pour autant sans exactitude et sans précision? Non - au
contraire: elle pense droitement les choses [...]. Ce que l'étant est dans son
être, cela reste également pour Aristote une question jamais close. [...] "Et
c'est ainsi que de tout temps, ainsi que maintenant également et à jamais, reste
recherché, et tel par conséquent qu'il n'offre aucun biais, [ceci]: qu'est-ce
que l'étant?" (Met. Z, 1, 1028b2-4)" (1959, p. 196).
[2] C'est cette catastrophe qui
expliquerait le scepticisme religieux des Stoïciens et surtout d'Épicure
(342-270), leur atomisme qui 'unifie' physiquement le ciel et la terre
(Lenoble, Esquisse d'une histoire de l'idée de Nature, 1968, pp. 263sv. et déjà
95sv.)
[3] M. Austin et P. Vidal-Naquet,
1972, chap. I, "Facteurs 'non-économiques' et activité
économique".
[4] Austin, op. cit., chap. IV,
final.
[6] Les autres vertus, justice,
tempérance ou courage, impliquent les autres pour s'exercer (ibidem).
[7] Au début de l'Éthique à
Nicomaque,
Aristote dit que ce traité "est, en quelque sorte, un traité de
politique" (I, 3).
[8] "La langue grecque, et
elle seule, est logos"
(Heidegger, Questions II,
Gallimard,
1968, p. 20).
[9] Dans la Poétique, par exemple, il y a un katholou
des arts
poétiques, qui n'est pas sans rapport avec celui de la philosophie dont il
s'approche (chap. 9), mais que l'on ne peut pas traduire par 'universel' sans rater
la théorie de la mimêsis
de la poésie tragique, ce qui lui permet son 'exemplarité' par rapport aux
spectateurs. Or, dans le chap. 17, katholou a le sens de 'résumé de l'intrigue'
d'une pièce (R. Dupont-Roc et J. Lallot, dans leur traduction et commentaire au
Seuil, traduisent avec justesse par 'général'). Il va de soi d'ailleurs
qu'Aristote n'a pas la moindre visée théorique vers des tragédies
non-grecques, cela n'existe pas.
[10] Heidegger (qui ne sépare point
discours et pensée) le dit par rapport à la pensée, dans une conférence à
Darmstadt: "Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même au vieux
pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas
une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici
présentes. Bien au contraire, lorsque nos pensons au pont en question, il
appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare
de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple,
auprès d'une représentation logée dans notre conscience." (Essais et
Conférences, Gallimard, 1958, pp. 186-187). Les mots, dans le
discours, nous amènent chez ce qu'ils disent, comme un roman (ou un film) nous font voyager ailleurs.
[11] Les noms étant immotivés selon
les langues, ils ne donnent pas la connaissance des choses qu’ils nomment,
c’est pourquoi il faudra les définir. Le Cratyle en profite pour retirer les noms de la
connaissance, ce
qui aura permis la première présentation des Formes
idéales chez Platon.
[13] Soph. 252e-253a (le mélange des
lettres pour former les mots) et 262c-d (celui des noms et des verbes pour
les phrases).
[14] Soph. 263a. Mais il faut que le
discours faux ou mensonger amène aussi avec lui ce qu'il dit, ne s'en sépare
point, sans quoi il n'aurait pas d'efficacité en tant que mensonge, ou en tant
que fiction, par exemple noble.
[15] On peut trouver un indice de
ce passage, très renforcé chez le Stagirite, du logos comme discours au logos comme définition dans les deux
exemples d’unité du logos
au chap. 20 de la Poétique:
ce sont l’Illiade
d’Homère et la définition de l’homme (20. 57a29-30), il y aurait unité et
séparation, deux exemples extrêmes du même logos.
[16] Dans la première définition
connue du signe, attribuée aux Stoïciens, le nom et la chose allant de soi, le lekton est argumenté avec la différence
des langues, que je souligne: "c'est ce qui exprime le mot, la chose que
nous comprenons
et que nous pensons, mais qu'un étranger ne comprendrait pas, bien qu'il soit
capable d'entendre le mot" (Sextus Empiricus, IIIe
s. apr. J.C., in P. Petitgirard, Philosophie du langage, Textes de Platon à
M. Heidegger, Delagrave, 1976, p. 111).
[17] De interpretatione, 16a5-8. Aussi Platon: dans le
Cratyle ((385e-386a),
le personnage
Hermogène, défenseur du convencionalisme dans les rapports entre les noms et
les choses, pose la différence des langues dans les divers peuples comme
objection à la position de Cratyle, qui défend la naturalité de ces rapports, c’est-à-dire
la mêmeté de Parménide et des Grecs classiques. Or, il est remarquable que
Platon ‘cache’ en quelque sorte l’argument de la différence des langues avec un autre
(l’arbitraire des langues comme caprice des locuteurs) que Socrate n’a pas de
peine à réfuter, tandis que la différence des langues est ignorée. Aucun des
deux grands socratiques ne la laisse jouer dans leur argumentation, ce n’est
pas leur problème.
[18] Les langues et leurs discours
étant les seuls à changer dans la traduction (le 'nom' dans le signe
stoïcien), la raison (le lekton, la signification) et la réalité (la chose) qui ne
changent pas seront les seuls à être tenus en compte par
l'Europe à beaucoup de langues, par l'Europe à traductions. Le langage serait prédestiné à devenir l'instrument, le moyen de communication, comme on dit. La
difficulté, dans cette question, réside en ceci que la comparaison entre un
texte et sa traduction oblige bien à parler du 'même' texte, mais les
deux versions sont tout à fait différentes, en chaque mot;
l'idée, la représentation, conçue comme hors du langage, a été la 'solution'
occidentale, dans une histoire où le nominalisme sera l’avant-dernière
étape.
[19] De même, il est probable que
les premières grammaires occidentales, celles des Stoïciens (perdue) et celles
d’Alexandrie, n’aient pu voir le jour que dans un contexte de bilinguisme
courant, favorisées par la comparaison des langues.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire