lundi 7 mai 2012

PROPHÈTES ET PHILOSOPHES 8. LA COMPOSITION DU TEXTE DU SAVOIR PHILOSOPHIQUE 9. L'ENDOGAMIE GRECQUE ET LA PHILOSOPHIE




1. Le lecteur qui m'a suivit jusqu'ici de façon bénévole, j'es­père, est en droit de s'étonner de cette prétention de trouver un pa­rallélisme entre deux écritures aussi différentes, entre la com­posi­tion des Prophètes hébreux et celle des Philosophes grecs. En effet, la philosophie est un texte gnoséolo­gique, disons, ayant rapport à des dé­finitions et à des arguments, à des essences et à des substances, à la pensée et à la connaissance de la réalité, d'une façon tout à fait différente de ce qui est un ré­cit, aussi 'fon­dateur' soit-il pour les Juifs et pour la ci­vilisation européenne. Il faut marquer cette diffé­rence de façon plus précise.

Narratif, discursif et gnoséologique
2. Je rappellerai brièvement une distinction de Benveniste as­sez connue, celle entre discours et histoire[1]. Il a d'abord dis­tingué deux systèmes dans ce qu'on appelle les pronoms per­sonnels, celui de la personne (je/tu[2] et leurs pluriels) et celui de la non-per­sonne (il, elle et leurs pluriels), le premier mar­quant un rapport à l'instance d'énonciation du discours (destinateur et destinataire) que le second exclut. Il a distingué, d'autre part, deux systèmes dans la morphologie des temps des verbes, les deux comportant des temps antérieurs et postérieurs: l'un axé autour du 'présent' comme temps de l'énonciation du dis­cours et l'autre autour de l'aoriste (ou passé simple), marquant un 'temps passé' qui exclut le 'présent' de l'énonciation. Ensuite il a remar­qué d'autres paradigmes syntaxi­ques selon le même cli­vage, des marques qui n'ont de sens que par rapport à l'instance de l'énonciation discursive (à l’instar de je, tu et le présent), d'autres qui ex­cluent essentiellement ce rapport (à l’instar de l’aoriste): a) pour le temps, les adverbes 'maintenant' (= 'au moment où je parle'), 'aujourd'hui' (= ‘le jour où je parle'), 'hier', 'demain', d'une part, 'à ce moment-là', 'ce jour-là', 'la veille', 'le len­demain', d'autre part; b) pour la topographie: 'ici' (= à 'lieu où je parle'), 'là' (= 'lieu où tu es'), d'une part, 'en tel lieu', d'autre part; c) des marques d'ostension du type 'ce' (= ‘l'objet dé­si­gné par osten­sion simultanée à l’instance de dis­cours contenant ce’)[3]. À partir de ces distinctions, il parle donc de "deux plans d'énonciation diffé­rents" (idem, p. 238), le 'discours', di­sons le discursif, structuré par les systèmes qui ont rapport essen­tiel à l'instance discursive (orale ou écrite), et 'l'histoire', di­sons le narratif, structuré par ceux qui excluent ce rapport. Dans ce dernier cas, "à vrai dire, il n'y a même plus alors de nar­rateur; [...] personne ne parle ici, les évé­nements semblent se ra­conter eux-mêmes" (idem, p. 241). Un récit peut donc être ra­conté par quel­qu'un d'autre sans changer ses formes syntaxi­ques, puis­qu'il ne marque pas de lui-même le rap­port à l'énonciation.
3. Dans l'un de ces textes, Benveniste dit au passage, sans s'avertir qu'il vise aussi ses textes à lui, que l' "on peut imaginer un texte linguistique de grande étendue - un traité scientifique par exemple - où je et tu n'apparaîtraient pas une seule fois" (idem, p. 252). Ce n'est donc pas un discursif; serait-ce un narra­tif? Sûrement pas non plus. Il doit donc avoir un troisième type de texte, au-delà des deux proposés, et en fait Benveniste en dessine les traits dans d'autres textes, mais, son propos théorique étant autre, sans qu'il semble se rendre compte d'être en train de compléter la typologie du paragraphe antérieur. C'est notam­ment aux textes sur "La phrase nominale" et sur "Être et avoir dans leurs fonctions linguistiques" dans le même recueil qu'il faut avoir recours pour reconnaître ce que je propose d'appeler le gnoséologique, comme troisième type textuel (ou plutôt linguisti­co-textuel, car la manière de caractériser ces systèmes échappe à la différence lan­gue / parole ou phrase / texte, qui, chez lui comme chez Saussure, sépare linguistique et sé­miologie). Pour faire vite, je dirai que ce troisième type exclut, non seulement les marques qui ont rapport essentiel à l'instance d'é­nonciation, à l'instar du narratif, mais aussi le système des temps verbaux ty­pique autant du narratif que du discursif, car, à l'instar de la phrase nominale, il exclut la fonction verbale elle-même, telle que Benveniste la carac­térise comme organisant la structure de l'énoncé et prédicant la "réali­té" (d'un ordre différent de celui du langage lui-même, idem, p.154)[4]. En effet, en m'appuyant sur les affirma­tions de Ben­veniste (contre une ou deux autres) dans ces textes, on peut préten­dre que, dans les lan­gues indo-euro­péennes (notamment ancien­nes) auxquel­les il restreint son ana­lyse compa­rative de la phrase nomi­nale (idem, p.158), la copule n'a que deux formes, le singu­lier et le plu­riel (est/sont) - mais le nombre relève du nom, pas du verbe - et exclut donc les modes, les temps, la per­sonne et la non-personne, l'aspect (parfait / im­parfait) et la voix, c’est-à-dire toute la morpho­logie du verbe indo-européen. C'est dire que la copule n'est pas un verbe: "complètement différente [du verbe 'être'] est la situation de la 'copule', dans un énoncé posant l'identité entre deux termes no­minaux; ici l'expression la plus gé­­rale ne comporte aucun verbe; c'est la 'phrase nominale'..." (idem, p. 188)[5]. On peut donc prendre Benveniste au mot et en­chaîner pour le texte à copules - le texte gnoséologique, tel celui de la philosophie dont on s'occupe ici - ce qu'il avance pour le se­cond type d'"emploi de la phrase nominale: [...] elle sert toujours à des assertions de ca­ractère gé­néral, voire sentencieux. [...] vise à convaincre en énonçant une 'vérité générale'; [...] elle ne com­muni­que pas une donnée de fait, mais pose un rap­port intempo­rel et permanent qui agit comme un argument d'au­torité; [...] n'est [jamais] employée à décrire un fait dans sa particu­larité" (idem, pp.162-163); "[...] elle pose un absolu [...]; étant apte à des asser­tions absolues, la phrase nominale a va­leur d'argument, de preuve, de référence; on l'introduit dans le dis­cours pour agir et convaincre, non pour informer; c'est, hors du temps, des person­nes et de la cir­constance, une vérité[6] proférée comme telle" (idem, p. 165). Et en­fin: "dès qu'on y introduit une forme verbale [ce que la copule n'est pas], la phrase nominale perd sa valeur propre, qui ré­side dans la non-variabilité du rapport en­tre l'énon­cé linguistique et l'ordre des choses" (idem, pp.166-167)[7].
4. Autant on peut facilement reconnaître la dominance de ces trois types dans les grands corpus de l'Occident - des récits / des lettres et des confessions, des poèmes et des discours / du savoir - autant il faut convenir que chacun peut intervenir peu ou prou dans les autres: les discours des personnages dans un ré­cit[1], des marques de l'énonciateur dans un traité, un récit y donné en exemple, etc., voire même des hybrides comme un dia­logue gnoséologique ou un récit autobiographique, ou encore le passage d'un récit en 'je' au gnoséo­logique, comme, dans le 4ème chapitre du Discours de la mé­thode, du 'je pense donc je suis' (récit autobiographique) à la con­firmation de la “règle générale” (pour nous tous) selon laquelle "les choses que nous concevons [valant pour 'tous conçoivent'] fort clai­rement et fort distincte­ment sont toutes vraies", lequel passage a dû traverser la dé­monstration de l'existence de Dieu.
5. Mais pour venir à l'invention grecque du gnoséologique philosophique, il faut essayer d'éviter que ces trois types soient op­posés entre eux. Quelle est la racine du gnoséologique dans le jeu du langage, telle qu'il se joue dans n'importe quelle langue et cul­ture? On peut dire que c'est la question sémantique de la compréhension des mots utilisés: qu'est-ce que veut dire X, ce mot que tu as dit et que je ne comprends pas, ou mal? Réponse: X est ceci et cela, S est P, phrase type du gnoséologique, celle notamment de la dé­finition (autant du mot que de ce qu'il dit). Ce sont le discursif et le nar­ratif qui deman­dent, ici ou là, l'intervention d'une formule gno­séologi­que, laquelle généralise, comme on dit, mais sans per­dre le rapport au texte qui a suscité la demande. Il semble ainsi que l'on 'commen­ce' par des dis­cursifs et des narratifs et que le gnoséolo­gique n'en est qu'un sup­plément (à la façon de la consul­tation d'un dictionnai­re: il faut déjà connaître les mots qui disent la définition du mot cherché pour comprendre celle-ci). Mais l'on peut prétendre aussi que pour com­prendre, et donc dire, la phrase la plus simple qui soit, il a fallu écouter des discursifs et/ou des narratifs et les com­pren­dre dans leurs mots, gnoséolo­giquement donc: implicitement, si l'on veut, il ac­compagne donc les deux autres depuis toujours. Ou inver­sement, car si le narratif dit le 'singulier', l'événement, le par­ticu­lier, le seul fait que cha­que singulier soit dit avec les mêmes mots (de la langue) que l'on utilise pour dire d'autres singuliers, déjà le géné­ralise un tant soit peu, ce qui justement permet au gno­séologi­que de pousser dans cette direction du général. Et comme, d'autre part, le gnoséologi­que use des mots de la langue - même s'il les te­chnicise (comme Aristote en a fait abondamment) - , des mots des narratifs et des discursifs, il ne peut perdre jamais le lien structurel à ces types de textes, il y aura donc toujours du singu­lier et de l'événemen­tiel dans la généralité gnoséologique. L'invention des Grecs a été alors, non point celle du gnoséologique en tant que tel, mais de textes plus ou moins longs composés à base de la copule et d'au­tres formes 'copulisées' d'autres verbes (singulier et plu­riel de la 3ème per­sonne de l'indicatif présent). En 'commençant' par So­crate, inventeur de la définition (Aristote dixit).

Le corpus philosophique
6. Non, Aristote ne dit pas que c'est Socrate qui a commen­cé, il vient justement de parler des philosophes d'avant So­crate et même d'avant Athènes, hors d'Athènes. Ce qu'il dit c'est qu'il a été le premier, non point pour l'ensemble de la physis mais pour les cho­ses éthiques, à chercher le général et à asseoir la pensée sur des définitions[2]. De la physis, d'autres s'étaient donc déjà occupé, on en a des fragments; de Socrate, on n'en a que ce que Platon, Xenophon et Aristophane rapportent de lui. Les Dialogues du premier établis­sent le projet du savoir, de l'épistémé, comme problématique auto­nome dite philosophie, l'écriture sous forme dialogique étant peut-être l’indice d'une époque où s'instaure la circulation des textes écrits[3], au sens où le dialogue représente - en forme théâtra­le[4], disons - une scène orale. Les textes d'Aristote seraient donc les premiers textes carrément gnoséologiques, au sens de no­tre pro­position, et c'est plutôt pi­quant qu'il s'y agit de textes non destinés à la publi­cation (ses textes publiés, des dialogues aussi, se sont per­dus), mais des no­tes de cours au Lycée, rencontrées et édi­tées au Ier siècle av. J.C. par Andronicus de Rhodes. Édition qui d'ailleurs est probable­ment responsable d'un ordre et d'une classification ten­dant à rendre homogène, sinon systématique, ce qu'on reconnaît volon­tiers aujourd'hui comme assez disparate en tant que chro­no­logie de rédaction. Il y a de quoi faire rêver, ces destinations in­versées et déviées des 'intentions' de son auteur, comme on dit. Rien ne nous était destiné - il va de soi à tant de siè­cles de dis­tance - et le hasard des transmissions des textes, des intérêts que lui ont prêté ses lec­teurs, des silences de beaucoup d'autres lui préfé­rant Pla­ton et les neo-platoniciens, des détours par la culture arabe, et ainsi de suite, sans parler de l’immense travail anonyme des copis­tes, nous a fait par­venir, à nous Eu­rope, si l'on peut dire - la destinée de l'Europe (Heidegger) relève de beaucoup de hasard -, ce qui n'a été écrit que pour l'éphé­méri­té des cours du Lycée à Athènes.
7. Le gnoséologique philosophique reprend et réélabore la tradition dont il sort - le logos dans le jeu de l'argumentation orale dans les tribunaux et dans les assemblées politiques à l'agora - dans un geste de composition de textes de raisons et de causes, que l'on voudrait ici mettre en confrontation avec celui de la compo­sition du récit biblique. J'ai commencé ce chapitre en donnant au lecteur le bon droit de s'étonner de cette prétention et le recours que j'ai fait à Benveniste était destiné à renforcer son soupçon. Le récit qui ra­conte des 'événements' singuliers, historiques, est toute autre chose que le gnoséologique définissant et argumen­tant sur des essences, des intemporalités. Le parallélisme que je cherche, on pourrait le trouver dans ce que j'appellerais la geste, c’est-à-dire, dans le rap­port du geste de composition à la société qui l'a produite comme écriture, et aussi à ses effets futurs dans la civilisation européenne; de la même façon dont j'ai fait l'es­quis­se de la société hébraïque aux chap. 3 et 4, il faudra dessiner une certaine configuration de la polis­mocratique à Athènes[5], pour pouvoir enquêter de la geste phi­lo­so­phique. Dans cette différence, qui n'est pas une opposition, se trou­vera le 'qua­si' de ma pro­position de la geste de l'écriture pro­phétique comme quasi-philosophique: éloigné (le geste) et proche (la geste).

La polis au miroir de la res publica
8. Athènes et Rome: un simple regard sur leurs destins res­pec­tifs permet de percevoir une différence significative. Les Grecs ne se répandent pas par occupation d'autres pays ou peu­ples, aux­quels ils font la guerre, avec qui ils font du commerce: ils fondent des co­lonies avec des colons grecs, copiant plus ou moins les métro­poles; leur langue restera vivante jusqu'aujourd'hui dans leur terri­toire. Les Romains se répandent autant qu'ils peu­vent, occupent les autres pays les soumettant militaire et admi­nistrativement à leur 'pax'; leur langue s'éteindra mais en don­nant lieu à une famille de nou­vel­les langues dans les pays plus durablement occupés. Il sem­blerait que deux principes anthropologiques anta­goni­ques s'y jouent, malgré les difficultés et les obstacles re­trouvés dans leur effectuation: l'un de rétention, l'autre d'expansion. Le premier, le grec, marquera des limites, des frontières; le second, le romain, va toujours au-delà des frontières, les mène le plus loin possible.
9. Il me semble que cette différence aurait à voir avec les rè­gles respectives de la parenté, dont l'organisation a des accents presque inversés, comme l'atteste clairement la lecture des chapi­tres consacrés aux uns et aux autres par l'Histoire de la famille[6]. Chez les Grecs, l'endogamie, qui préserve autant que faire se peut les rapports sociaux sur la base du sang, est obses­sive, si l'on peut dire. À Athènes, la cité la mieux connue, seuls les fils légitimes ont droit d'héritage et de citoyenneté, trois ri­tuels[7] marquant l'entrée progressive des hommes dans la polis. La préoccupation avec la continuation de la famille, du genos, à travers l'héritage de la mai­son, de l'oikos - des biens (ousia) et du nom - amènera deux institu­tions suppléant au manque de des­cendance mâle, soit la fille épi­klère (unique héritière, le plus proche parent du père se marie avec elle et son premier descen­dant mâle appartiendra à la maison du grand-père sans fils), soit l'adoption d'un proche parent mâle du père. L'endogamie par­viendra y compris à accepter le mariage entre frère et sœur du même père et mères différentes, l'inverse relevant de l'inceste in­terdit. La ci­toyenneté est aussi endogamique, excluant y compris les Grecs d'autres cités, lesquels sont des étrangers, des métèques (tandis qu'ils appellent barbares ceux qui - notamment à Athènes les nombreux esclaves - sont des non-grecs, issus de ceux qui ne par­laient point la langue grecque).
10. À Rome, en revanche, le principe régulateur est celui du patrimoine et du pouvoir du paterfamilias, dont la volonté vaut presque autant que le sang dans la légitimation: il peut adopter quelqu'un d'autre, voire un esclave, au détriment des fils légiti­mes, ceux-ci pouvant être refusés à la naissance, déshérités ou même tués par le père. Mais un tel pouvoir, lié au patrimoine, est celui des riches classes aristocratiques; la plèbe romaine, qui con­naîtra la pauvreté, vivra facilement en promiscuité et connaissant à peine sa généalogie. Seul le paterfamilias est ci­toyen romain par inhérence, ses fils mariés (qu'il nourrit, même si vivant chez eux) ne sont ci­toyens que par leur père tant que celui-ci sera vivant (c'est la raison par laquelle d'ailleurs on sera si souvent tenté de le tuer, pour faire avancer les choses). Dans cette même logique, la citoyenneté ro­maine pourra être achetée par des étrangers ri­ches, elle sera éten­due à toute l'Italie au temps encore de la ré­publique, octroyée à la Gaulle par Jules Cé­sar, comme d'autres pays intégrés dans l'empire la recevront aussi. Quel contraste avec 'l'orgueil' athénien que ré­vèle le Pané­gyrique d'Isocrate: "si nous habitons cette ville, ce n'est pas après en avoir expulsé d'autres gens, ni après l'avoir occupée dé­serte, ni après nous être réunis en mélangeant plusieurs peuples. Si belle et pure est notre naissance que la terre même d'où nous avons poussé, nous l'avons occupée sans nulle interruption, fils du sol que nous sommes, pouvant appeler notre ville des mêmes noms que l'on donne aux plus proches parents: à nous, seuls de tous les Grecs, il appartient de l'appeler à la fois nourrice, patrie et mère" (cité par G. Scissa, p. 173). Ils seront fiers de leurs Dieux et de leur culture, ignoreront avec dédain les Barbares, en contraste encore avec les Romains qui, certes pour des raisons de prudence impé­riale, se­ront tolérants envers les Dieux et les ri­tuels des autres peuples, emprunteront à l'hellénisme tout ce qui leur semblera utile, se­ront cosmopolites comme par principe.
11. La polis est donc politiquement autonome par rapport aux autres cités grecques: la citoyenneté caractérisera la partici­pation aux assemblées politiques et la possibilité d'élection aux magistra­tures (par vote ou au sort, celui-ci manifestant la volonté des Dieux), malgré que, dans les faits, des limites de l'ordre de la fortu­ne de la maison aient souvent joué. Ce principe politique sera amené à ses plus claires conséquences démocratiques à Athènes. La démocratie - avec instauration de l'agora, la place des affaires, au beau milieu de la cité comme centre du débat politique - commen­cée au milieu du 6e siècle par Solon (il a interdit l'esclavage de ci­toyens athéniens et fait revenir ceux qui avaient été vendus à l'étranger), a été radicalisée à la fin du même siècle par Clisthènes, qui a réorganisé l'ordre politique en démarcation nette de l'ordre tribal antérieur, où la parenté, le domaine des maisons - de l'éco­nomie au sens littéral du terme - gardait la domination aristocrati­que. L'isonomie, l'égalité de principe de tous les citoyens devant la loi et devant le système de législation et de gouvernement, impli­que une délimitation, une forte contention des différences économi­ques et sociales et de leurs hiérarchies[8], sans cependant les élimi­ner, ni surtout les 'valeurs' aristocratiques qui prévaudront dans les deux siècles de démocratie qu'Athènes a connu. Les magistratures seront occu­pées par rotation entre les nouvelles 'tribus' - 10, et non plus 12 comme jadis, re­groupant chacune des citoyens et de la cité et de la campagne et de la côte, sur des rapports de voisinage et non plus de généalogie[9] -, son exercice sera effectivement contrôlé par le débat publique à l'agora. Sparte, qui ignore cette forme démocra­tique, ne sera cepen­dant pas moins égalitaire comme tendance, dans une structure so­ciale privilégiant les fonctions militaires, ce qui semble signaler que, en-deçà du régime démo­cratique - qui n'a pas été la règle partout - et au-delà des con­traintes physiques d'un paysage très montagneux rendant diffi­ciles les communications en­tre les cités, le secret de la polis grecque serait plutôt lié justement au principe endogamique in­vo­qué. Dans ce sens, on peut penser qu'il y a une certaine inadé­qua­tion dans la dénomination tradition­nelle 'cité-État': la polis se­rait plutôt le refus d'un État couvrant toute la vieille civilisation grec­que, à langue, re­ligion et culture communes (l'hégémonie d'une cité, Athènes, Sparte ou Tèbes, dans les ligues célèbres, ne sera jamais un État grec), cité-contre-l'État, on dirait en glosant P. Clastres[10].
12. L'organisation politique de la Rome républicaine[11] est bien différente. Certes, il y eût aussi des magistrats élus et des assem­blées de citoyens, mais leur fonctionnement est tout autre. Sans entrer dans le détail des divers types de magistrature et de leurs fonctions ni des assemblées: l'accès aux magistratures dé­pend de la richesse des candidats, qui 'payent' leur élection et fi­nanceront, qui les fêtes publiques, permettant l'accès postérieur à d'autres magis­tratures plus avantageuses et enviées, qui des ar­mées privées per­mettant la conquête d'autres peuples à la faveur des butins captu­rés et donc l'acquisition d'une fortune rapide. Ces magistrats joui­ront de l'im­perium, du pouvoir suprême sur la vie civile et militaire sans contrôle des assemblées (mais avec d'autres formes de contrô­le, soit celui de la législation et de la morale tradition­nelles, soit ce­lui du Sénat[12], soit encore de par la sujétion à des périodes annuel­les d'exercice des magistratures ou de par l'im­possibilité dans cer­tains cas de réélection avant dix années pas­sées). Pour ce qui est des as­semblées de citoyens: le magistrat qui les convoque et dirige s'as­sied devant tous les autres qui restent debout (à l'agora athé­nienne, tous sont assis), le vote en règle n'est pas nominal (comme il l'est à Athènes), mais par grou­pes, dont le nombre change en faveur des plus riches et au dé­triment des plus pauvres. Comme, d'autre part, la population des citoyens a augmenté assez vite (250.000 au début du 3e siècle av. J.C., 1 million à 70 av.J.C.)[13] sans que le nombre des groupes ait changé[14], les assemblées sont facilement 'manipu­lées' par le président, qui en fait impose à son gré les ma­gistrat 'élus'. Certes, il y eût des mécanismes, assez efficaces jusqu'à la crise de la forme ré­publicaine et à l'avènement de l'empire, qui permet­taient de contenir les tentatives d'abus: soit le droit de veto de cer­taines magistratures sur des décisions des autres, soit les pouvoirs des tri­buns de la plèbe, appelant à celle-ci en défense de ses droits. Ce qui m'importe ici, c'est le principe organisateur de la républi­que romaine, bien éloigné du principe démocratique athé­nien, vi­sant à contenir le pouvoir des maisons les plus riches. Un autre exemple: les impôts à Athènes sont perçus directement par le Trésor public; à Rome - qui sera d'ailleurs assez riche, à partir d'une certaine épo­que, pour ne plus imposer ses citoyens, et même pour nourrir sa plèbe -, les im­pôts sont perçus dans la province par des 'publicains', par des en­treprises privées disons ('publicum', c'est le nom de l'im­pôt), sys­tème qui d'ailleurs per­mettra aux gouverneurs de faire des fortu­nes rapides. C’est-à-dire que l'économie (des 'mai­sons', comme dans la Grèce ou en Israël et Juda) interviendra léga­lement dans la ville, ce que justement Clisthènes a essayé d'éviter à Athènes (de même que Sparte autrement).
13. On peut en tirer deux conclusions. D'une part, il n'y aura pas à Rome de vrai équivalent du débat politique publique, du logos athénien. D'autre part, le principe romain ou de l'expansion - l'im­perium[15] et le jeu de ses mécanismes - permettra, et pré­cipitera même avec l'extension progressive des conquêtes, le pas­sage de la forme républicaine et de ses équilibres du pouvoir à la forme im­périale. C'est-à-dire que ce seront les magistrats militai­res richissi­mes qui imposeront, par guerre entre eux, des formes de pouvoir venues souligner l'inadéquation toujours plus grande du droit ré­publicain à l'espace de l'empire. À l'intérieur de celui-ci, ce sera toujours au pouvoir de la richesse et des armes qui reviendra la pa­role décisive. À l'inverse, les Grecs auront le soin de délimiter le rôle des militaires dans la vie de la polis: autant Sparte que Hipod­damos rebâtissant Milet au 5e siècle, empê­che­ront leur accès à la propriété économique, leur fonction poli­tique étant nourrie par la cité (c'est aussi ce que Platon pré­conisera dans sa Politeia).

Définitions et séparations déjà dans la polis
14. Les Grecs donc délimitent, tracent des frontières[16], défi­nissent dans l'horizon des mon­tagnes (oros) entourant la cité, la sé­parant des autres cités, auxquelles souvent l’accès n’est aisé que par la mer. Donc ce fût d'abord la polis, les frontières endogamiques de la citoyen­neté, et ensuite la démocratie, des limites imposées sur l'économie (de l'oi­kos, maison) par une volonté politique (de polis) dans le débat contradictoire à l'agora, la katégoria.
15. Définir et séparer par des frontières, c'est donc déjà le tra­vail de la polis grecque, d'Athènes, avant d'être celui de la philoso­phie[17], par exemple par rapport à la mythologie et à la poésie nar­ra­tive[18] des tragiques. Le politique s'y sépare de l'éco­nomique, la polis de l'oikos, la cité de la maison. Or la maison est, comme chez les Hébreux grosso modo, autant le nœud du lignage parental que le lieu de l'habitation et du travail agricole et de l'élevage, de la gé­néa­logie et de l’économie. On peut ainsi présumer[19] qu'il y eût des res­sem­blan­ces entre la bénédiction hébraïque dont nous sommes par­tis et le fonctionnement de la maison grecque comme ensem­ble ré­glé de pratiques et usages reçus des ancêtres et bénis par leurs Dieux. On y reviendra, cet ensemble relève de ce que les Grecs ap­pellent la physis (la 'natura' latine), liée intrinsè­quement à la terre et à sa production (de humains, d'animaux, de vé­­taux). Dans le débat politique de l'agora, où l'on fait les lois de la cité, le logos, le discours des citoyens, a le beau rôle, où la jus­tice (l'égalité de toutes les maisons devant la loi, l'isonomie) et l'éthi­que (la considération du bien ou du bonheur de la cité, de par la justice) sont à atteindre de par l'action (praxis) des ci­toyens. On trouve donc déjà dans l'or­ganisation de la polis elle-même quel­ques définitions-séparations philosophiques posté­rieures.
16. Il semblerait qu'il s'agirait là de motifs 'internes' à cha­que polis. Mais si l'on a en vue le fait que les citoyens, notam­ment les aristocrates jadis dominants, sont aussi des guerriers, donc que les problèmes de justice interne sont liés à ceux de po­litique externe et de guerre, que l'endogamie est d'abord un rapport vis-à-vis des étrangers, Grecs des autres cités et Bar­ba­res, qu'Athènes déve­lop­pera des colonies et du commerce mari­time à l'extérieur, no­tam­ment pour l'importation du blé[20], on se rendra compte que c'est une sorte de menace venue du de­hors qui joue sur l'organisation interne de la cité, qui doit pouvoir s’en défendre de son mieux. La civilisa­tion grec­que est essentiellement guer­rière, comme celle des Hé­breux ou des Romains, la philosophie est un discours qui s'adres­se d'abord à des citoyens - soldats. Par exem­ple, le discours du Timée de Pla­ton sur les origines du ciel, des Dieux et du monde, a comme des­tinataires (et son porteur, Timée lui-même) "des hommes à la fois philosophes et politiques, qui payent de leur personne à la guerre et dans les combats et dis­cutent les affaires avec tout le monde"[21]. Les Philosophes sont donc moins éloignés que l'on ne le pense des Prophètes, ces 'experts' en politique in­ternationale et en justice sociale (mais d'habitude on ne pense pas non plus ainsi les Prophètes). Athènes développe une flotte guerrière et une autre commerçante, s'acquiert, par la force des armes ou par l'achat, des esclaves et des métaux fort utiles, s'at­tire des com­merçants étran­gers, voit grandir un artisanat im­por­tant: autant de raisons de sa prospérité - c'est elle qui inven­tera des mon­naies frappées pour le commerce individuel dans l'agora, plus tard utilisées aussi dans le payement des impôts - que de me­na­ces à son intérieur. Les ci­toyens plus riches, le sont de par leurs ter­res et leur bétail, de par le nom­bre de leurs esclaves, mais aussi de par les objets qu'ils font fabri­quer et qu'ils achètent pour l’utilité de leurs maisons, lesquels sont faits par des arti­sans, pour la plupart des métèques, des étran­gers (voire des escla­ves). Les lois sépareront très nettement les rôles po­li­ti­ques des ci­toyens (guerre et participation aux magis­tratures re­ligieuses et civi­les et à la dis­cussion des lois) de ceux de tous ces étran­gers dont les Athéniens ont be­soin. Il y aura ainsi une autre caté­gorie philoso­phique importante qui est déjà le fait de la polis: la technê, l'art des artisans, se sépare nettement de la pra­xis, de l'ac­tion des citoyens. Celle-ci con­cerne ce que le ci­toyen, de par son lo­gos, son discours, réalise à son avantage en tant qu'homme et chef de maison, ce qui a des effets (ergon) et sur lui (§ 35n.) en ter­mes d'éthique, d'art de vivre (la vertu fait du bien d’abord au vertueux lui-même) et sur la polis, en tant que ci­toyen, ce qui im­plique en somme des débats, de l'apprentissage, des déci­sions. Par contre, la technê relève de ce qui, étant appris des autres au début, ne se perfectionnera plus avec l'exercice une fois acquis, ni n'aura d'effet sur celui qui l'exerce; en outre, la te­chnê dépend de la commande du futur utili­sateur[22], de son logos - qui en est donc séparé -; enfin, last but not least, elle est le fait en géné­ral de non-citoyens. D'autre part, ces objets fabri­qués re­viennent, pour l'usage, au domaine de la maison - et la maison reste à l'abri de la polis, c'est ce qui ne sera pas pensé, ce qui n'est pas objet de dé­bat, ni d’amélioration signifi­cative[23] -; c'est dire que ces objets fa­briqués trouveront leur place dans un tissu d'usages quotidiens liés à la tradition ancestrale et re­ligieuse, sans qu'ils fassent sys­tème entre eux, comme ils ne le font pas dans l'organi­sation spé­cialisée de leur fabrication. La techné sera cer­tes pen­sée, mais non point comme un domaine d'objets pro­duits, ven­dus et utili­sés, de même que le commerce ne sera jamais vu non plus comme marché: autant dans le discours politique de Platon que dans celui d'Aristote, mal­gré leurs différences, il sera une menace venue du dehors, à conte­nir au maximum. Un exem­ple important: on résistera jusqu'à l'aube du 4e siècle à l'idée de ven­dre ou d'acheter de la terre, celle-ci étant le bien par ex­cel­lence du ci­toyen, auquel le métèque n'a pas d'accès.

La philosophie n'a pas commencé à Athènes
17. C'est l'ionien Anaxagore, venu s'installer à Athènes du temps de Périclès, qui y a introduit, paraît-il, la philosophie. Celle-ci est née dans les colonies de l'Asie Mineure et du Sud de l'Italie. Comme si, de même qu'elle n'est pas pensable à partir de la maison et de la béné(malé)diction, elle ne le fût pas non plus à partir de la Grèce en tant que pays (Terre) de la mythologie religieuse: celle-ci s'étend aux tâches de la polis, les Dieux ayant octroyé au­tant les di­verses technai, les divers arts de la civilisation (à com­mencer par le feu de Prométhée), que le souci de la justice et de la loi. Pourquoi donc la différence mythos / logos n'a-t-elle pas pu percer qu'à par­tir de la différence métropoles / colonies? Je crois que c'est le rap­port intrin­sèque de la religion à la terre comme lieu de fécondité (que j'ai es­sayé de présenter pour les maisons d'Israël) qui est ici aussi la clef. Car une colonie de Grecs venant s'installer dans une nouvelle ré­gion, ne peut s'y organiser - et déjà en termes de polis, c’est-à-dire d'une certaine distinction en­tre la cité et les maisons - qu'en tenant comme 'programme' di­recteur, disons, les mythes re­ligieux. Ceux-ci auront à s'enraciner dans le nouveau pays, à gagner rapport ances­tral à la terre: comme si ce rapport était à venir et non plus imposé tou­jours-déjà du passé immémorial. C'est-à-dire qu'une sorte de faille s'y faufile entre la bénédiction mythologique et la terre, le terri­toire. On peut voir un phénomène pareil dans l'indé­pendance tout de suite démocratique des États-Unis en rébellion contre la mé­tropole anglaise d'où ils tiennent leurs traditions: ces an­ciens colons doivent décider d'une consti­tution sans avoir chez eux d'aristocratie enracinée (c'est pourtant la définition même de maison aristocrate) ni de famille royale, sans pouvoir donc copier la métropole. Mutatis mutandis, la démarcation mythologie /parenté traditionnelle des territoires de Milet ou d'Éphèse aurait fait de ces colonies des "sortes de la­bora­toires poli­ti­ques" (Vernant,1988, p. 248).
18. Déjà chez Hésiode, à la faveur de la disparition de la royauté en Grèce[24], il y a un déplacement, encore 'mythique' certes (c'est toujours du récit), des Dieux des mythes vers les 'puissan­ces divines' et 'physiques' qui sont le Ciel, la Terre, la Mer. Jean-Pierre Vernant - sans son travail, cet essai de rapporter la philosophie grecque à la société qui l’a produite serait impossible - a déployé magistralement le parallélisme structural entre les conceptions de la Physique d'Anaximandre à Milet et de la réforme politique de Clisthènes à Athènes ou de Hippodamos rebâ­tissant Milet (1988, pp. 202sv, 380sv). En poursui­vant l'effort mathématique et astro­nomi­que des Babyloniens, les Milésiens ne se représentent ce­pendant plus le so­leil comme le centre (comme le roi était le centre politique avant Hésiode), mais le ciel comme une sphère dont la terre occupe le centre géométrique parmi les astres (elle n'en est pas un!), sans qu'aucun d'eux (astres ou Dieux) puisse avoir un pouvoir domi­nant (archê) sur la terre, puisqu'aucun d'eux n'est plus au centre: la terre gagne ainsi une autonomie, "immobile au centre de l'univers [...] en repos à cette place, sans avoir besoin d'aucun support [...] parce qu'à égale dis­tance de tous les points de la circonférence cé­leste [...] sans aucune raison d'aller en bas plutôt qu'en haut, ni d'un côté plutôt que de l'autre" (Vernant, 1962, pp.120-121). De même, la polis est conçue par Clisthènes comme un centre, au milieu du cosmos social, sans qu’aucun individu ou groupe y ait une place de pouvoir (d'archê), l'égalité devant la loi (isonomie) ré­gissant donc la circula­tion démo­cratique des citoyens dans les magis­tra­tures. En outre, un nouveau calendrier civil - de 10 mois[25] de 36 ou 37 jours - est créé pour ré­gler la vie civile, tandis que l'an­cien ca­lendrier lunaire de 12 mois continuait de régler la vie re­ligieuse (idem, pp. 96-99).
19. Il ne faut cependant pas opposer sans plus mythos et lo­gos philosophique, dans le mouvement même où le passage s'opère en­tre des textes narratifs (les récits mythiques) et les nou­velles formes textuelles gnoséologiques. Car les grandes ques­tions de cel­les-ci, l'origine, la constitution et l'ordre du monde, ce sont aussi celles des mythes, comme restent les mêmes les grandes op­posi­tions sémantiques: entre ordre et chaos, ciel et terre, éternité et temps cyclique, unité et lutte de contraires, et ainsi de suite. "Les philosophes n'ont pas eu à inventer un sys­tème d'explication du monde, ils l'ont trouvé tout fait" (Vernant, 1988, p. 378). Ce sont plutôt les problèmes qui s'explicitent, tout en ébranlant les réponses an­cestrales, ce sont les "puissances éternellement actives, divines et naturelles à la fois" (qui dans ces textes remplacent les Dieux) qui sont dorénavant "strictement délimitées et abstraitement conçues" (idem, p. 380).
20. La philosophie arrive donc à Athènes, là où l'attendent déjà le débat politique, le développement commercial, avec sa ra­tionalité calculatrice et sa monnaie, l'alphabet appris de celui des Phéniciens (fait des seules consonnes, comme celui de l'hébreu d'ailleurs, mais doté de voyelles par les Grecs), la poésie tragique d'Eschyle. Arrivent aussi les Sophistes avec leurs éco­les pour les jeunes, les futurs citoyens: Socrate les attend. La démo­cratie en pâtit, de toutes ces nouveautés ‘modernes’, les débats deviennent des jutes oratoires où le plus fort en raisonnement ou en persuasion triom­phe, la vérité et la vertu sombrent dans ce que nous appelons re­lativisme. C'est ce qu'il faut restau­rer, ce à quoi Socrate se donne en faisant des distinctions inouïes, en proposant des définitions à valeur générale, au-dessus de la mê­lée sophistique.

Tragédie et éthique
21. Il y a une prédominance de la problématique politique et éthique[26] dans ces philosophies: rendre meilleurs et la cité et cha­que citoyen, tel est leur but. Dans un certains sens, on peut dire qu'elles prolongent l'effort de pensée des grands tragiques. En effet, les concours annuels de tragédies à Athènes étaient une institution civique pareille à celles des magistratures politiques et des tribu­naux, les citoyens pauvres étant subsidiés pour pouvoir y assister. En reprenant les mythes des héros des grandes cités grecques, "la tragédie est le premier genre littéraire qui présente l'homme en situation d'agir, qui le place au carrefour d'une déci­sion engageant son destin", dit Vernant[27]. Elle instaure ainsi le point de vue de l’éthi­que, donne celle-ci à penser aux Athéniens: pen­ser les rapports des humains et aux Dieux et à leurs actes, l'éthi­que se forgeant une certaine autonomie, mar­quée de plus en plus d'Es­chyle à Sophocle et à Euripide, par rapport aux dé­crets et aux oracles divins, celle des motivations des hu­mains. Disons qu'ils cher­chent à délimiter l'arbitraire[28] de la part des Dieux, à placer des mauvais actes ou désirs, voire de l'excès obstiné chez un Œdipe ou une Antigone, comme source des malédictions échouant sur les maisons des héros. Dans les dix lignes que l'Odyssée lui dédie (XI, 266-276), Œdipe meurt sur son trône à Thèbes, malgré la révélation de son parricide et de son inceste, seule sa mère-épouse se tuant. Ceci semble montrer que Eschyle et Sophocle reprennent cette histoire pour lui donner des conclusions adéquates à la souillure: ces so­lutions ne pouvaient être qu'éthiques, et donc tragiques. D'autre part, dans Œdipe-Roi de Sophocle, l'arbitraire d'Apollon est bien marqué dans le fait que sans l'oracle - dont la te­neur a incité Laïos à faire tuer son enfant (sauvé par les deux servi­teurs) et puis incité Œdipe à fuir de chez ses parents sup­posés -, sans l'oracle donc et son astuce, sa dissimulation, entraî­nant celle de Laïos et d'Œdipe à la façon d’un piège, il n'y aurait pas eu de tragé­die. Tandis que dans Les Sept con­tre Thèbes (746-751) d'Eschyle, le motif qui a déclen­ché les malheurs tombant sur trois gé­nérations de la maison de Laïos a été la surdité de celui-ci au refus, répété trois fois, d'Apollon de lui donner un fils, ce qui semble souligner ce qui est peut-être le principal motif mythique partout: la fécondité (des femmes, des fe­melles, des champs) ou bénédiction est un don des Dieux, elle échappe au con­trôle des humains, qui doi­vent l'accueillir. À l’autre extrémité, chez Euri­pide, dans le Prologue de Les Phéniciennes, Jo­caste attribue le tort de Laïos à l'ivresse et au plaisir, donc seule­ment au niveau des pas­sions humai­nes des futures éthiques philo­sophiques. Mais ce jeu, entre les dons multiples des Dieux (cette mul­tiplicité étant l'un des sens de ce que nous ap­pelons 'polythéis­me') et les motivations des héros, reste ouvert aux in­terprétations et aux débats des specta­teurs, il éveillera le ques­tionnement de la pensée civique. Socrate prolongera ce question­nement, tout en poussant ses in­ter­locuteurs à placer la raison - et le critère du bien / mal séparés - comme leur seule motivation éthique. Et en dépla­çant aussi le bien des maisons[29] vers les âmes: la trilogie socratique (Apologie, Criton, Phédon) fait de sa condamnation à la mort un bien, à l'en­vers donc de toute tradition tragi­que, Nietzsche l'a bien marqué. Peut-on se figurer Œdipe avec une âme immortel­le?

La cité-fiction de la Politeia
22. On arrive ainsi à la philosophie. Il va de soi qu'il ne s'agira pas ici d'un exposé d'en­sem­ble de Platon et d'Aristote, les deux grands de l'école socratique, que de l'évocation de quelques ques­tions qui rendent plausible la com­paraison promise avec l'écriture des Prophètes hé­breux. Une visite rapide de la compo­sition de la Politeia[30] de Platon nous servira de porte d'entrée, qu’on ouvrira par une métaphore. Le prêt-à-porter, qui nous est si familier, n’est devenu courant qu’après la grande guerre de 1939-45, auparavant les mères de familles nom­breuses de­vaient souvent agrandir les vieux 'pulls' de leurs gos­ses, l'art de ce tricot étant d'enjoliver la coutu­re en­tre la vieille laine et la ré­cente pour qu'on ne la remarque pas. Il en va de même quand un au­teur reprend un texte fini pour y rajouter des nouveaux chapi­tres: l'art de Platon, qui, selon Denys d'Halicar­nasse, révisait sou­vent ses dialogues, est si consommé que, même au­jourd'hui, les commentateurs ne remar­quent pas toujours les artifi­ces de bro­de­rie qu'il a utilisés. Le tri­cot littéraire de Platon est lisi­ble dans l'épisode - raconté au dé­but du li­vre V (449b-450c) et re­pris au début du VIII (541b-544b), avec un résumé des trois chapi­tres rajoutés - des deux auditeurs de Socrate se par­lant à l'oreille et l'obligeant en­suite à reprendre la question de la com­munauté des femmes. On peut ainsi distinguer dans la Politeia au moins trois ré­dactions: d'abord celle du Livre I, sur la justice, qui faisait pendant aux premiers dialo­gues dits socratiques et aporétiques, sur les vertus (piété, coura­­ge, tempérance)[31]; puis les Livres II, III, IV, VIII et IX, dont l'unité est claire: pro­position d'un nouveau modè­le pour la polis avec un projet d'édu­cation des citoyens, suivi de l'évaluation né­gative des qua­tre ty­pes de consti­tution que les cités ont connues his­toriquement; enfin, les Livres V, VI et VII ré­pondent à la ques­tion de la possibilité de cette ville idéale et de l'abolition des mai­sons de leurs gardiens en proposant les philoso­phes comme chefs de gouverne­ment et le projet de leurs études, au­tour de ce qui deviendra l'ontologie, la théorie des Formes idéales comme fonda­tion du modèle propo­sé, dont le Livre X re­prendra des consé­quences[32].
23. L'intérêt de ce plan est qu'il permet de saisir les trois grandes étapes de la pensée de Platon. a) Dans la première, il est plus ou moins proche du Maître et du non-savoir affiché par ce­lui-ci, de sa façon de 'critiquer', di­sons, les traditions et les enseig­ne­ments ap­pris d'autrui sous forme de répétition, de sa façon d'utiliser la dé­fini­tion sans proposer d'issue à la question éthique dé­battue, car celle-ci doit venir de l'exercice de pensée et du change­ment de vie de cha­cun des auditeurs, de l'exercice même de la vertu dont on débat. Il y a donc une sorte de 'scepti­cisme' par rap­port à la tradi­tion (attitude moderne par ex­cel­len­ce, que Descartes, par exemple, re­prendra dans son doute mé­tho­dique) qui n'en est pas un (chez Des­cartes non plus), puisque contre le 'relativisme' de ces contradic­teurs. b) La seconde étape rompt avec l'ambivalence de cette attitu­de, en se proposant une tâche de pensée politique iné­dite: observer "la naissance d'une cité" (369a-b) pour en re­penser le modèle, la constitution. Cette deu­xième rédaction de la Politeia semble conve­nir assez bien à l'auto-portrait de Platon comme pen­seur de la cité, de la politi­que, au début de sa 7e lettre: elle ra­conte sa rup­ture d'avec la manière socratique - métaphorisée dans le change­ment d'optique, de l'échelle des let­tres (368d) - dans le passa­ge du ques­tion­ne­ment de la vertu de chaque humain à celui de la cité. D'où lui est-il venu, ce nouveau projet? Des di­vers efforts de réfor­me poli­ti­que démocratique à Athènes deux siècles durant et de la consta­ta­tion de leur échec, échec que la condamnation du juste So­crate rend définitif, qui oblige donc de tout re­penser, de repartir à zéro. La thèse essentielle, plus que l’abolition de la propriété pri­vée, consis­tait dans l’abolition des maisons elles-mêmes, dans leur dou­ble di­mension, celle de la parenté et celle de l’activité économi­que[33]. c) La troi­sième ré­daction concerne ce qu’on appelle d’habitude le plato­nisme, c’est l’invention même de ce qui est devenu pour nous la philoso­phie: du premier livre au second, l’éthique s’élar­gis­sait à la politi­que, au troisième les deux s’élargissent à l’ontolo­gie. Il s’y agit, sinon d’une première rupture de Platon avec l’école parmé­nidienne, du moins de son détournement. D’une façon très générale, on peut dire que les sa­ges pré-philoso­phes parmi lesquels s’inscrivait l’éléa­te Parménide, étaient le pen­dant grec de la mouvance de la grande innovation d’écriture et d’éthique qui s’est manifestée en Asie dans le Ier mi­l­lénaire avant notre ère: Zarathoustra en Perse (700-630), Lao-Tseu (640-517) et Confucius (551-479) en Chine, Bouddha en Inde (543-479), ont en­gagé, en marge des so­ciétés à maisons, des expériences ‘spirituelles’ tournées vers d’autres envies que celles de l’honneur à la guerre et de la riches­se, d’autres désirs que ceux de la table et du lit, vers une éthique autre que la morale des maisons destinée à s’as­surer la bé­nédic­tion des Dieux. La “voie de la vérité” de Parmé­nide, opposée à celle du mensonge, tranchait d’elle-même entre le Bien et le Mal, faisait le départa­ge - éthique­, spirituel et intellectuel à la fois - en­tre cette expérience marginale de l’être et de la pensée, d’une part, et celle de la mul­tiplicité mêlée de non-être (contingences des choses, corruptibili­té des corps, dissimulation des humains), qui est le lot des opi­nions humaines, pas sus­cep­tibles de vraie pensée: de ce qui est immutable dans ce qui change. Or, tout en maintenant cette dualité entre l’intelligible et le sensible, Platon, fort sans doute du sa­voir géomé­trique hérité des pythagori­ciens et devant former intellec­tuelle­ment ceux qu’il destine à gou­ver­ner la cité, inaugure, contre Socrate et peut-être aussi contre Parménide, le pro­gramme positif du sa­voir sur les choses sensibles - surtout les hu­mains et leurs oc­cupa­tions - en leur posant des modèles im­muables et éternels, les Eidê ou Formes idéales, ‘effets’ chez lui du travail de la définition[34]. Vue d’un autre côté, cette troi­sième étape de la Politeia re­noue toutefois avec les deux anté­rieures et les ac­corde: la théorie des Formes idéales suppose toujours que seule l'âme d'un chacun peut ve­nir, par réminiscence, à la sa­gesse[35], d'une part, et d'autre part, en étant au cœur du plato­nisme, cette théorie se donne comme la justification de la place prépondérante de la pensée philo­sophi­que au gouverne­ment de la nouvelle cité. L'uni­té de la politi­que, de l'éthique et du savoir, voilà le grand des­sein de Platon, dont les dialogues con­tem­porains de la troi­sième ré­dac­tion (Cra­tyle, Gor­gias, Ménon, Banquet, Phédon, Phè­dre) tra­vail­lent des motifs divers et la Politeia exhibe le plan d'en­semble[36].
24. Soit encore une brève allusion à la 4ème étape, enta­mée par le Parménide et assurée par le Théétète: c'est celle de l’éva­lua­tion - cri­tique et défense - des Formes idéales, Socrate y étant délogé de la place principale (reprise seulement dans le Philèbe) au bé­néfi­ce du vieux Parménide, qui argumente avec un homo­nyme d'Aristote, comme si Platon indiquait par là que cette der­nière étape de sa pensée était le fruit des discussions avec son jeune dis­ciple[37]. Tou­jours est-il que les textes suivants, le Sophiste, le Politi­que, Philèbe, Timée, Critias et les Lois, se tourneront vo­lon­tiers vers les réalités ter­restres en elles-mêmes, si l'on peut dire, et non plus du seul point de vue de leurs rapports aux Formes idéales, celles-ci étant re­layées par quatre genres de l’être: deux princi­pes, l'Illimité et le Li­mité, leur mé­lange[38] et la source de celui-ci, le dieu ou l'Idée de Bien (Philèbe, 23d), qui avait déjà d'ailleurs la primauté dans la Politeia (VII, 517b-c). C'est comme si cette problématique faisait un pas de plus, qui reste sans doute plato­nicien, dans la rupture d'avec So­crate et Parménide dans la di­rection d'Aristote, de la phi­losophie de la physi à venir.
25. L'intérêt de cette façon de comprendre la Politeia comme le texte-matrice de la pensée de Platon, c'est qu'il devient possible d'en comprendre la très forte systématicité malgré le 'pu­zz­le' de ses nombreux dialogues. C'est la différence entre Pla­ton et Aristote qui se marque aussi: où le premier assoit sa pen­sée sur la réforme de la cité, de la polis, le second déplace ses as­sises vers la nature, la phy­sis, à laquelle la cité, comme la maison (que la Politeia abolissait), sont rattachées, comme des réali­tés 'naturelles'. On peut supposer que, sans cette rupture de la Politeia, on n'au­rait pas ce que nous nom­mons philosophie, que de la litté­rature, à l'instar des grandes cultu­res asiatiques. Cette extraor­di­naire fiction d'une polis idéale fait ainsi pendant avec la scène-fiction de l'allian­ce du Deutérono­me, les deux faisant étroitement le lien entre éthi­que et politique, et voici que l'on trouve, de fa­çon toute à fait inat­tendue de moi-même, car cinq ans après la première rédac­tion de ce chapitre, un premier pa­rallè­le entre ces deux gestes d'écriture, sur quoi, à mon tour, je re­fer­me la couture de mon tri­cot. Dans ce qui suit, ‘Platon’ sera, comme la tradition l’a toujours entendu, celui de la 3e étape.

Les deux mondes
26. La polis est donc, en un certain sens, séparée de l'oikos, de la maison, on l'a dit. Celle-ci ne change pas, à mesure du temps de vie d'un homme du moins, elle reste le domaine par excellence du religieux par rapport à la cité[39], tandis que la cité démocra­tique est tou­jours en proie aux discours litigieux concernant la politique, les affaires, les tribunaux. Protagoras en tire les consé­quences: il faut que l'humain devienne la mesure de toutes les cho­ses[40] (l'humain, c’est-à-dire le citoyen: c'est tou­jours le sens plein d' 'homme', an­thrôpos, chez les Grecs classiques)[41]. Mais ces 'choses'-là, celles de la cité, sont essen­tiellement affaire de con­flits d'intérêts, au­cune me­sure ne pourra être généralisée au bien de toute la cité, on tombe dans le relati­visme. Et c'est pourquoi Platon devra es­sayer de trou­ver le moyen de fonder les débats éthiques et poli­ti­ques de façon à pouvoir assu­rer une vérité valable pour tous, 'idéale' par rapport à ces débats de la polis, pas susceptible d'être appropriée par un cha­cun, comme à son avis il arrive avec ces so­phistes détes­tés. Il faut rapporter la cité - toujours soumise au change­ment hé­raclitéen - à la stabilité du monde divin et éternel. Le monde in­telligible devien­dra le paradigme du monde sensible changeant, de toutes choses d'ici bas, toutes co­piées, secondes, imitées (mimêsis) d'un Eidos, d'une Forme idéale éternel­le. Son dis­cours ‘vrai’ se détache ainsi net­tement de ces discours ‘faux’ des so­phistes, la réa­lité sen­sible ne sera fondée, du point de vue de l'epistêmê, du sa­voir, que dans son rapport à l'éternel, à l'im­muable intelligible.
27. La réponse d'Aristote est autre. Tout en maintenant un rapport de mimêsis entre le monde divin et des astres et le monde sublunaire, il remarque la séparation (chôrismos) nette entre les deux, tout en valorisant le concept de mimêsis: non plus imitation tout court (des étants de chaque espèce d'ici bas par rap­port à une Forme idéale), c'est l'ensemble du monde d'en bas qui imite l'autre, selon une mimêsis conçue plutôt comme repro­duction des mouvements, l'un parfait et mathématiquement ré­gu­lier, l'autre imparfait, pas susceptible de mathématique, cher­chant à atteindre son telos, son but; d'une part, s'il s'agit de la physis au sens fort - l'ensemble des vivants et du feu, de l'air, de l'eau et de la terre, un ensemble qui reste hors de l'atteinte ré­gu­latrice des humains -, cette imitation se fait de façon régulière, selon les buts des cycles de la reproduction naturelle; d'autre part, pour tout ce qui a trait soit à la politique, soit à l'éthique, soit encore aux techniques ou arts di­vers, ce sont les humains qui doivent par mimêsis combler ce qui, chez eux, manque à la phy­sis, ce qui im­plique qu'ils se donnent d'avance des buts à attein­dre. Il s’agit du dernier pas dans l’éloig­nement de Parménide après ceux de Platon: le monde sensible ou corruptible d'ici bas de­vient autonome en termes de savoir; il fau­dra chercher, dans cha­que domaine, bio­logique ou politique, par exemple, les di­verses cau­ses agissantes, les conditions de leur excel­lence ou per­fection, ce qui en somme les meut dans leur devenir. Par là, à l'inverse de Platon, dont le discours garde une sorte de homogénéité des pro­blématiques sous la pré­pondérance de celles concernant la politi­que et l'éthique, les di­vers 'traités' d'Aristote, le grand penseur de la physis ou nature, gagnent une autono­mie relative, vrai et faux ayant à se chercher des critères différents selon les domai­nes en question.
28. Socrate et Platon se sont dé­sintéressés des recherches con­cernant la physis des philosophes les précédant (Aristote en faisait grief à Socrate, § 6). L'âme immortelle de Platon, notamment, lui échappe. L'opposition entre l'intelligible des Formes idéales éter­nelles et le sen­si­ble traverse les humains, car l'âme, psychê, écartée entre sa con­formité et parenté au monde éternel, d'une part, et son atti­rance, de par ses désirs, vers les choses péris­sables, d'autre part, sera définie par son opposition au corps, sôma. Cette opposition est donc aussi essentiellement de l'ordre de l'éthi­que, car tout l'art de vivre des humains doit tendre à la domination de leurs désirs ou passions corporelles, à la purification de toute attache sensible. So­crate en est le paradigme dans le dialogue du Phédon - censé se passer le jour même de la mort de Socrate, dont le récit clôt le dia­logue - con­sacré à la démonstra­tion de l'immor­talité de l'âme: une vie consacrée au savoir et à la vertu et non point aux plaisirs de manger et boire, de l'amour et des ornements du corps, c'est une vie qui s'est tou­jours préparée à la mort et qui n'a de sens que dans "le ferme es­poir qu'il ait quelque chose après la mort" menant à la perfection cette connaissance que l'on a tou­jours poursuivie (Phédon, 63b-67a).
29. Mais ce paradigme prolonge celui des prédécesseurs des philosophes, les sophoi, ces sages qui ont laissé "les biens que d'au­tres estimaient importants - l'argent, l'honneur, et même le foyer et la famille", ces "grands excentriques [...] qui, de propos dé­libéré, s'isolent de la société des hommes pour se consacrer à leurs étu­des"[42]. Et ces sophoi, à leur tour, à l’instar des spirituels asiatiques (§ 23), prolongent d'autres ve­nus avant eux, devins, poètes et sages à la fois, voyant l'invi­si­ble, con­naissant les origines des Dieux, du monde et des humains, pré­voyant l'avenir, menant une vie ascéti­que dans le silence du dé­sert ou des cavernes, végétariens et s'abs­tenant du sexe, accu­sant cer­tains aspects du shamanisme (Vernant, 1988, pp. 385-389). Voici que l'on retrouve des origines lointaines pour les phi­loso­phes grecs qui rejoignent celles des prophètes hé­breux. On peut alors oser une interprétation pour l'âme immor­telle de Pla­ton: l'abandon délibéré de la maison et de ses plaisirs (manger, boire, l'amour, le souci de la beauté des habits, des chaus­sures et d'autres ornements du corps, Phédon 64d), c’est-à-dire, des fruits eux-mêmes, si prisés, de la béné­diction de la maison, c'est le dé­placement de celle-ci pour la seule âme et sa vie de vertu et con­naissance ("l'objet de nos désirs, c'est la vérité", 66b, "délivrer l'âme [...] c'est à ce but que les vrais philoso­phes, et eux seuls, aspirent ar­demment et constamment", 67d). Chez ces 'margi­naux', la bénédic­tion ne relève plus de la maison ni de son écono­mie[43], ni de la polis ni de ses honneurs, comme c'était le cas des tragédies, mais du par­cours sin­gulier de leurs vies tournées vers la connaissance et la vertu, leurs vies de philo-sophoi, de ‘amants de la sagesse’: c'est la béné­diction de leurs âmes[44]. Avec cette con­séquen­ce, surprenante pour nous au regard de la postérité chré­tienne de ces concep­tions, que "entrer dans la race des Dieux, cela n'est per­mis à qui n'a pas été philosophe et n'est point entière­ment pur, ce droit n'appartient qu'à l'ami du sa­voir" (82c): seuls les amants du savoir sont sûrs de passer vérita­blement avec les Dieux leur existence après la mort, tous les au­tres étant voués à l'errance, aux réincarnations purifi­ca­trices, la meilleure position étant celle de ceux qui ont excellé dans la vertu mais sans être des philosophes (Phédon, 80a-82d). Car seules les âmes de ceux-ci, de par la rémi­niscence, ont été suffi­samment proches des Formes idéales éter­nelles. Une éthique théolo­gi­que est donc au cœur de toute cette ar­gumentation, une éthique intellec­tuelle, disons[45].
30. Là encore Aristote prendra des distances par rapport à son Maître. Son hylémorphisme, ses conceptions de l'âme comme 'forme' et du corps comme 'matière' des vivants, sa multiplication des âmes (nutri­tive, sensiti­ve, intellective), empêchent l'opposition âme/corps d'être si mar­quée que chez Platon; sa conception 'positive', pour ainsi dire, de la physis et de l'autonomie relative (sans Formes idéales éter­nelles) du mou­vement, l'amène à une 'physique' de l'âme / corps bien plus fouillée. En refusant les Formes idéales, il re­fuse aussi l'immortalité de l'âme, seule l'une de ses facultés, de façon bien mystérieuse pour nous, ne mou­rant pas, le nous, l'intellect, ayant part à l'Intellect Agent (transcendant) (§ 23n). Et c'est là probablement qu'Aristote se tient, lui aussi, dans la descendance des vieux so­phoi: leur secret, ne se­rait-il pas le caractère divin de cette in­croyable expérience que l'on nomme pensée? (voir 3. 21). C’est-à-dire, ce qui nous arrive et nous ravit d'une telle force et puissan­ce, que l'on ne peut prétendre à être soi-même sa source. Cette fabuleuse ex­­rience, ne pouvant venir des prédéces­seurs, car les dépas­sant tellement, comment ne pas l'appeler divine? Les pro­phètes ap­pe­laient cela parole de Yahvé. Les philo­sophes n'en ont pas été si éloignés que cela.
31. Résumons. La grande différence, à l’instar des Bibles et de toutes les grandes civilisations non-coperniciennes, est celle entre les deux Mondes: le Ciel et la Terre, là les divins, ici les hu­mains mortels, selon le Quadriparti de Heidegger (7. 7-9). Dans la Terre, les maisons sont soumises aux régularités cycliques de la physis, elles ne changent donc pas comme la cité. Il y avait donc deux critères possibles, pour évaluer philo­sophiquement ces chan­gements, aux niveaux éthique, politique et du savoir: soit les ré­gu­larités du mouvement des astres, susceptibles d’être comprises mathémati­que­ment en astronomie, soit celles du mouvement des vivants selon leurs reproductions et les rythmes du jour / nuit et des saisons des années. Platon le géomètre a choisi le premier repère, Aristote le naturaliste le second. Mais dans les deux cas, éthique et politique sont très liées. La pre­mière a trait au citoyen de la polis, à sa façon d'y agir et d'y partici­per à la vie sociale, aux magistratures, aux débats de l'agora. Le se­cret du Bien (Platon) ou du Bonheur (Aristote) de la cité réside dans l'excel­lence de la vertu de ses légis­lateurs et gou­vernants, de­vant aider à exceller aussi celle des ci­toyens. Être ver­tueux, c'est tou­jours savoir commander: chez soi à sa femme, à ses enfants et à ses escla­ves, dans la cité à ceux qui lui sont subordon­nés, dans sa vie aux pas­sions des corps et à leurs excès toujours à craindre. C'est dire que les dialogues ou les traités d'éthique s'adressent seulement à ceux qui gouvernent et qui com­battent. La différence entre Platon et Aristote revient à ce que le premier, liant toutes les choses au monde des Formes idéales auquel seul le philosophe a accès, place celui-ci au poste de commande, le philoso­phe-roi, tandis que le se­cond, auto­nomisant les savoirs et les com­pétences, limite le rôle de celui-qui-sait à être le conseiller avisé de celui ou de ceux qui font les lois et qui gouver­nent[46]. Mais, par exemple, les deux préfèrent que la popula­tion soit limitée dans la polis, posent l'autarcie comme idéal contre l'intrusion du com­merce, etc.

Physis et définition
32. Nous arrivons à une question primordiale dans cet ex­posé, celle de la notion de physis dans la philo­sophie grecque. Il serait intéressant de savoir comment Aristote, son théoricien, comme on sait, a été amené à remplacer - au niveau de la matrice philosophi­que, si l’on peut dire ainsi - la 'cité platonicienne' par la physis, dont dépendra la cité, chez lui "naturelle". Dans le très beau texte de 1940, "Ce qui est et comment se dé­termine la Phusis" (Questions II), Hei­degger prétend que "la 'Physique' d'Aristote est, en retrait, et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée, le li­vre de fond de la philoso­phie occiden­tale" (p.183). Il commence par une traduction illisible du premier chapitre du second livre, il­lisible par rapport à nos habitudes de traduction, car il s'agit indis­socia­blement et d'Aristote et d'Hei­degger, d'Aristote traduit en heideggérien. Le texte est un com­mentaire, pas à pas, de ce chapitre, en repensant chacun des con­cepts les plus connus de l'aristoté­lisme. Le fruit d'une plante relève de la physis, il vient à la présen­ce, avec un eidos (forme), un visage qui ap­paraît dans ce qui lui était dis­po­nible (hulê, le bois littéralement[47]), dans un mou­vement qui est sous le pouvoir (archê) de la physis, lequel pouvoir, autant que le mouve­ment qui donne le fruit, lui est in­hérent, ne lui vient pas de l'exté­rieur (comme c'est le cas d'une table, dont l'eidos lui vient du tra­vail du menuisier sur le bois). Or, ce pouvoir se dissi­mule essentiel­lement, la disparition vers l'ab­sence (sterêsis, dans les traductions habituelles, pri­vation de la forme) de la fleur à l'avènement du fruit signalant cette oc­cul­ta­tion, ce retrait comme condition de la venue du fruit et de son se-tenir-là. L'ousia[48], dit Heidegger, relè­ve de cette mobilité, de la durée des étants naturels, les vi­vants, tou­jours sous le pouvoir caché de la physis [49]. Le temps de la genèse - le venir du fruit et le s'en aller de la fleur - est es­sentiel aux étants vivants: à leur être et à leur déploiement. Les deux pa­ges finales de cet essai reviennent à un aphorisme d'Héra­cli­te (fragm. 123) pour y déceler une conception de l'être comme physis: "l'être aime son propre retrait" (p. 275), il aime se retirer, se dissi­muler dans le mouvement même qui affermit son déploiement dans la venue à l'ouvert. Il s'ouvre en se clôturant, se dé-couvre (a-lê­theia, 'vérité' en grec) en se gardant couvert, caché (lêthês). Dans cette lecture, la physis ou nature est l'Être au sens fort que le mot a tou­jours chez Heidegger. Or, dans un texte de cinq ans plus tôt, il est dit de la physis: "[...] L'arbre et l'herbe, l'aigle et le taureau, le ser­pent et la ci­gale ne trouvent qu'ainsi leur figure d'évidence, ap­pa­raissant comme ce qu'ils sont. Cette apparition et cet épa­nouis­se­ment mê­mes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nom­més très tôt Physis. Ce nom éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l'homme fonde son séjour. Cela nous le nommerons la Terre. De ce que ce mot dit ici, il faut aussi bien écarter l'image d'une masse matérielle dé­posée en couches que celle, purement astro­nomique, d'une planète. [C’est-à-dire, il ne s’agit pas de la terre comme étant, comme objet de sciences]. La Terre, c'est le sein dans lequel l'épanouis­sement re­prend, en tant que tel, tout ce qui s'épanouit. En tout ce qui s'épa­nouit, la Terre est présente en tant que ce qui hé­berge [...]"[50]. L'Être de Heidegger, c'est la Terre[51].
33. Plus tard, cette Terre sera l'une des quatre sources du don multiple dans le Geviert (7.7-10). Lieu donateur du séjour, de l'habitation des mortels, on s'en souvient. Et l'on comprendra la rai­son de ce rappel: c'est qu'il semble qu'il ne sera pas trop oser de dire que cette concep­tion de la physis comme ce qui donne l'être et l'habitation des hu­mains serait en rapport, chez les Grecs, avec l'économie de la béné(malé)­diction des maisons (dont je postule­ une équivalence avec celle des Hébreux). En rapport avec la maison grec­que (l'oikos), séparée de la polis par la démo­cratie, comme l'on a dit. La même raison qui nous a fait recourir alors à Heidegger, nous a ra­mené ici à lui: c'est que l'en­jeu de la défini­tion philosophi­que sur les séparations de la polis athé­nienne de­vient comparable à celui de l'écriture prophétique. Car, même si souvent le terme phy­sis est, chez Aristote, plus large[52], son sens premier, celui de la Physique, reste lié de préfé­rence à ce qui se passe à la maison, où pré­domine ce qui se meut de soi-même, agriculture, élevage et nais­sance et croissance des hu­mains, ce qui relève (plus directe­ment, disons) de la Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels[53].
34. Or, que fait la définition? En délimitant l’étant pour en trouver l’essence, elle l’arrache à son contexte de donation par la physis, ce que l’âme fait de même à l’égard de chaque humain. Pour le réussir, elle doit délimiter et réduire l'être à ce qui, comme fonds inhérent à l'étant, le tient, à ce qui reste le même en deçà de ses changements temporels: l'ousia con­çue comme substance et/ou es­sence, telle que nous tous l'avons ap­prise, même sans aller très loin dans les études de phi­losophie, telle qu'elle fait partie de nos lan­gues et de notre cul­ture occiden­tale. La définition a séparé les cho­ses, les vivants, les humains, de l'Être, de la Physis, de la Terre qui les donne tout en dis­simulant ce don. Ce serait elle qui a forcé l'oubli de l'Être, de la Terre. Elle a fait oublier ce qui, de soi-même, s’efface, reste en retrait. Il ne s'agit donc pas de 'critiquer', cela va de soi, il n’aurait aucun sens d’être ‘contre’ la définition; j'ai plutôt le sentiment d'être en train de faire mon éloge-de-la-Philo­sophie, comme j'ai fait celui de la Bible prophétique, de ces textes qui ont contribué à faire éclater la clôture des sociétés à béné(malé)diction (pour lesquelles nous ne sau­rions avoir aucune sorte de nostalgie: un citadin peut aller vivre dans un vieux village, il ne saurait de­venir villageois). Il s'agit ici de la condition même de notre pensée, de nos savoirs, de no­tre civi­lisation, qui n'aurait été possible sans cet arra­chement des humains à la Terre-physis que l'âme im­mortel­le - définissant l'essentiel de l'homme[54], 'séparable' de son corps (9. 23-24) - a rendu reproductible dans le chris­tianis­me ulté­rieur. Mais restons à l'ousia. Aristote lui oppose l'acciden­tel, le sum­be­bekon, à la lettre ce-qui-arrive-avec. C’est-à-dire, ce qui est événement, ce qui peut arriver ou ne pas arriver (ce qui est pos­si­ble, dunaton), donc pas 'essentiel' ni nécessaire, ce qui, chan­geant, temporel par définition, aléatoi­re, événementiel, sup­posant une multiplicité de 'dons' (de motifs, de sources), arrive à ce qui reste perma­nent, comme ousia (substan­ce donc ou essence). C'est Aristote qui, le reprenant de Platon, a frappé le terme de sa technicité philo­sophique: où est-il allé le prendre? Eh bien, à la maison, car le sens habituel d'ousia en grec classique, forme par­ti­cipiale du ver­be eimi, être, c'est l' "avoir, le bien, la fortune, la ri­chesse", dit un dictionnaire, "notamment une terre, une maison", précise un autre. C'est-à-dire, ce qui dans une maison - les gens changeant à chaque génération, dans leur succession généalogi­que - reste en perma­nence, comme patri­moine stable de l'habita­tion et du tra­vail, ce qui est hérité, en somme[55]. Cepen­dant, avant cette va­leur de stabilité que nos ter­mes latins ont traduit, en la figeant, l'ousia, terre et bétail no­tamment, était dans chaque maison ce qui en fai­sait l'activité éco­nomique, ce qui la nourris­sait, lui don­nait les bé­nédic­tions. En quelque sorte, l'ousia était pour le ci­toyen grec plus que le terri­toire habité, c'était la terre que ses ancê­tres avaient reçu de la Terre comme leur habi­tation, comme condition de leur survie en tant que maison, de la perpé­tuité du lignage: la Terre donatrice de la mai­son. Aristote n'a donc point forcé le mot, en le te­chnici­sant: il est lié essentiel­le­ment à la vie comme mouvement de soi-même, comme mou­ve­ment de la physis; il s'est donc dé­placé lui aussi, à la suite de l'âme: en quittant la maison, ousia est venue dé­finir l'étant, le séparer de sa source.

Les causes relient les séparés
35. Les étants, tout ce qui est, les vivants, les choses, sont ainsi définis dans leur être, séparés de ce qui les donne, les fait venir à la présence. Mais on définit en vue de la connaissance de ce qui est défini, et celle-ci demande la connaissance des étants qui lui ont donné origine, la connaissance de ses causes. Le bois (hulê, cause matérielle), la forme à lui donner (morphê, cause formelle), le me­nui­sier avec ses instru­ments et son art (kinoun, moteur, cause mo­trice ou efficiente), le but (telos) prévu (cause finale), ce sont, selon Aristote, les causes d'une table comme œuvre d'art (technê). Les causes relient donc les étants, la table liée au bois (causé d'autre part par l'arbre), au corps du menuisier (causé, lui, par ses parents), à son art (causé par l'apprentissage), et ainsi de suite. La table est faite par un autre, qui lui est extérieur, le menuisier, qui imite la nature, la physis. Celle-ci joue d'elle-même, de l'intérieur du vivant, plante, animal ou humain. Matière et forme: corps et âme. Les pa­rents, cause motrice, donnent le mouvement qui tendra vers son but, selon son ousia, mais entre ce qui est donné comme possibilité, en puissance (dynamis) et l'atteinte du but (entelecheia), il y a beau­coup d'aléatoire, d'accidentel, qui rend possible que les possi­bili­tés s'actualisent en-œuvre (en-ergeia) selon ce but[56]. Les étants sont ainsi con­naissa­bles de par leurs causes, rapprochés les uns des autres se­lon leurs ousiai, classifiées en espèces, celles-ci en genres, et d'autre part l'accidentel, l'aléatoire, y garde sa place. Car le mou­vement des vivants (pour se nourrir, chasser, fuir, etc.) est la matrice de tout ce savoir, qui se cons­truit dans un ré­seau lié, peut-on dire, dans les textes philo­sophiques[57], physiques, scien­tifiques, politiques.
36. Ce réseau des connaissances se surpose, si l'on peut dire, à celui de l'expérience habituelle. Par exemple, celle du quotidien de la maison, de ses travaux et de ses usages, là où le Grec reli­gieux attend la bénédiction de ses Dieux. Dans ce paysage quoti­dien, les diverses choses et activités se côtoient, dans l'espace et le temps, comme nous disons, de façon hétéroclite, par rapport au 'vrai' ré­seau des espèces et de leurs causes construit par le sa­voir: animaux et végétaux selon leurs espèces, meubles, vête­ments et d'autres outils, arts divers de culinaire, de médecine, et ainsi de suite. Tout peut-être n'a pas été défini et classifié ainsi, mais tout peut l'être. On le fera pour la grammaire, dans la trace d'Aristote (Poétique, chap. 20): dans un texte, les mots sont mêlés entre eux, dans la gram­maire ils se classifient en noms, verbes, conjonctions, syllabes, élé­ments. Comme les raisonnements seront classifiés se­lon les cau­ses en divers types de syllogismes, les ca­tégories de la pensée en lan­gue grecque, les types de sociétés et de cités, leurs constitutions politi­ques, les actions éthiques et sa causalité pro­pre, les arts poéti­ques, les parties de chacune, les procédés de la rhétorique. Ce fût l'œuvre, encyclopédique avant la lettre, d'Aristote, telle qu'elle saura résister à toute ­mise en question jusqu’à Occam et au-delà. À la fois physique, onto­logique et logique, cette syn­taxis causale - dé­termination qui tient compte de l'aléatoire[58] -, cette mise en ordre (taxis) des étants les uns avec (syn) les autres, reprise théolo­gique­ment par Thomas d’Aquin, sera la matrice même de la grande pen­sée eu­ro­péenne classique, y compris dans son geste de s'appuyer sur Pla­ton pour contester l'aristotélisme.

Le Dieu est Cause non causée (moteur immobile)
37. La très nette séparation entre le monde de l'intelligible, le monde divin et céleste, et le monde sensible, soumis au mou­ve­ment, à la corruption, sinon à un mal irréparable dans les poè­tes tragiques (Aubenque, p. 348), pose à la réflexion philosophi­que le problème de leur rapport, en vue de comprendre comment un monde en permanente génération et corruption peut subsis­ter. C'était déjà, mutatis mutandis, la question des mythes racon­tant l'origine des Dieux et du monde de la physis et des humains. Platon y répond de deux façons: d'une part, par la théorie des Formes idéales (ce qui est tou­jours) dont les étants d'ici-bas (ce qui devient tout le temps et n'est jamais) sont les copies; d'autre part, dans le Timée, par le récit à moitié mythique d'une cosmogonie. Car "nous ne som­mes que des hommes, en sorte qu'il nous suffit d'ac­cepter en ces matières un conte vraisemblable (ton eikota my­thon), et nous ne devons pas chercher plus loin" (29d, trad. Ri­vaud), ce caractère 'mythique' - à mi-chemin entre le jeu des en­fants et le discours ri­goureux, ici im­possible - de la cosmogonie étant d'ailleurs réguliè­rement rappelé dans la suite[59]. Le récit com­mence par le Dieu bon et sans envie[60], qui a donc voulu que tout soit le plus semblable possible à lui, qui en est la cause (aition)[61], selon le principe que "tout ce qui naît, naît néces­sairement par l'action d'une cause" (28a,c). Les Formes idéales in­telli­gibles lui servent de modèle, il a amené "du désordre à l'ordre" ce qui est "visible, dé­pourvu de tout repos, changeant sans mesure et sans or­dre" (30a), les deux mondes préexistant déjà, l'un or­donné, l'autre pas. Ce qui me semble à remarquer, c'est que ce tra­vail divin du dé­miurge artisan, façonnant avec du Feu, de l'Eau, de l'Air et de la Terre, un Vivant corporel sphérique, une Âme à son centre, la durée et le soleil et la lune et cinq planètes errantes marquant le temps, de­vrait se continuer par les quatre espèces de vivants: celles des Dieux cé­lestes, celles des espèces ailées, aquatiques et marchant sur terre. Le Dieu s'arrête cependant à la première es­pèce: les Dieux célestes ou astres non-errants, Dieux visibles et engendrés, relevant de l'astronomie (avec une allusion ironique aux Dieux de la religion grecque et à ceux qui en ont parlé, se croyant leurs des­cen­dants, 40d-e). Engendrés, donc ni immortels ni incorrupti­bles, ils ne seront point jamais dissous ni assujettis à la mort (41b) et ce sont eux qui sont chargés de donner naissance aux trois autres espèces, après que le Dieu ait façonné les âmes des humains, cette "partie qu'on nomme divine et qui commande en ceux d'entre eux, qui voudront toujours suivre" ces Dieux (41c). "Il aban­donna aux Dieux jeunes la tâche de façon­ner les corps péris­sables, d'y ajouter ce qui pourrait encore y manquer d'âme hu­maine et de tout ce qui en suivait, et de même, d'en prendre la di­rection, de gouverner ce vivant mortel, avec le plus de beauté et de bonté qu'ils le pourraient, et de telle sorte qu'il ne devint pas lui-même la cause de ses propres ma­lheurs. Et le Dieu qui avait réglé tout cela demeura dans son état ac­cou­tumé. Pendant qu'il se repo­sait, ses enfants, s'étant pénétrés de ses instructions, s'y conformè­rent" (42e, trad. Rivaud). Arrê­tons nous ici aussi: ce Dieu-cause donc s'est donné un temps de travail d'ar­tisan (supposant déjà de l'intelligible et du sensible désor­donné préexistants) et puis se re­pose, dans un récit qui ré­vèle quelques pa­rallèles avec le chapitre 1 de Genèse: sur le chaos initial, le Dieu introduit de l’ordre, mais en restant du côté du seul Bien, puisque s’il y a du Mal, il en est exempté par son repos, en retrait de son œuvre, comme s’il lui fallait laisser son autonomie[62]. Sans contradic­tion avec la Politeia qui dit des Formes idéales de beau / laid, juste / injuste, bon / mauvais: "chacune d'elles, prise en soi, est une; mais du fait qu'elles entrent en communauté avec des actions, des corps, et en­tre elles, elles apparaissent partout, et chacun semble mul­tiple" (V, 475e-476a, trad. Baccou), ce qui évoque le monde des maisons et de leurs usa­ges, "ce qui est mêlé d'obscurité, ce qui naît et périt" (VI, 508d), la multi­plicité relevant ainsi du domaine de la béné(malé)diction.
38. Pas question, pour Aristote, de suivre cette pente. Et d'abord, pas de place pour le mythe dans son discours, sauf dans ce qui a trait à la séparation des deux mondes: "une tradition, ve­nue de l'Antiquité la plus reculée et transmise sous forme de mythe aux âges suivants, nous apprend que les astres sont des Dieux et que le divin embrasse la nature entière. Tout le reste de cette tradition a été ajouté plus tard, sous une forme mythique, pour persuader la multitude et pour servir les lois et l'intérêt communs [...]. Si l'on sé­pare du récit son fondement initial, et qu'on le considère seul, à sa­voir la croyance que toutes les essences premières sont des Dieux, alors on s'apercevra que c'est là une tradition vraiment divine"[63]. P. Aubenque, dans son œuvre de­ve­nue classique, Le problème de l'être chez Aristote, développe lon­guement de façon très convain­cante l'existence de deux dé­marches dissemblables dans ce que l'on ap­pelle la métaphysique aristoté­licienne. L'une, à laquelle il propose de réserver l'expres­sion de philosophie première, est proprement théologique: elle concerne le monde céleste, le kosmos, car il est le seul qui soit or­donné et régulier, où sont les astres-Dieux visibles dans son mou­vement perpétuel circulaire et parfait (seul suscepti­ble de ma­thémati­que). Il y a donc un "Artisan de cet ordre splendi­de"[64], un Dieu qui cause ce mouvement parfait: il se montre dans le spectacle céleste, mais reste incon-naissable pour nous, pour nos ca­tégories physiques, qui n'ont de sens que pour le monde sublunaire, les­quelles catégories doi­vent donc être niées pour parler de la transcendance, comme le fera ensuite la tradition neo-pla­toni­cienne, et puis celle des mystiques. Et encore: seul ce Dieu se con­naît, seul il est théologien, mais il ne connaît rien de ce qui est hors de lui[65]. L'autre démarche con­cerne notre monde à nous, corruptible et mouvant, livré au dé­sordre, au hasard (donc pas un kosmos, dont le sens primordial est justement celui de l'ordre), qu'Aubenque ap­pelle ontologie (ou métaphysique), le terme 'être' n'ayant pas un sens commun aux deux mondes séparés. La diffi­culté qui en résul­tera pour le philosophe (celle de l'analogie), ce sera celle de ratta­cher le monde sublunaire au Dieu-Cause transcendant.
39. Le mythe admis n'aura donc de rôle autre que celui de dire la séparation radicale première. Les Formes idéales de Platon seront cri­tiquées doublement: la Forme idéale d'homme ne peut pas engendrer un homme, la Forme idéale n'engendre qu'une Forme idéale et l'homme un autre homme, d'une part; une essence ne peut pas être séparée de ce dont elle est l'essence, d'autre part. Et les deux arguments re­viennent au même: le terme 'être' n'est pas commun aux deux mondes. C'est donc tou­jours dans ce monde sublunaire qu'il faut tenir l'argumentation: c'est pourquoi Aristote bâtira une Physique, ce que Platon n'a pas su faire, tout en ayant ouvert le chemin de son disciple après le Parménide (voir mon essai de lecture Socrate et Platon ici-même). Car la difficulté est de taille, et elle s'est déjà posée à tous ses prédéces­seurs: comment comprendre qu'il y ait permanence (passible de connaissance, de texte gnoséologique) dans ce qui change sans cesse, dans ce qui est contingent? Les caté­gories méta­physiques principales du Stagirite (forme / matière, forme / priva­tion, essence / accident, puis­sance / acte, etc.) sont proposées pour, sinon résoudre, du moins approcher cette dif­fi­culté: comment com­prendre le mou­vement, le devenir, la nais­sance et la mort notam­ment? Par des causes, bien sûr, mais cel­les-ci doivent être conçues de façon bien plus complexe que chez ses de­vanciers. Le paradigme est celui de ce que nous appelons biologie, les animaux et les plan­tes qu'il a bien examiné et classifié, paradigme par excellen­ce de la physis elle-même. L'astuce d'Aubenque est de montrer que tou­jours les pairs de ces catégo­ries aristotéliciennes disso­cient, diffé­ren­tient, distin­guent par rap­port à un indissociable, le mouvement lui-même qui empêche l'être d'être un, le divise toujours-déjà d'avec soi-même[66]. Aucune caté­gorie n'est que par son autre. Trai­tées surtout dans les livres de la Physique, elles ne sont pas moins ontologiques ou métaphysiques. Donc, ce que le discours des défini­tions sépare, le discours argumentatif des cau­ses relie, met en série: puisqu'il ne définit jamais qu'en vue de cette liaison causale, il re­tient en quelque sorte la sépara­tion. Sé­rie des mou­vements qui s'engendrent l'un après l'autre, sans ar­rêt: sans dé­but du temps, car la matière, par exemple im­portant, n'est qu'en recevant des formes et s'en pri­vant par le fait d'au­tres formes, et à ce mouvement d'es­sences ap­partient le temps, les formes acci­dentelles, mais où l'Acci­dent comme tel est, lui, es­sentiel. Sans origine, ce temps-mouve­ment dans sa série, dans ses séries plutôt, donc toujours engendré, dans ses alterna­tives entre repos et mouvement, il ne peut pas ne pas avoir une cause (selon le même principe du Timée), plus préci­sément un Moteur hors-série, si l'on peut dire. Donc, pas mû, Im­mobile[67]: le Premier Moteur (prôton ki­noun). Aubenque (pp. 355sv.) souligne les diffi­cultés de l'argument, en ceci qu'il sup­pose une 'con­tinuité', de contact, de poussée, de motion, de cause motrice ou effi­ciente, entre le Premier Moteur et le Premier Mobile (le Ciel), ensui­te de celui-ci avec les mobiles inférieurs: la transcendance devien­drait imma­nence au monde sublunaire[68]. Pour essayer de résou­dre la dif­fi­culté, il y aura une dernière position d'Aristote, selon la­quelle le Premier Moteur, pour pouvoir rester immobile, ne meut plus que comme 'objet d'amour' (erômenon), non plus en 'touchant' le sen­si­ble au sens 'physique' où il serait aussi 'touché', mais au sens de 'l'émouvoir', qui 'touche' sans être touché lui-même (causalité fi­nale, comme dans la 'vision', qui touche en quelque sorte le vi­sage vu sans que l'œil en soit touché): plus qu'une solution défi­nitive, Au­benque y voit une "solution résiduelle, nécessairement obscure et imposée par la difficulté elle-même, à un problème qu'Aristote s'était efforcé vainement de résoudre par d'autres voies" (p. 365)[69].
40. La Physique ontologique ne démontrerait pas l'existence du Premier Moteur, celle-ci serait donnée par le Ciel, dans la théo­logie. Quoi qu'il en soit, ces deux sciences, différentes dans leurs démarches comme les deux mondes dont elles s'occupent, n'auront pas moins, dans les textes, des rapports plus ou moins étroits entre elles: démontré ou pas, le Dieu immobile et moteur reste le garant de l'unité princi­pielle et finale, si l'on peut dire, de tout l'ensemble des étants selon les espèces et les genres, en auto-mouvement, la Cause reliant ce que les séries des cau­ses laissent de non-lié. C'est cette appartenance in­trinsèque des étants et de leurs essences[70] au réseau des causes et à la Cause suprême, cette appartenance de l'ontologie à la théo­lo­gie, que Heidegger a dé­signé par onto-théo-lo­gie[71], autant en Platon qu'en Aristote et dans toute la tradition à la­quelle leurs textes ont donné naissance. L'Être n'y sera plus la Phy­sis, la Terre qui donne les étants dans leur durée temporelle, mais l'être-de-l'étant (chaque étant ayant 'son' être en-soi), 'opposé' dans l'aris­totélisme au tem­porel accidentel: l’ousia, intemporelle de par le gnoséologique, est comprise comme une présent qui perdure, un ‘maintenant perma­nent’. Bref, comme dans la scène du désert dans le Deutéronome, on peut dire, mutatis mutandis, qu’il s'y agit de la séparation des 'étants' (les hu­mains et ce qu'ils sont et font, les animaux et les plantes, les cho­ses) d'avec la phy­sis ou Terre et de la maison, de la béné(malé)­dic­tion. Que ceci soit déjà l'œuvre de la sé­paration cité / maison ne chan­ge rien à l'affaire: c'est ce que j'ap­pelais la geste philoso­phi­que.

Récit et gnoséologique, particulier et général
41. Revenons à notre proposition au début de ce chapitre. Le texte du mouvement singulier, particulier, relève de ce qui ar­rive à quelque chose, la faisant passer d'un accident à un autre: c'est un récit. Récit d'événements, comme nous disons, de l'acci­dentel donc. Le texte gnoséologique, lui, regarde les es­sen­ces et leurs caté­gories, vaut en général pour des genres et des espè­ces, pour des 'points de vue selon le tout', selon la lettre du terme te­chnique forgé par Aristote, katholou (tra­duit habituelle­ment par 'universel', traduc­tion que nous discu­terons dans notre prochain chapitre). Donc le gnoséologique de­vrait valoir sans aucune attache aux récits singu­liers, coupé de ceux-ci. Notre § 5 avait l'in­tention de montrer com­ment cette coupure radicale n'est possible sans avoir comme consé­quence l'illisibilité elle-même du gnoséolo­gique. Chez Aristote, si j'ai bien com­pris Auben­que (par exemple, p. 430, n. 4), 'divisé' et 'composé' vont de pair pour l'étant en mouvement et pour le dis­cours qui dit celui-ci: mais alors ce se­rait justement parce que récit (d'un mouvement singulier) et gno­séologique (théorie du mou­vement) sont indisso­ciables dans le moment de pensée d'écrire le gnoséo­logique[72]. Je se­rai ainsi tenté d'interpréter la thèse d'Auben­que - selon laquel­le il n'y a pas de système achevé de réponses chez Aristote, mais que du question­nement inachevé par des raisons essentielles (la pluralité irréduc­tible de l'être et du dire sur lui) - en disant que son texte, le premier grand en­semble de textes car­­ment gno­séo­logiques, reste toujours lié à des récits sans fin, à travers desquels il est sans cesse en contact avec le ‘reél quotidien’ dont son gnoséologique cherche la connaissance par espèces et genres. En bref, il garde toujours un certain caractère dis­cursif: un legô, 'je dis' (et des formules équivalentes, fréquen­tes chez lui) notamment pour introduire une définition, serait le porteur du gnoséologique lui-même, si l'on peut dire. C'est le 'je dis' de celui qui questionne, qui cherche, qui dé­finit. Ce serait la lectu­re de son texte par d'autres, sa tradition - aggravée par la traduction en d’autres langues -, qui l'aurait sépa­ de cette ins­tance questionnan­te, qui aurait fait de lui le texte systé­matique de l'aristotélisme.




[1] La tragédie est essentiellement un récit (un mythos, dit Aristote), mais son texte, ce que le poète écrit, consiste dans des dialogues, d'ailleurs émaillés souvent de récits.
[2] Métaphysique, A, 6,987b1-4
[3] Si l'on accepte la proposition de E.A. Havelock, The Literature Revolu­tion in Greece and its Cultural Consequences, Princeton, 1982, que je cite d'après mon collè­gue J. Trindade dos Santos, Antes de Sócrates, Gradiva, 1992 (2ª ed.). Cet auteur prétend que ceci s'est fait dans la seconde moitié du Ve siècle (c'est la pé­riode de l'activité de Socrate), et que les 'fragments' que l'on a de textes anté­rieurs seraient plutôt des textes 'complets': apho­rismes et poèmes trans­mis oralement. L’écriture aurait libéré les mémoires des tâches de la repro­duction littéraire stricte (littérature orale, c’est de l’écriture-avant-la-lettre, des poèmes et des proverbes, par exemple, que l’on répète tels quels à l’aide de mnemotechniques, des rimes, des rythmes...) et ainsi permis le déve­loppe­ment de la réflexion autonome et du débat critique de l’héritage reçu de la tradition.
[4] Ce qui expliquerait que la Poétique (1.1447b11) d'Aristote inclue les Dialo­gues socratiques parmi les œuvres de mimêsis.
[5] Je dois supposer que la maison du père grec n’était pas foncièrement dif­férente dans son anthropologie de celle du père hébraïque, car je n’ai aucu­ne compétence concernant la mythologie grecque.
[6] Giulia Scissa, "La famille dans la cité grecque (Ve-IVe siè­cles av. J.C.)", pp. 163-193, Yan Thomas, "À Rome, pères citoyens et cité des pères (IIe siècle avant- IIe siècle après J.C.)", pp. 195-229, in A. Burguière, C. Klapisch-Zuber, M. Segalen et F. Zonabend (eds.), His­toire de la famille, I vol., Mondes lointains, mondes anciens, 1986, Armand Collin.
[7] Au 10e jour après la naissance, rituel de la légitimité parmi les parents proches; le second, c'est l'inscription du nom dans la phratrie - lignage de plusieurs familles proches - avec serment du père sur la légitimité de la nais­sance et ratification par le vote de l'assemblée; à 18 ans enfin, ins­cription dans le demos, sur la base toujours de la légitimité de la naissance de père et mère athéniens légitimes, depuis Périclès (milieu du Ve siècle).
[8] Il s'agit donc d'un effort pour contenir le pouvoir des grands riches sur la cité, pour éviter que ce trop grand pouvoir ne brise pas la polis. C'était là aussi, tout autrement, ce que les lois du don du Deutéronome vi­saient. À l'en­vers de ce que veut le discours neo-libéral, la démocratie est la conten­tion de la pesanteur de l'économie sur les citoyens, en y mettant des barrières lé­gales, et non point la belle liberté du seul marché.
[9] Vernant, 1988, pp. 393-394.
[10] Deleuze-Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, pp. 538-541, et Qu'est-ce que la philosophie?, Minuit, 1991, pp. 82-85, opposent la solution-cité (immanence horizontale, autochtonie) à la solution-État (transcendance verticale, impé­riale).
[11] Je dépends ici de J.-L. Vullierme, Le concept de système politique, 1988, P.U.F.
[12] Assemblée des anciens magistrats qui joue un rôle déterminant dans la carrière des magistratures, mais aussi qui restreindra l'éventail des candi­dats aux maisons les plus puissantes, les enfants desquelles se marieront entre eux.
[13] Je n'ai pas pu trouver des chiffres concernant la population de l'Athènes classique, les citoyens devant se compter par quelques dizaines de millier. La Boulê, conseil restreint de l'assemblée (ekklêsia) démocrati­que, comptait 500 membres du temps de Périclès, le tribunal populaire 6000 citoyens tirés au sort chaque année.
[14] Les urbains se sont 'prolétarisés': ceux qui n'ont pas de richesse ter­rienne, ne comptent que de par leur 'prole', leur nombre d'enfants.
[15] Pour son incidence dans le monothéisme européen, voir 9.15.
[16] En grec: ‘horos', ‘peras’, d’où ‘horismos' (définition), ‘apeiros’ (illimité); en latin: 'finis', 'limes', ‘terminus’, d’où définir, délimiter, déterminer; ‘horizôn' (horizon), tandis que le voisin ‘oros’ (montagne) n’en diffère que par l’ab­sence de ‘h’ (esprit dur).
[17] Tandis que les Romains n'ont rien de bien original, ni en rapport avec la philosophie, ni avec l'astronomie ou la géométrie. Leur grande création a été le droit.
[18] Ce n'est pas, on s'en doute, un exemple quelconque: la poésie est ce qui ré­siste à la définition par des raisons essentielles à son écriture, où lettre et sens son indissociables comme 'but' du travail poétique lui-même, jouant sur la polysémie de ses figures, comme les métaphores, etc. Tandis que la définition 'délimite' - dans la polysémie du terme défini, dans la langue courante - un seul sens, univoque (c'est ce qui est défini), comme condi­tion de l'argumentation philosophique.
[19] La lecture des mythologies grecques pourrait le montrer, mon igno­rance me limitant ici très nettement. Mais elles seront aussi peut-être déjà des réé­laborations, pont entre les formes plus anciennes de la bénédiction et celles de la polis.
[20] Les Athéniens importaient, n'exportaient pas (Austin et Vidal-Naquet, chap. 6): c'est encore l'endogamie qui joue.
[21] 19e, trad. Chambry. Voir Derrida, 1986.
[22] Aux antipodes, si l'on peut dire, du 'consommateur' moderne.
[23] "Sur le plan de la technique, la Grèce n'a rien inventé, rien innové. Tribu­taire de l'Orient, en ce domaine, elle ne l'a jamais réellement dépassé" (Vernant, 1988, p. 384).
[24] Vernant, 1988, pp. 379-380. Hésiode est de la Boétie, en Grèce, ce qui met un bémol au raisonnement du paragraphe antérieur.
[25] Se rapportant aux 10 nouvelles tribus (voir § 11). 10 est un chiffre 'ra­tion­nel', en rapport avec la monnaie et la comptabilité commerciale, il rompt avec le 12 des astres religieux, du zodiaque.
[26] C'est le mot grec pour les usages (êthê) de l'habitation humaine (comme, en latin, morale pour les mœurs, mores).
[27] "Tragédie", Encycl. Universalis.
[28] À l’instar de la béné(malé)diction, le don y est préalable à la distinction bien / mal. De même que dans la mythologie, on y trouve des dissimulations autant de la part des Héros que des Dieux.
[29] Que des trilogies tragiques concernent: Laïos, Œdipe, Po­lynice et son frère, Antigone, c'est toute une maison, celle de Laïos, qui a été atteinte par la ma­lédiction.
[30] Traduite habituellement par ­publique, ce qu’ici aurait l’inconvénient de masquer qu’il s’agit d’un texte qui serait impossible à Rome.
[31] Déjà Dümmler, en 1891, soutenait cette publica­tion à part, sous le nom de Thrasymaque, le sophiste interrogé. La transi­tion se fait en remplaçant ce­lui-ci par deux frères de Platon (remarquable astuce de mettre en scène sa propre maison, dans un texte qui veut l’abolir: il ne s’exclut pas) qui forcent Socrate à changer le terrain même du débat, à poser la justice, non plus comme vertu, mais élargie à la cité comme telle (368e). L'origine rationnel­le de la cité sera développée en partant de la division du travail par spé­cialisa­tion jusqu'aux divers classes: les agriculteurs et les autres artisans, les gar­diens et les philosophes, la tempé­rance convenant à tous et le courage et la sagesse aux deux dernières respectivement (en parallèle avec les trois parties de l'âme: la concu­pis­cible, l'irascible et la rationnelle), la justice dans la cité consistant en ce que chaque classe ne s'occupe que de sa fonction, la justice en tant que vertu en ce que chaque partie de l'âme n'empiète sur les fonc­tions des deux autres, condition donc de l'exercice des trois autres vertus.
[32] La nouveauté philosophique proposée par ces trois livres, connus sous le nom de "grande digression", n'intervient pas dans VIII et IX, et par contre soutient l'argumentation, dans X, d'une reprise de la critique des poètes des livres II et III. Le témoignage d'Aulu-Gelle, selon lequel Xenofon aurait réfu­té ce texte après en avoir lu les deux livres publiés d'abord, irait dans le sens de cette coupure.
[33] Cette proposition in­croya­ble d'en finir avec la maison n'est pas sans re­joindre la conception eschatologique de Jésus (voir 7. 35), à ceci près que, chez celui-ci, c'est une 'conséquence' de la fin de la reproduction due à la fin des temps, tandis que chez Platon c'est pour améliorer la re­production même. N'empêche qu'il semble bien que l'on s'approche ces derniè­res décennies de quelque chose qui semble faire écho à ces utopies. Abolie la maison, il s’en suivait logiquement l’argument qui reconnaît la ci­toyenneté des femmes: el­les ne sont pas de nature différente des hommes et peuvent occuper les mê­mes charges qu'eux, la guerre et le gouvernement de la cité y compris, pourvu qu'elles soient éduquées comme eux et avec eux (mixité). C’était déjà l’argu­ment féministe qu’il déve­loppait: repris depuis deux siècles par Mary Wollstonecraft, Condorcet et Beauvoir parmi beaucoup d’autres, il s’est véri­fié histori­que­ment au XXe siècle, lors de la disparition des dernières séquelles des maisons d’antan. Beau, et plutôt rare, ‘triomphe’ d’un argu­ment philoso­phique 24 siècles plus tard!
[34] Il y a toutefois un cheminement ontologique parallèle à la deuxième ré­daction de Politeia, que l’on peut repérer dans Phédon et Phèdre, dont G. Colli (“Sulla composizione degli scripti platonici”, in La Natura ama nascondersi, Adelphi, 1998, Milano, pp. 237-257) a exhibé les diverses rédactions. Pour le premier: 57a-69e et 114c-118 (le récit de la mort de Socrate, faisant trilogie avec l’Apologie et Criton), puis 69e-95e et 107b-114c, et enfin la troisième ré­daction, 95e-107b; pour le second, 227-257b d’abord, 257b-279c plus tard. Les dernières rédactions sont contemporaines des libres V-VII de la Politeia, les autres montrent une ontologie dionysiaque de l’eros chez le jeune Platon, avant la systématisation.
[35] C'est l’une des questions de fond de la tradition philosophique: quelle est la source de la spontanéité de la pen­sée, venant du de­dans de soi (en-deçà de la conscience) et étant plus forte que ce que l’on a appris? Les réponses ont changé au long de l’histoire occidentale: chez Platon la réminiscence, chez Aristote l'Intellect Agent, dans la théologie chrétienne la grâce divine (pour ce qui relève de la révélation, de la foi et des vertus), chez Descartes les Formes idéales innées, chez Kant les formes a priori...
[36] On pourrait ainsi faire l’hypothèse que la pensée de Parménide ne serait devenue ontologique (en démarcation de l’éthique) qu’après coup, de par sa lecture par l’inventeur de l’ontologie-avec-définition, Platon. Si l’on vou­drait se figurer ces origines de la philosophie selon le paradigme du mona­chisme occidental, mutatis mu­tandis, on dirait que Parménide ferait pendant à la tradition pu­rement con­templative de ceux dont les usages sont bons, qui ont laissé derriè­re eux le ‘monde’ où les gens doivent constamment décider en des situations où bien et mal sont mêlangés, Platon à celle des moi­nes qui, tel Bernard de Clairval, veulent orienter ce monde à partir de son cloître et de son bien, Aristote en­fin celui qui, après un séjour initiatique au monastère, serait retourné pour comprendre les choses du monde ‘in loco’, sans toutefois y tou­cher: la pair de mains la plus fameuse de cette histoire greco-européen­ne est celle de Galilée.
[37] « C’est une observation que j’ai faite l’autre jour en t’écoutant discuter ici même avec no­tre ami Aris­tote » (Parménide, 135c).
[38] Il avait toujours été rejeté auparavant que le mélange soit compatible avec les Formes idéales, nettement séparées entre elles; or, c'est le mélange - du même et de l'autre - qui a congédié Parménide lui-même dans le célèbre “parricide de Parménide” du Sophiste. Le “non-être” des réalités sensibles n’y est plus op­posé à l’être intelli­gible, devient relation entre le “même” et l’ “autre”, c’est-à-dire possibilité de mé­lange de prédicats, rendant ainsi viable la tâche de la connaissance.
[39] C’est cette permanence que la Politeia sait être en train d'oser mettre en question. Aristote rétablira la maison comme ‘naturelle’, comme d’ailleurs la cité: contre Platon, naturellement.
[40] Voir les contributions de M. Narcy et B. Cassin dans le volume éditée par celle-ci, 1992. Le discours de Protagoras, prétendent-ils, c'est celui qui cor­respond le plus justement à la démocratie. N'empêche qu'il a été chassé d'Athènes, ses livres brûlés.
[41] Comme il arrive souvent dans les langues, le terme qui désigne les hu­mains, l'espèce humaine, est le même qui désigne les gens de la tribu. Mais, à l’envers de l’Europe, où ‘homme’ dit le genre humain et le genre masculin, Grecs (‘anthrôpos’ / ‘anêr’) et Romains (‘homo’ / ‘vir’) distinguent les deux. La séparation entre 'homme' et 'citoyen', contenant en germe la sécondarisa­tion du politique et de l'éthique par rapport au 'naturel', ne viendra qu'avec le cosmopolitisme helléniste (9. 8, 12).
[42] W. Jæger, Paideia, la formation de l'homme grec, Gallimard, [1933], 1964, p. 192.
[43] Dans l'Apologie et dans Criton, c'est plutôt choquant pour nous au­jour­d'hui de savoir que Socrate ne semble faire aucun cas de ses trois en­fants, un ado­lescent et deux mineurs (il avait 70 ans, il semble qu'il aurait dû plutôt avoir évité leur naissance!). Il présente la façon dont il néglige sa maison et sa pauvreté comme témoins de la vérité de sa conduite (Apologie, 31bc). Le con­traste est net avec les fils d'Œdipe selon Euripide: "pauvre, un noble est moins que rien" (Polynice), "j'irais au firmament jusqu'au point où les astres se lè­vent, j'irais jusqu'au fond de la terre, si j'en étais capable, pour posséder la déesse suprême, la royauté" (Étéocle) (Les Phéni­ciennes, 442, 504-506 respec­tivement).
[44] C'était déjà la conception de l'atomiste Démocrite, contemporain de So­crate: "Le bonheur ne consiste pas dans la possession des troupeaux et de l'or. C'est l'âme qui est le siège de la béatitude" (fragm. 171), cité dans l'ar­ticle respectif de l'Encycl. Universalis. Ce pas des 'maisons' au Bien des 'âmes' serait le sens premier du mot célèbre de Platon que Lévinas affectionne, epekeina tês ou­sias (Politeia, 509b), "au-delà de la fortune" (dictionnai­re grec-français de Magnien-Lacroix, voir le § 34): c'est ce pas - qui était déjà sans doute celui de Parménide, du 'non-être' (des désirs concernant les biens des maisons) vers l'Être (de la pensée 'spirituelle'), et aussi bien des spiri­tuels asiatiques - qui a retran­ché le Mal du Bien, la malédiction du cœur de la bénédiction (§ 23). Que ces pas éthiques, excessifs, au-delà des morales des usages ancestraux, n'aient pas abouti au Monothéisme qu'en Occident, ce serait une sorte de confir­mation à rebours du récit ébauché ici (voir texte sur le Japon, société non monothéiste). Je ne connaissais pas Lévinas, c’est pourquoi il n’est jamais nommé ici. Le pas-en-arrière du Deutéronome, vers le désert pré-monarchique, place l’éthique du Décalogue avant ‘l’ontologie’ de la béné(malé)diction de la Terre et des usages ancestraux: voici un argument pour son éthique comme “prima philosophia”, non point à travers la citation de quelques versets, mais porté par la geste historique de l’écriture prophétique, en parallèle avec celle de la Politeia. Chez celle-ci, le pas “au-delà de la fortune (des maisons)” serait la proposition de la justice: tout en faisant suite à la démarche de Socrate auprès des citoyens singuliers, certes, il ne tient pas compte, je crois, de leur singularité éthique autrement que par l’éducation (le savoir y étant com­pris d’emblée comme éthique, l’Idée de Bien en étant le sommet). Tandis que, dans le pas-en-arriè­re (dans le temps) biblique, l’éthique d’un chacun énoncée par le Décalogue (“tu ne tueras point”, etc.) est posée (chap. 5 sv.) avant le plan du droit ré­formateur (chap. 12sv.), elle est la condition de la justice et de la bénédiction d’Israël. D’autre part, celle-ci reste toujours visée par l’écriture prophétique qui, seule, me semble-t-il, parmi tous ces mou­vements spirituels du Ier millé­naire av. J.C., ne s’est pas cantonnée dans des mouvements marginaux à l’en­semble de la société, a toujours été comprise comme concer­nant la ‘conversion’ des maisons elles-mêmes, de toutes les maisons (c’est le sens même de peuple élu). Ceci sans donner lieu à quelque ‘scène ontologique de l’intelli­gible’. Chez les Grecs, la ré­forme platonicienne de la polis a très vite dis­paru de l’horizon, l’ontologie et l’éthique sont restées seules dans la scène philosophique.
[45] Comme ce sera aussi le cas des grands philosophes et savants euro­­ens.
[46] Ce fût son rôle auprès d'Alexandre, le futur roi de Macédoine, le para­doxe étant que le disciple a bel et bien fini avec la polis grecque elle-même. Aristo­te ne lui fait jamais aucune référence dans ses textes, paraît-il.
[47] Bois en portugais est dit 'madeira', parent étymologique de 'matéria': la 'matière' y relevait aussi de la physis, des vi­vants, comme la plupart de ce qui constituait l'économie des maisons.
[48] Ce que l’on traduit par substance et/ou essence.
[49] Qui se retire pour que soit manifeste, ajoutons-nous, 'l'autonomie' des vi­vants: retirée l'hétéronomie qui l'a donné, ce pouvoir de la physis qui n'ap­paraît jamais lui-même; c’est lui qui fait venir à la présence l'eidos de la fleur, du fruit, de la semence, etc.
[50] "L'origine de l'œuvre d'art", in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. de W. Brockmeier, Gallimard, 1962, p. 32. Il faut donc lire Heidegger comme un penseur de la Terre. Pour ce qui est de la question de son rapport au nazisme, hélas!, voir Derrida, Heidegger et la question, De l'esprit et d'au­tres essais, 1990, Flammarion.
[51] Être ou physis ou nature ou Terre: que veut dire son retrait? J'en ai donné trois exemples en 2.3-8. Disons que c'est la force de la Terre, l'exubé­rance de son pouvoir de donner la vie qui doit être retenu pour ne pas écraser cha­que vivant donné: ce pouvoir est exercé de façon cachée, reti­rée, toute hum­ble. Un autre exemple est celui de l'éducation, de l'appren­tissage de la langue, des usages sociaux, de l'éthique: pour que le trop grand savoir des parents ou pro­fesseurs n'écrase pas les petits mômes, ja­mais ce 'grand-savoir' ne peut se manifester, il doit rester essentiellement en retrait, ce qui 'passe' vient au compte-gouttes. On ne pourra donc y parler de 'cause' mais de 'donation', les dons étants multiples, de plusieurs côtés, se jouant dans l'aléatoire des événe­ments: la liberté de celui qui re­çoit les dons (le môme) est structurellement tenue en compte, puisqu’elle est elle-même donnée par ce jeu.
[52] Indirectement, les choses que les humains fabriquent, les tables et les ponts, relè­vent aussi de cette Terre-physis.
[53] Avec les deux chapitres sur la béné(malé)diction au début, on se trouve ici (jusqu'au § 40) sur l'un des points décisifs pour la compréhension de l'éco­nomie de ce texte: le problème, c'est qu'il s'agit de motifs qui vont à l'en­con­tre de nos traditions européennes, dans lesquelles nos lycées et nos uni­versités nous ont 'formés'. L'intérêt, la fécondité de pensée de la dé­cons­truction, passe par cet effort qui nous métamorphose.
[54] Et le séparant des autres pour asseoir la spontanéité de sa pensée, la rémi­niscence, par exemple s'opposant à l'apprentissage de la science (­non, 81c-82a, 87c).
[55] "Au sens économique, l'ousia est d'abord et avant tout le klêros, la terre, patrimoine longtemps inaliénable, qui constitue comme la subs­tance visible d'une famille [...], bien visible, stable, permanent, substan­tiel, qui possède un statut de pleine réalité et dont le 'prix' se nuance d'une valeur affective et religieuse" (Vernant, 1988, p. 397).
[56] En-ergeia et en-tel-echeia, ce sont le même à cette différence près: l’une marque l’effet (ergon) propre sur soi-même (en-) de la physis (R. Bubner, in B. Cassin (ed.), 1992, p. 409), l’autre le but (telos) atteint, ce qui vaut aussi pour la technê du menuisier, artisan de la table (celle-ci en est l’ergon, déta­ché de celui qui l’a fait).
[57] De même que la définition d'une ousia par genre et différence spécifi­que, dans le texte gnoséologique, cor­respond à l'étant, aussi les arguments corres­pondent aux causes cherchées. On pourrait faire une analogie entre un texte gnoséologique reliant des définitions par des séquences d'argu­ments et un texte narratif reliant des 'personnages' par des séquen­ces de leurs actions. La différence entre les deux, d'autre part, peut être dite ainsi: le récit raconte les gens et les choses dans leurs contextes (qu'il re­produit vraisemblablement, selon l'exigence de la Poétique), dans leur singularité, tandis que le gnoséo­logique les arrache à leurs contextes (de maisons) et leur compose un autre contexte, scolaire, de savoir général.
[58] Entre la causalité efficiente, mécanique et univoque, voire mono­théiste, des phy­siciens européens, des forces agissant sur des 'inertes', d'une part, et les dons multiples (divins), d'autre part, cette syntaxis cau­sale aristotéli­cienne résiste en quelque sorte à la séparation, garde quel­que chose de la multiplicité et de la relative 'autonomie' donnée par l'Être-Terre, qui, en se retirant, dissimule l'hétéronomie donatrice. On peut dire que l'un des ressorts de la pensée heideggérienne (et derridienne, au­tre­ment) c'est de remplacer la 'causalité', la 'détermination' univoque, par la donation multiple.
[59] Comme le signale Derrida, "Chôra", p. 282.
[60] Phthonos, envie, s'oppose ici à 'bon', donc; le verbe phthanô dit celui qui arrive le premier, avant les autres. L'envie est ainsi au cœur des cho­ses sen­sibles (voir 3. 15-18).
[61] Déjà dans la Politeia la Forme idéale du Bien était la cause de tout ce qui est bon et juste (§ 24).
[62] Déjà dans la Politeia II, 379c, il avait exclu que les ‘choses mauvaises’ soient causées par Dieu.
[63] Métaphysique, XII, 8, 1074a38-b10 (trad. Tricot, cité dans Aubenque, p. 72). Ce qui 'a été ajouté plus tard' par les mythes, c'est que les Dieux sont de forme humaine ou semblables à d'autres animaux. Il s'agit donc ici d'un mouvement philosophi­que de 'correction' des anthromorphismes concer­nant le divin.
[64] Cité par Aubenque, p. 347.
[65] Aux antipodes de Yahvé.
[66] Aubenque, p. 448. C'est tout le chapitre sur le mouvement (pp. 412-483) qu'il faut lire.
[67] ‘Immobile’, c'est ce qui n'a jamais de mouvement; est ‘en repos’ ce qui est privé, pendant un temps, de mouvement. Loin du Dieu de Timée, donc, cet 'ar­tisan' qui se repose à la fin.
[68] "Le Dieu d'Aristote ne crée pas; mais il laisse être" (Aubenque, p. 387).
[69] Les trois premiers arguments de Thomas d'Aquin pour l'existence de Dieu relèvent de cette cause motrice, le cinquième et dernier de la cause finale. C'est parce qu'il s'agit de vivants-mortels, donc ayant le principe du mouve­ment d'eux-mêmes et étant contingents (dépendants d'autres, pour naître et pour se nourrir), c'est à cause de cela qu'il faut une Cause première, comme il faut un menui­sier à la table.
[70] Fondant chaque étant, mouvement y compris, dans 'son' être, en rap­port avec la définition.
[71] “La constitution onto-théo-logique de la métaphysique” (1957), Questions I, Gallimard, 1969, et aussi l’ “Introduction” à “Qu’est-ce que la métaphysique?”, ibidem.
[72] La question de la 'connaissance' du particulier et du singulier serait à po­ser justement à travers le discursif qui l'énonce (voici ceci, un particu­lier) et le récit, qui raconte un singulier; tandis que seul le gnoséologique, par dé­finition même, c'est le cas de le dire, connaît le général.
 

9. L'ENDOGAMIE GRECQUE ET LA PHILOSOPHIE

1. Platon nous a donc donné, avec la définition, l'idée. Formé, comme l'on sait, à partir du verbe grec idein, voir, l'eidos est le 'vi­sage' de l'étant 'vu', du vivant, de la chose, la façon de penser l'étant dé­lié, dé-fini, séparé des autres étants, de la physis. Chez Platon, l'ei­dos (des étants, mais aussi des vertus éthiques, des nombres, des relations) est relié à la Forme idéale éternelle; chez Aristote, l'eidos des étants est lié aux causes qui le meuvent, et le terme sera traduit (aspect, forme, espèce), ce qui n'arrivera pas au terme idea (très proche d'eidos mais plus rare), qui deviendra 'propre' à l'étant comme son essence, et bien aussi aux concepts, aux abstractions, aux représentations que, pour nous, le mot 'idée' évoque immédia­tement. Heidegger n'est pas loin d'Aubenque (8. 41), me semble-t-il, quand il dit que les Grecs, y compris Aris­tote[1], pensent sans con­cepts, sans Formes idéales. C'est de ce passage - tradition et traduction - de textes-pensées (pas encore) sans concepts à des textes-pensées systématique­ment conceptuels qu'il s'agira dans ce chapitre.

La catastrophe de la polis
2. Or ce passage n'allait pas de soi, il a fallu, pour qu'il ait eu lieu, l'affaiblissement d'Athènes, conséquence de la guerre du Péloponnèse, et l'hégémonie gagnée par Philip­pe de Macédoine sur les cités grecques (338 av.J.C.), l'épopée victo­rieuse d'Alexandre en­suite. La polis ne disparaîtra pas tout de suite, mais perdra de sa vi­gueur, politique autant qu'intel­lec­tuelle, les deux y étant liées. Mais paradoxalement ce qui en son­ne le glas, c'est aussi ce qui pré­cipite la diffusion de cette culture hellénique dans l'espace de la Méditer­ranée et de l'Asie Mineure: ce que l'on appelle l'hellénisme, Alexan­drie en sera le phare. Coupées ses amarres d'avec la polis, dans un monde que l'on dira cosmopo­lite, l'hellénisme imprégnera la culture et le droit de l'empire ro­main, il deviendra aussi le lieu où le chris­tianisme ren­contrera la philo­sophie grec­que, celle-ci  s'en emparant pour bâtir la théologie chrétienne.
3. Le parallèle d'avec Juda et ses Prophètes est frappant, car la philosophie de Platon a été suscitée par la crise politique d'Athènes, qu’il voudrait ‘réformer’, sinon révolutionner: la polis, démocratique ou pas, était la meilleure forme d'organisation sociale pour les Grecs, autant pour lui que pour Aristote, par delà la différence entre leurs con­ceptions politiques. Mais leurs textes sont arrivés trop tard vis-à-vis d'une catastrophe qui s'annonçait: la philosophie n'a pas sauvé Athènes, la polis[2], pas plus que les Prophètes n'ont pas sauvé la monarchie davidique.

Autarcie, endogamie et définition
4. Pour reprendre ma proposition d'une geste philosophique (8. 7 et 40), il nous faut donc maintenant mettre en rapport le geste, la com­position du texte grec du savoir - étayée sur la polis où il a été écrit - avec son endogamie très poussée. On dit d'habitude que les Romains n'ont pas été portés à l'abstraction (mais pour le droit). La philoso­phie de la physis et de la polis n’a pas connu de nouveaux dé­veloppements en mi­lieu cosmopolite, elle a plutôt censée avoir été achevée par les deux grands penseurs so­cratiques, leurs écoles côtoyant toutefois celles des Stoïciens et des Épicuriens, plutôt tournées vers l'éthique (comme le néo-platonisme d'ailleurs). On est donc en droit de penser, comme je l'ai suggéré en 8. 14-15, qu'il y eût un rapport très fort entre l'en­dogamie et sa démocratie, d'une part, et le geste même de définir et de chercher les causes, d'autre part: non pas que l'endo­gamie démo­crati­que 'déterminerait' la philosophie, mais elle lui aura procuré sa possibilité, lui aura ou­vert la scène rendant possi­ble l'école socrati­que.
5. En effet, ce souci des délimitations, des frontières à mar­quer, autant pour la parenté et pour la citoyenneté que pour la con­naissance du logos, se retrouve dans un motif aristotélicien fort connu: celui de l'autarcie comme une sorte d'idéal, celui de préser­ver l'intérieur contre les menaces extérieures. J.-P. Vernant en parle à propos de la déesse de l'intérieur de la maison, Hestia, qui "tra­duit, en la poussant à la limite, la tendance de l'oikos [maison] à s'isoler, à se refermer, comme si l'idéal, pour la fa­mille, devait être une en­tière suffisance à soi-même: autarcie complète sur le plan économi­que, stricte endogamie sur le plan du mariage. Cet idéal n'est pas conforme à la réalité grecque. Il n'en est pas moins pré­sent dans les institutions familiales et dans les repré­sentations qui en assurent le jeu, comme un des pôles autour du­quel s'oriente la vie domestique en Grèce ancienne" (1988, p. 165). M. Austin[3] lie cette autarcie du propriétaire ru­ral, cet idéal d'indé-pendance et de liberté, à la pri­mauté de l'agriculture sur les autres activités éco­nomiques, artisa­nat et commerce no­tam­ment, en signalant que le terme qui dit 'l'univers matériel' en grec, chôra, est le même qui désigne le "champ, le territoire culti­vé". Tandis que l'artisan n'est pas libre, il dé­pend de celui qui lui fait des commandes, le commer­ce est ressenti comme une menace venue de l'extérieur sur la mai­son. Le même idéal autarcique domine la polis: "la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité (polis) dès lors qu'elle a atteint le niveau de l'autarcie pour ainsi dire complète; s'étant donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu'elle existe, de mener une vie heureuse" (Aristote, Politique, I,2,1252b28-30, trad. Pelle­grin). "L'autarcie, commente le traduc­teur, est gage de perfection" (introd., p. 32). D'ailleurs, Sparte, si différente d'Athènes, n'en a pas moins un idéal d'autarcie, réduisant au mi­nimum les contacts avec l'extérieur[4].
6. Il en va de même pour la vie du sage, du sophos. Déjà pour l'âme de Platon dont, on l'a vu, la rémi­niscence de la con­templation passée prévaut sur l'apprentissage par les au­tres, elle relève de l'autarcie[5]. Comme le bonheur est pour Aristote le bien suprême, celui qui se suffit à soi-même (Eth. Nic., I, 7), aussi la vertu par ex­cellence est celle du sage, la sa­gesse, sa vie con­templa­tive étant celle qui est le plus caractérisée par l'autar­cie[6]: le sage en contem­plation "est à un degré su­prême l'homme qui ne relève que de lui-même (autarkestatos, le plus auto-suffi­sant)" (idem, X, 7, trad. Voil­quin), comme déjà Hé­siode: "celui-là a une supériorité ab­solue, qui sait tout par lui-même", que Aristote cite (idem, I, 4). Ce sera aussi là l'idéal des Stoïciens et des Neo-platoniciens. C'est la li­berté elle-même, chez les uns et les autres. Partout, dans l'argumentation aristotéli­cienne, le 'auto' aura la prédominance, dé­signant un pou­voir, une 'puissance' pro­pre à l'ousia: ce que juste­ment les défini­tions chercheront à cer­ner, à délimiter. Un exemple majeur: la phy­sis s'oppose à la te­chnê, la nature à ce que l'homme fait, en ceci qu'elle produit 'en elle même' (en eautô), tandis que la technique 'dans un autre' (en allô).
7. Aussi le ciel, le monde sphérique de Platon, selon le Ti­mée, "circulaire et qui se meut en cercle, unique et solitaire, mais capa­ble, en raison de son excellence, de vivre seul avec lui-même, sans avoir besoin de personne d'autre, et, en fait de con­naissan­ces et d'amis, se suffisant à lui-même. En lui donnant toutes ces qualités, il [le Dieu qui est toujours] engendra un Dieu bienheu­reux" (34b-c, trad. Chambry). Un peu plus haut, l'art de ce Dieu avait été objet d'éloge: "[...] il l'a fait [le monde sphérique] tel qu'il se nourrit de sa propre perte et c'est en lui-même et par lui-même que se produi­sent toutes ses affections et ses actions" (33d). De même le monde céleste d'Aristote, objet de sa théologie selon Aubenque (8. 38), obéit à la même autarcie, et aussi bien son Premier Moteur, radica­lisée la conception pla­tonicienne du Timée, en­core teintée de mythe: il ne connaît rien hors de lui, il est tout à fait autarcique, auto-suffi­sant (Éthique à Eudème, VII, 12), à l'extrême op­posé du Yahvé bi­blique.

Ethno-logisme et universel
8. Si j'ai raison dans cette proposition liant l’endogamie et l’idéal autarcique qui 'commande' la philosophie grecque, il faut en tirer la conclusion. Quand en éthique ou en politique[7] on parle de l'humain (anthropôs), et sans qu'au fond une limite stricte puisse pas­ser entre ces discours et les discours de la physique ou de la méta­physique, il s'y agit toujours du citoyen grec, mâle et adulte, pas des femmes ni des enfants d’une part, mais pas des Barbares non plus. Le lo­gos grec est en rapport étroit avec la polis: en toute rigueur, le lo­gos n’est pas que le seul discours et sa raison, il est le discours-rai­son en langue grecque[8]. En effet, si l'on trouve dans certains textes de Platon, le Sophiste et le Politique, un Étranger qui y tient la place habituelle de Socrate, c'est-à-dire, un métèque, un Grec qui n'est pas athénien, si telle est aussi la situation de maints sophis­tes et d'Aris­tote lui-même, on n'y trouve jamais de Barbare comme interlocu­teur, quelqu'un ne parlant le grec comme sa lan­gue natale. L'endo­gamie interviendrait jusque dans la lan­gue elle-même du discours. La question de la traduction n'est ja­mais posée par les Grecs classi­ques. Il s'agit donc d'un ethno-lo­gisme, l'hellénis­me n'était pas du tout dans son horizon. C'est là l'importance his­torique de la catas­trophe de la polis: d'elle-même, la philosophie grecque n'était pas destinée à sortir de chez elle.
9. Ceci pose donc une question par rapport au concept occi­den­tal d'universel. Dans la tradition occidentale, 'universel' relève de ce qui est au-dessus des diffé­rentes langues et des autres usages anthropo­logiques particuliers - lesquels séparent les humains en 'indigènes / étran­gers' -, universel est donc ce qui reste le même dans les diffé­rents contextes culturels: ce concept n'existe pas chez les Grecs classi­ques. Le kosmos, que l'on traduit par 'univers', n'est que le monde céleste chez Aristote notamment (8. 38), il ne deviendra l'univers que dans le Stoïcisme helléniste (Aubenque, 1962, p. 343), et d'ailleurs il ne connaît pas d'adjectif. S'il va de soi que la philosophie grec­que vise la 'totalité' de l'univers, en tant qu'énoncé, disons, elle n'est cependant pas uni­versaliste au ni­veau de son énonciation, de son logos, discours grec qui ne dis­cute pas avec des énonciations en d'autres langues. Les consi­dérations sur l'autarcie et son rapport à l'endogamie voulaient suggérer que l'organisation de l'ensemble de l'argumentation philo­sophique, et notamment le geste fondateur, s'il y eût, de dé­finir, implique cette endogamie de l'anthropologie de la polis grecque: elle n'est donc pas universaliste au sens occidental du mot, elle ne vaut que dans le contexte de la polis grecque. "La philo­sophie est, en quel­que sorte, un événement régional, les Grecs n'ont jamais revendi­qué son universalité", dit Heidegger (Towarnicki, 1993, pp. 135-136). Il est peut-être caractéristique qu'Aristote ait dû façonner un mot pour dire ce que nous traduisons par 'universel', à savoir le terme katho­lou, qu'il définit comme "ce dont la na­ture est d'être affirmé de plu­sieurs" (De Interpretatione, 17a), souvent ailleurs identifié avec genos, genre, et eidos, espèce, et qui justement ne doit pas être hypostasié, universellement pourrait-on dire, comme Platon l'a voulu avec ses Formes idéales éternel­les (littéralement, katholou c'est selon le tout, selon le holos)[9]. Dit autrement, ce que les Grecs ont tou­jours pensé, même lors qu'il s'agissait de physis animale ou végétale ou des astres du ciel, ce fût leur habitation, au sens heideggérien du terme (7. 7-10): leur polis. Ils ont essayé de pen­ser le monde, sans doute, mais c'était leur monde, pour eux il n'y en avait pas d'autre.

Le signe et la question de la séparation entre le discours et la ‘réalité’ qu’il dit
10. L’une des conséquences de cette proposition concerne le problème du statut du ‘signe’ dans le langage, qui pose une question au rapport indissociable entre le logos philosophique et la 'réalité' qu'il dit et essaye de connaître, la fameuse mêmeté du dire-(qui)-pense-l’être de Parménide, reprise par Heidegger. Soit un poème qui nous ravit, nous révèle ce que l'on ne savait pas. Impossible dans cette ex­périence de rapt, où l'on est mené par le jeu textuel des différences linguistiques vers une vérité que l'on igno­rait, impossi­ble de distin­guer, de séparer le dis­cours du poème, d'une part, et la 'réalité' qu'il dit, d'autre part. Dans ces textes 'litté­raires', il n'y a pas de séparation possible entre le discours et ce qu'il dit de 'réel', voire entre 'réel' et 'fiction'; hors du discours, il n'y a rien: le discours n'est pas qu'une suite de sons, il est tout autant la réalité que ces sons disent, c'est sa raison même d'être, comme mi­mêsis des autres usages, on l'a vu lors de la re­cette de la soupe de carottes (2. 7)[10]. Cepen­dant, parmi les hu­mains il y a des mensonges (et d'ailleurs parmi les Dieux aussi, dans la mythologie grec­que), des récits desti­nés à tromper (pseu­dos), qui dissimulent (une partie du récit qui n'est pas dite, par exemple). Or, le débat dans l'agora prétend à la vé­rité dans les conflits, politiques, com­merciaux, judiciaires, les di­vers dis­cours (logoi) en dispute se pré­sentent avec la même va­leur, il y faut donc des critères de discer­nement. La tradition my­thique n'est plus suffi­sante comme mesure, le sophiste Prota­goras préten­dra que "l'humain est la mesure de tou­tes cho­ses", et c'est contre quoi, on l'a vu, Socrate-Platon se dres­sent: il faut asseoir le vrai de façon vala­ble en géné­ral, tran­cher entre vrai et faux non plus au ni­veau des récits ou des dis­cours particuliers, mais par des définitions gnoséo­logiques. Or, celles-ci prétendent à la connaissance des choses et le Cratyle en­gage une discussion, sous l'égide du vrai / faux, con­cernant la justes­se entre les noms et les choses dénommées qui aboutit à une cer­taine séparation entre les noms et les cho­ses, à la dé­qualification des noms pour la connaissance des choses (contre l'he­raclitéen Cratyle, le nom sera dit 'ins­trument', organon)[11]: c'est la Forme idéale éter­nelle dont elle est la copie qui per­met de con­naî­tre toute chose (par réminiscence, dira le ­non). Il y aura donc séparation entre chaque Eidos éternel et ses étants, séparation qui est celle même qu'il y a en­tre le Ciel et la Terre. Et c’est juste­ment ce qu’Aristo­te a critiqué (8. 39), en posant dans les Catégo­ries l’ousia, à la fois ‘substance’ (de cha­que singulier: ‘ousia’ premiè­re, sujet de pro­position) et ‘es­sence’ (commune aux singuliers de même genre et espèce: ‘ousia’ se­conde, prédicat de proposition[12]): en gar­dant le même mot, il an­nule la séparation de Platon et il re­marque net­tement la mê­meté parménidienne entre la ‘pensée’ ‘dite’ (l’ousia comme ‘es­sen­ce’) et l’étant qui est ‘pensé’ et ‘dit’ (l’ousia comme ‘substance’).
11. Toutefois, dans le Sophiste - le célèbre parricide de Par­ménide soit-il ou pas un repli du dernier Platon par rap­port à ‘sa’ sé­paration -, celui-ci garde bien marquée la même­té en­tre penser et dire: "pensée (dianoia) et dis­cours (logos) ne sont qu'une même chose, sauf que le discours inté­rieur que l'âme tient en silence avec elle-même a reçu le nom spé­cial de pensée" (263e, trad. Chambry); mêmeté aussi entre le dis­cours et ce qu’il dit: “le discours, dès qu’il est, est forcément un dis­cours sur quelque chose; qu’il soit sur rien, c’est impossible” (262e, trad. Chambry). Ce texte pose la question de sa­voir comment un discours faux est-il possible; la ré­ponse, tout en tou­chant du doigt aux deux articula­tions du langage[13] dans l'argu­mentation, consis­te à dire qu'on y mélange indûment des noms et des verbes ('Théétète' et 'vole', dans le discours faux: 'Théétète vo­le' contre le vrai ‘Théétète assis’[14]): la fausseté réside donc dans la composition textuelle. Il semble que ce soit la transition du logos comme dis­cours au logos comme définition qui rendra possible que la véri­té devienne transversale, disons, au lo­gos comme dis­cours, au jeu textuel des différences linguistiques, qu’elle devienne ‘adéquation’ de l’énoncé de la définition à l’étant qu’elle a arraché à son contexte, les deux désormais en face à face gnoséologique. La théorie des syllo­gismes d'Aristote (qui discrimine les arguments en vrais / faux) accentuera cette tendance à séparer narratif et gnosélogique[15], dont la pente sera renforcée par l'édi­teur helléniste des textes dits 'logi­ques', qui leur donnera le titre d'Organon: comme si déjà le lan­gage, le dis­cours, était devenu un 'instru­ment', ‘séparé’ de la réalité 'dite', soumis à la vérité de la ‘logique’ comme science autonome.
12. Et pourtant. Ne faut-il pas s'étonner qu'Aristote n'ait pas isolé la 'logique' comme science, comme le feront les Stoïciens? qu'il n'ait pas, comme eux, défini le signe dans son triangle classique, l’onoma (nome), le pragma (chose) et le lekton (la signi­fication)? Autant pour Aristote que pour Platon, il n'y a que les noms et les cho­ses. D'où est-il venu, ce lekton, cette signification dite incorporelle (comme le lieu, le vide, le temps)? De la différence des langues, de l'hellénisme: ce n'est sans doute pas un hasard que le premier Stoï­cien, Zénon de Citium, mort en 264, fût de lan­gue barbare (sémite) et ait appris le grec à l'école. En effet, le signe et son lekton sont la condition de la tra­duction elle-même[16]. Les essences (ousiai) des choses, qui permettent qu'el­les soient nommées dans leur identité, ne changent pas, Aristote le sait, c'est lui qui nous l'a appris; les noms changent selon les lan­gues, Aristote le sait 'en théorie'[17], Zé­non le sait d'une façon 'pratique'; le lekton ne change pas non plus, et de cela Aristote ne souffle mot, cela ne lui dit rien: comme si pour lui il n'y avait, en fait, que le dis­cours en grec, le lo­gos. Or, c'était ce lo­gos qui défi­nissait l'humain comme zôon echon logon (Politique, 1, 2, 1253a10), "le vi­vant ou l'ani­mal ayant discours". Cicéron tradui­­­ra: "homo animal rationalis est" ('notre' définition de l'humain comme 'ani­mal ra­tionnel', la plus célèbre sans doute de toutes les défini­tions philo­sophiques), logos étant traduit en latin, soit par oratio ou verbum, soit par ratio. Ce qu'opère cette traduction maintenant, ce n'est pas la séparation en­tre discours et réalité, mais entre dis­cours et raison, qui aura la part du lion dans la suite mé­diévale et europé­enne, en tant que raison universelle, c’est-à-dire au-dessus des dif­férentes langues, des dis­cours et de leurs tra­ductions[18]. Voici ce­pendant ce qui était impen­sable pour Aristote ou pour Platon (sinon, ils l'auraient pensé, n'est-ce pas? eux qui restent nos maî­tres): ils ont beau avoir entamé la 'séparation' entre dis­cours et réalité, jamais ils ne trancheront en­tre dis­cours et pen­sée; c’est-à-dire qu'ils n'ont pas non plus séparé tout à fait le dis­cours et la réalité qu’il dit, en ceci que leur philosophie est tou­jours essen­tiel­lement discours du logos, philo­sophie dans le logos (tandis que la philo­sophie euro­péenne sera une philoso­phie de la conscience, du su­jet). Il y a donc, comment dire?, sépa­ration en­tamée mais sans rupture. Séparés et non-sé­parés, le dis­cours et la réalité: les Grecs ont donné la sé­pa­ra­tion postérieure, mais ils l'ont retenue chez eux, si l'on peut dire (8. 39).

La tradition et la traduction de la philosophie
13. Retenue en ceci donc que logos ne se sépare pas, chez les Grecs classiques, de la polis endogamique, de son contexte. C'est ce que j'ai appelé l'ethnologisme. C'est le geste politique d'Alexandre qui a donc tran­ché, arrachant sa culture à Athènes, la faisant voyager hors des cités grecques, métro­poles et colonies: l'hellénisme nous a donné, traditio, la philoso­phie. Elle deviendra cosmopolite, au sens où les philosophes hel­lénistes se voudront ci­toyens du kosmos, du monde, et non plus de la seule polis, en voie de disparition: dépolitisation de la philo­sophie, pour de bon. Ils sont 'universels' dé­sormais, c’est-à-dire que les particularités anthropo­logiques de la polis cesseront de se mêler à ce qui, dans les dis­cours de Pla­ton et d'Aristote, relève de la physis, du ciel des astres, de l'éthi­que, de la connais­sance, du kosmos, du Dieu, de l'Un, et ainsi de suite. La tradi­tion décontextualise les textes, les gnoséologiques s’y prêtant beaucoup mieux que les narratifs et discursifs: ils ne peu­vent pas ne pas s'altérer, il faudra bien les réinterpréter, ce sera l’histoire même de la philosophie: ses grandes ruptures et réélabo­rations survenant lors des grands changements de contexte civilisa­tionnel, dont elle-même sera l’une des protagonistes[19].
14. Ce qui serait tombé, oublié, dans ce passage au hellé­nisme et puis dans la traduction en latin - la Politeia n'y se­rait plus que l'un parmi les autres dialogues de Platon, utopique, trop grand, en­combrant -, ce serait le rapport de la physis à la polis, de l'une et de l'autre à l'ontologie et à la connais­sance (des âmes). (Ceci reste une hypo­thèse de travail). Cet oubli, il est évi­dent qu'il se fait beaucoup plus facilement pour des textes gnoséo­logi­ques que pour des récits ou des poèmes, car leur généralisa­tion intemporelle les arrachait au contexte quotidien, mettait donc déjà en branle cette pos­sibilité. C’est-à-dire que le rapport que le texte philosophique gar­dait, dans ses mots techniques mêmes, à la langue de son con­texte, à la langue des récits et des discours particuliers de la polis, ce rapport se per­dra, du moins comme tendance. Le rapport des énoncés à l'énoncia­tion s'altère. Ce que la traduction en d'autres langues ac­centuera de façon brutale.
15. J'ai donné l'exemple de 'l'animal rationnel' de Cicé­ron. L'une des conséquences les plus nettes de cette sépara­tion entre pensée-raison et langage, c'est la claire subordination de celui-ci comme 'instrument' de celle-là, universelle. Plus tard, il deviendra 'ex-pression' des Idées et d’autres représentations ‘subjectives’, comme on dit. En effet, le langage sera conçu en philosophie comme 'signe' ou 'proposition' (adéquate ou pas à la réalité, c’est-à-dire vraie ou fausse), plus ja­mais comme discours ou logos, comme dé­voile­ment. Jusqu'à Nietzs­che et Heidegger peut-être, à l'herméneuti­que, comme on dit, jus­qu'à la découverte de la tra­duction comme problème philosophi­que et à la mise en question conséquente de l'idée occidentale d'univer­salité. Aussi le double sens d’ousia chez Aristote sera traduit par deux mots latins, substance et es­sence, d’où la sépara­tion nomi­naliste entre être et pensée (11. 15).


[1] "Cependant, l'ensemble de la grande pensée des penseurs grecs, Aristo­te inclus, pense sans concepts: pense-t-elle pour autant sans exacti­tude et sans précision? Non - au contraire: elle pense droitement les choses [...]. Ce que l'étant est dans son être, cela reste également pour Aristote une ques­tion ja­mais close. [...] "Et c'est ainsi que de tout temps, ainsi que main­tenant éga­le­ment et à jamais, reste recherché, et tel par conséquent qu'il n'offre aucun biais, [ceci]: qu'est-ce que l'étant?" (Met. Z, 1, 1028b2-4)" (1959, p. 196).
[2] C'est cette catastrophe qui expliquerait le scepticisme religieux des Stoï­ciens et surtout d'Épicure (342-270), leur atomisme qui 'unifie' physi­que­ment le ciel et la terre (Lenoble, Esquisse d'une histoire de l'idée de Nature, 1968, pp. 263sv. et déjà 95sv.)
[3] M. Austin et P. Vidal-Naquet, 1972, chap. I, "Facteurs 'non-économi­ques' et activité économique".
[4] Austin, op. cit., chap. IV, final.
[5] Mais il ne faut pas forcer: surtout chez Aristote, il ne s'agit que d'une ten­dance.
[6] Les autres vertus, justice, tempérance ou courage, impliquent les au­tres pour s'exercer (ibidem).
[7] Au début de l'Éthique à Nicomaque, Aristote dit que ce traité "est, en quel­que sorte, un traité de politique" (I, 3).
[8] "La langue grecque, et elle seule, est logos" (Heidegger, Questions II, Galli­mard, 1968, p. 20).
[9] Dans la Poétique, par exemple, il y a un katholou des arts poétiques, qui n'est pas sans rapport avec celui de la philosophie dont il s'approche (chap. 9), mais que l'on ne peut pas traduire par 'universel' sans rater la théorie de la mimêsis de la poésie tragique, ce qui lui permet son 'exem­plarité' par rap­port aux spectateurs. Or, dans le chap. 17, katholou a le sens de 'résumé de l'intrigue' d'une pièce (R. Dupont-Roc et J. Lallot, dans leur traduction et commentaire au Seuil, traduisent avec justesse par 'général'). Il va de soi d'ailleurs qu'Aristote n'a pas la moindre visée théo­rique vers des tragédies non-grecques, cela n'existe pas.
[10] Heidegger (qui ne sépare point discours et pensée) le dit par rapport à la pensée, dans une conférence à Darmstadt: "Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pen­sée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simple­ment intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nos pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple, auprès d'une représentation logée dans notre conscience." (Essais et Con­férences, Gallimard, 1958, pp. 186-187). Les mots, dans le discours, nous amènent chez ce qu'ils disent, comme un roman (ou un film) nous font voyager ailleurs.
[11] Les noms étant immotivés selon les langues, ils ne donnent pas la connaissance des choses qu’ils nomment, c’est pourquoi il faudra les définir. Le Cratyle en profite pour retirer les noms de la con­nais­sance, ce qui aura permis la première pré­sentation des For­mes idéales chez Pla­ton.
[12] Susceptible d’être toutefois ‘substrat’ des accidents, des autres catégories (Cat. 2b38-3a6).
[13] Soph. 252e-253a (le mélange des lettres pour for­mer les mots) et 262c-d (celui des noms et des verbes pour les phrases).
[14] Soph. 263a. Mais il faut que le discours faux ou mensonger amène aussi avec lui ce qu'il dit, ne s'en sépare point, sans quoi il n'aurait pas d'efficacité en tant que mensonge, ou en tant que fiction, par exemple noble.
[15] On peut trouver un indice de ce passage, très renforcé chez le Stagirite, du logos comme dis­cours au logos comme définition dans les deux exemples d’unité du logos au chap. 20 de la Poétique: ce sont l’Illiade d’Homère et la dé­finition de l’homme (20. 57a29-30), il y aurait unité et séparation, deux exemples extrêmes du même logos.
[16] Dans la première définition connue du signe, attribuée aux Stoïciens, le nom et la chose allant de soi, le lekton est argumenté avec la différence des langues, que je souligne: "c'est ce qui exprime le mot, la chose que nous com­prenons et que nous pensons, mais qu'un étranger ne compren­drait pas, bien qu'il soit capable d'entendre le mot" (Sextus Empiricus, IIIe s. apr. J.C., in P. Petitgirard, Philosophie du langage, Textes de Platon à M. Hei­deg­ger, Dela­grave, 1976, p. 111).
[17] De interpretatione, 16a5-8. Aussi Platon: dans le Cratyle ((385e-386a), le per­sonnage Hermogène, défenseur du convencionalisme dans les rapports entre les noms et les choses, pose la différence des langues dans les divers peuples comme objection à la position de Cratyle, qui défend la naturalité de ces rap­ports, c’est-à-dire la mêmeté de Parménide et des Grecs classiques. Or, il est remarquable que Platon ‘cache’ en quelque sorte l’argument de la diffé­rence des langues avec un autre (l’arbitraire des langues comme caprice des locu­teurs) que Socrate n’a pas de peine à réfuter, tandis que la différence des lan­gues est ignorée. Aucun des deux grands socratiques ne la laisse jouer dans leur argumentation, ce n’est pas leur problème.
[18] Les langues et leurs discours étant les seuls à changer dans la traduc­tion (le 'nom' dans le signe stoïcien), la raison (le lekton, la signification) et la réalité (la chose) qui ne changent pas seront les seuls à être tenus en compte par l'Europe à beaucoup de langues, par l'Europe à traductions. Le langage serait prédestiné à devenir l'instrument, le moyen de communica­tion, comme on dit. La difficulté, dans cette question, réside en ceci que la comparaison entre un texte et sa traduction oblige bien à par­ler du 'même' texte, mais les deux versions sont tout à fait différentes, en chaque mot; l'idée, la représentation, conçue comme hors du langage, a été la 'solution' occidentale, dans une histoire où le nominalisme sera l’avant-der­nière étape.
[19] De même, il est probable que les premières grammaires occidentales, celles des Stoïciens (perdue) et celles d’Alexandrie, n’aient pu voir le jour que dans un contexte de bilinguisme courant, favorisées par la comparaison des lan­gues.

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