1.
La société d'Israël dont nous parle la vieille Bible étant celle qui a eu son
origine dans la monarchie davidique, il nous faut prolonger l'ébauche d'approche de leur société
que l'on vient de lire dans la direction de
cette monarchie. Il s'agit de la maison d'Israël, mais cette maison, si l'on
peut dire, a deux pères, le roi, qui est le plus visible, mais aussi le(s)
prophète(s), le voyant du non (pas encore)
visible. Les enjeux de la béné(malé)diction concernant la monarchie sont aussi assez complexes, et notamment à cause de la guerre. Pour comprendre la
monarchie, il nous faut comprendre la guerre, et donc aussi la paix et la
justice sociale, comme nous
disons.
La césure
de Juges 2
2.
Les six premiers livres de notre Bible actuelle racontent, en deux temps,
l'installation d'Israël en Palestine, en Canaan. L'une, pacifique, des ancêtres
(Genèse),
l'autre, guerrière, à partir de l'exode
de l'Égypte et en traversant le désert jusqu'à la rive-est du Jourdain, sous la conduite, à la fois militaire,
politique et religieuse, de Moïse, pénétrant
ensuite en Canaan sous la conduite de son successeur, Josué, avec les mêmes
traits de chef du peuple (de Exode à Josué). En plus du double
caractère opposé de cette installation, pacifique / guerrière, une autre
différence est capitale: dans Gn
12-50, il s'agit de récits ne concernant que les ancêtres d'Israël (Abraham,
Isaac, Jacob ou Israël, Joseph et ses frères), plus précisément les maisons de
ces ancêtres; dans les autres livres, il
s'agit déjà de la maison d'Israël (nommée ainsi pour la première fois en Ex
16,31, la sortie d'Égypte déjà réussie, mais sa formation comme "peuple
des Israélites" racontée dès Ex 1,1-7, reconnue par le Pharaon lui-même en
1,9). Le récit de l'alliance de
Sichem et de la mort de Josué (Jos 24) sert de conclusion à cet Hexatheuque, à
cette fresque des récits d'origine d'Israël. Avec le livre des Juges
commence donc autre chose, non sans une reprise de l'installation en Canaan et
de la mort de Josué (1-2, 9): "et quand cette génération [celle qui
"avait connu toutes les grandes œuvres que Yahvé avait opérées en faveur
d'Israël", 2.7] à son tour fut réunie à ses pères, une autre génération
lui succéda qui ne connaissait point
Yahvé ni ce qu'il avait fait pour Israël", dit le v. 10. La suite de ce
chap. 2 marquera bien fortement cette césure
entre les six premiers livres et les cinq qui suivent (Juges, 1-2
Samuel, 1-2 Rois),
les quatre derniers racontant l'histoire de la monarchie davidique, dès son
début jusqu'à sa fin avec l'exil en Babylone. Ils utilisent, le
disent souvent, les archives de cette
monarchie, de ces deux monarchies plutôt, car il y en aura deux après la mort
de Salomon, celle d'Israël au Nord et celle de Juda au Sud. Tandis que le
premier de ces livres, celui des Juges, en faisant se suivre
des récits sans rapports les uns avec les autres et quelques résumés sans récit
ici et là, a l'air de raconter des légendes de héros (de chefs guerriers
charismatiques dans les récits,
de 'juges' locaux dans les sommaires), que l'on peut donc poser comme différents des ancêtres mythiques
des six premiers livres[1].
3.
Cette césure pose un problème par rapport à l'ébauche que j'ai proposée sur le
tissu des maisons, dans le sens qu'il semble saugrenu que l'on passe d'une génération aux
suivantes avec perte de sa divinité ("...une autre génération lui succéda
qui ne connaissait point
Yahvé..."). On peut y lire une marque théologique de la tradition deutéronomiste (on y
reviendra), mais cette marque
sous-entend un aveu, une sorte de dénégation: à savoir que la religion de Yahvé
n'était pas encore établie, qu'elle ne le sera que plus tard, voire qu'elle
sera l'œuvre de cette rédaction deutéronomiste
elle-même. Et donc aussi qu'Israël ne forme pas encore une 'unité nationale'
(pré-monar-chique)[2]. C’est-à-dire
que celle-ci ne sera établie qu'avec la monarchie davidique, avec le roi que le prophète Samuel
oindra. On peut ainsi présumer que
roi, prophète et maison d'Israël viendront ensemble de la même conjoncture. Pour le comprendre, il faut faire attention au problème politique par excellence des sociétés de
ce type de civilisation: la
guerre.
Bénédiction
et guerre
4.
Reprenons, des bénédictions de Dt 28 citées en 3.6, celles que j'ai alors
sauté. "Bénies seront tes entrées et bénies seront tes sorties. Des
ennemis qui se dresseraient contre toi, Yahvé fera tes vaincus: sortis par un
chemin à ta rencontre, par sept chemins ils fuiront devant toi. (vv.6-7) [...]
Tu annexeras des nations nombreuses, et toi, tu ne seras pas annexé. Yahvé te
mettra à la tête et non à la queue, tu ne seras jamais qu'au dessus et non
point au dessous..." (vv.12b-13a). Pour les malédictions: "Maudites
seront tes entrées et maudites tes sorties. (v.19) [...] Yahvé fera de toi un
vaincu en face de tes ennemis: sorti à leur rencontre par un chemin, par sept
chemins tu fuiras devant eux, et tu deviendras un objet d'horreur pour tous les
royaumes de la terre. Ton cadavre sera la
patûre de tous les oiseaux du ciel et de toutes les bêtes de la terre, sans que personne leur fasse
peur. (vv.25-26) [...] Toi et le roi que tu auras mis à ta tête, Yahvé vous
mènera en une nation que tes pères ni toi n'avez connue, et vous y servirez
d'autres dieux, de bois et de pierre. Tu seras l'étonnement, la fable et la risée de tous les peuples où Yahvé
te conduira. (vv.36-37) [...] Puisque tu n'auras pas servi Yahvé ton Dieu dans
la joie et le bonheur que donne l'abondance de toutes choses, tu serviras les
ennemis que Yahvé enverra contre toi, dans la faim, la soif, la nudité, la
privation totale. Il imposera à ta nuque un joug de fer, jusqu'à ce qu'il t'ait
détruit. Yahvé suscitera contre toi une nation lointaine, des extrémités de la
terre, comme l'aigle qui prend son essor. Ce sera une nation dont la langue te
sera inconnue, une nation au visage
dur, sans égard pour la vieillesse et sans pitié pour la jeunesse. Elle mangera
les fruits de ton bétail et les fruits de ton sol, jusqu'à te détruire, sans te
laisser ni froment, ni vin, ni huile, ni portée de vache ou croît de brebis,
jusqu'à ce qu'elle t'ait fait périr. Elle t'assiégera dans toutes tes villes,
jusqu'à ce que soient tombées tes murailles les plus hautes et les mieux fortifiées, toutes celles où tu chercheras la
sécurité en tes frontières. Elle t'assiégera dans toutes les villes que t'aura
données Yahvé. Tu mangeras le fruit de tes entrailles, la chair de tes fils et
de tes filles que t'aura données Yahvé ton Dieu, pendant ce siège et dans cette
détresse où ton ennemi te réduira. Le plus délicat et le plus amolli d'entre
les tiens jettera des regards malveillants sur son frère, et même sur la femme
qu'il étreint et ceux de ses enfants qui lui resteront, ne voulant partager avec aucun d'eux
la chair de ses fils qu'il mange: car il ne lui restera rien, à cause du siège
et de la détresse où ton ennemi
te réduira dans toutes villes. La plus délicate et la plus amollie des femmes
de ton peuple, si délicate et
amollie qu'elle n'aurait pas essayé de poser à terre la plante de son pied,
celle-là jettera des regards malveillants sur l'homme qu'elle étreint, et même
sur son fils ou sa fille, et elle se cachera d'eux pour manger l'arrière-faix sorti de ses flancs et
l'enfant qu'elle met au monde, dans la privation de tout, à cause du siège et
de la détresse où ton ennemi te réduira dans toutes tes villes" (vv.47-57).
Horrible, n'est-ce pas? C'est l'image extrême
de l'envers de la bénédiction
comme don, génération généreuse,
fécondité débordante: le repli vers le dedans, où la mort et le meurtre sont la
dernière tentative de la vie, la réabsorption du donné. C'est bien souligner
ce que c'est la malédiction, l'accaparement pour sa seule maison de ce qui
a été reçu comme don, du Ciel et de la Terre, du Dieu des Morts aux Mortels, à
toutes les maisons, l'oubli donc du don.
5.
Bénédiction et malédiction ne se laissent donc point partager entre la
maison d'un chacun et celle d'Israël: la malédiction de celle-ci est la
malédiction de chaque maison, dans le plus intrinsèque
de ce qui la concerne, les enfants et le repas, les enfants comme repas. La guerre est la ruine de
chaque maison, celle-ci a part intrinsèque et à la société et à sa bénédiction,
à sa reproduction, sa
survie. Il n'est pas difficile de savoir par quelle 'source'. C'est celle de
l'envie, du désir de la bénédiction comme richesse, de l'affirmation du nom de
sa maison au-dessus de celui des autres maisons.
La guerre
monarchique
6.
Les sociétés sans agriculture et élevage connaissent aussi la guerre comme
désir d'affirmation face à d'autres, à qui elles prennent des trophées, des objets symboliques, des
têtes coupées, des armes, et ainsi de suite, dans la possession desquelles leur
puissance s'affirme[3]. Dans les
sociétés d'agriculture et élevage, il y a cependant plus à convoiter chez les sociétés
voisines, ce qui permettra à la société plus forte de s'enrichir beaucoup plus
et de garantir sa puissance dans la durée. Car l'objet de la guerre va au-delà
du pillage des biens des
vaincus (qui fera la fortune des chefs militaires et de leurs officiers et le
moyen de se payer leurs soldats): il vise la sujétion des vaincus et le
paiement d'un tribut annuel, enlevé à leur production agricole et à leur
bétail. Ce tribut permettra à la maison du roi vainqueur de nourrir sa maison,
celles de ses prêtres et scribes, de ses
artisans spécialisés, et encore de subvenir
aux frais de construction de ses palais, de ses temples, aux frais de son
armée, et ainsi de suite. C'est le surplus économique des maisons néolithiques
(3. 8) qui rend possible des villes à artisanats spécialisés, dont celui
d’armes de couches guerrières, c’est ce qui rend possible donc la monarchie, et celle-ci a ses racines dans l'envie
de la bénédiction des autres maisons (étrangères) de la part des guerriers,
permettant à leur chef, le roi, d'élever sa maison à lui au-dessus de celles
des autres, comme plus bénie par ses Dieux. Ceux-ci auront une part spéciale
avec la maison du roi, ce que le temple royal et sa cour de prêtres marquera:
il y aura une distorsion de la
religion des maisons, si l'on peut dire, un déplacement. D'autre part, cela suppose que le roi et
ses hommes d'armes défendent les maisons de son peuple des attaques des autres
armées voisines, de même que la maison du roi ne doit pas trop peser sur ces maisons paysannes, sous peine de
lui manquer ce qui le fait vivre. C'est pourquoi, s'il gagne à faire la guerre
et à assujettir des
peuples étrangers, il gagne aussi à faire bénéficier son peuple de ce qui lui revient des peuples vassaux.
Par exemple, s'il se trouve
qu'il y ait des fleuves importants, comme le Nil ou l'Euphrate, on pourra y
faire des barrages pour améliorer l'agriculture du pays et donner ainsi une
efficacité visible aux avantages de la monarchie. La monarchie a donc ses
racines dans la guerre, dans des maisons de guerriers qui imposent un tribut
sur la production des maisons paysannes, lequel tribut forme la liaison économique de la société, redoublée par la langue,
les traditions ancestrales
religieuses et les instances du pouvoir politique: cela fait le lien social (voir § 16).
7.
Quoi qu'il en soit de la façon dont tout cela s'est déroulé dans cette région
du Proche-Orient bénie par leurs Dieux, il s'y est installée une logique de guerres et rapports de
dominations très forte dont Israël a eu à tenir compte dès ses débuts pré-monarchiques. Ce qui implique que l'avènement de la monarchie davidique
ait été pour Israël une chance unique: celle de pouvoir se défendre des autres
peuples étrangers, à une époque où les
puissances égyptienne et mésopotamiques se
sont affaiblies pour quelques
siècles[4]. Le génie
militaire de David a
permis à Israël de garantir et la paix de ses royaumes (ceux du Nord et du Sud,
qu'il a unifié) et le développement de ses
villes, notamment de sa capitale, Jérusalem, de son industrie de construction (notamment du palais de Salomon et du
Temple de Yahvé), de son artisanat et de son commerce avec l'étranger, de
l'écriture elle-même et des scribes de la cour royale, de son industrie de guerre aussi, condition de la
manutention du royaume et de la domination sur les autres[5]. Tout cela
serait impossible à la
confédération des douze tribus dont nombreux exégètes, M. Noth en tête, ont
soutenu l'existence avant la monarchie elle-même, et avoir même été la base de
la critique monarchique des prophètes[6]. Bien au
contraire, c'est David, Jérusalem et Sion qui seront la matrice des discours de prophètes comme Isaïe, qu'il
s'agisse de jugement ou de salut. Mais d'abord il faut savoir qui sont ces
prophètes.
Les
prophètes et la 'politique internationale'
8.
Tandis que Genèse, à la seule exception du bizarre chap. 14,
ignore la guerre, dès le début de l'Exode que le climat de la
légende et de l'histoire d'Israël est entièrement guerrier. Dès la défaite de
l'armée égyptienne qu'un chant acclame ainsi le Dieu d'Israël: "Yahvé est
un guerrier; son nom est Yahvé" (Ex 15,3); de même, le surnom de Sabaot désigne ce
Dieu guerrier comme le Dieu des armées, autant
celle des cieux, des astres et de ses ouragans, que celle des soldats d'Israël[7]. La guerre y
est indissociablement une
affaire politico-militaire et religieuse: elle relève en effet aussi de la béné(malé)diction. On fait des sacrifices avant une bataille, ou bien on invoque le Dieu pour être
sûr de sa bénédiction, de
la victoire donc. Cela est le fait de Moïse et de Josué dans les livres les
concernant (Ex 17,8ss, Nb 31, Dt 2,30ss, 3,1ss, Jos 6, 8, 10) et encore des chefs militaires dits "juges" (Jg 4, 6-8, 11, 20): à la seule
exception d'une prophétesse, Débora[8], les
fonctions religieuses attenantes à la guerre sont le fait du chef militaire.
C'est ensuite dans le 1er livre de
Samuel qu'il semble y avoir un changement assez net. Samuel a l'allure d'un
'juge', comme ceux du livre précédant (1 Sam 7,15-17), mais sa vocation signale
déjà son destin prophétique: "en ce temps-là, il était rare que Yahvé
parlât, les visions n'étaient pas fréquentes"
(3,1). Au chap. 7, il offre un holocauste pendant la bataille avec les Phillistins et assure la victoire israélite, ouvrant ainsi un
champ double qui se développera dans toute la suite de l'histoire de la monarchie: le rôle
militaire sera celui des rois, tandis que celui d'invoquer Yahvé dans ce qui a rapport à
l'opportunité d'engager ou pas les batailles appartiendra aux hommes religieux,
des prêtres souvent, surtout
(dans nos textes) à des prophètes. L'histoire de la monarchie connaîtra ainsi une double instance
concernant la conduite des
affaires nationales: celle du roi et celle des prophètes. Et là encore, il ne s'agit pas d'une institution propre à Israël, car l'on sait, par la
Bible elle-même et par d'autres sources historiques, que c'était la règle monarchique du
Proche Orient ancien. Certes, les nabis jouent aussi le rôle
des hommes de religion "d'autrefois", des shamans, si l'on peut
dire, ils sont des ‘experts’ en bénédiction, celle des maisons[9] avant d'être
venus à se 'spécialiser' dans celle de la cause monarchico-nationale; dans la
Bible en effet c'est ce rôle-ci qui a la dominance nette, pas tenue assez en
compte par la bibliographie que
j'ai pu lire, en règle très préoccupée à marquer l'originalité de la religion et des prophètes en
Israël. Il nous faut reprendre notre
analyse de la béné(malé)diction pour en comprendre l'enjeu.
9.
La guerre était une 'institution', comme le signale 2 Sam 11,1: "au retour
de l'année, au temps où les rois se mettent en campagne...", comme si, chaque printemps,
tout roi s'estimant suffisamment fort
partait pour se faire assujettir des rois voisins et y percevoir des tributs. Mais l'art stratégique[10] et la force
du roi et de son armée n'étaient point suffisants si le Dieu de sa nation ne menait pas les choses[11]: le risque
était plus fort que celui de chaque père de maison dans son travail agricole et
de berger, il fallait donc avoir recours à une instance autre que celle des
sanctuaires et de son clergé. En effet, il semble bien que, Aaron mis à part[12], le rôle des
prêtres dans la vieille Bible est fort réduit,
du point de vue des personnages de
rélief dans les récits que nous avons, en comparaison avec les chefs et les
juges, les rois et les prophètes. On voit souvent les rois demander l'intervention des prophètes avant d'engager une
bataille, même si celle-ci se présente comme une défense nécessaire face à une
attaque ennemie. Quel
était donc le rôle des prophètes?
10.
Le vieux récit du roi de Moab, pris de panique devant Israël conduit par Moïse après leurs victoires
sur les Amorites, est instructif au-delà d'Israël, puisqu'il s'agit d'un roi
étranger et que Moïse n'est cité une seule fois dans les trois chapitres du livre des Nombres (22-24) concernant cet
épisode. Le roi n'a pas de prophète suffisamment capable chez lui, il fait
venir Balaam du pays de l'Euphrate. Il lui
fait dire ceci: "voici que le peuple qui est sorti d'Égypte a couvert tout
le pays; il s'est établi en face de moi; viens donc, je te prie, et maudis-moi
ce peuple, car il est plus puissant que moi; ainsi pourrons-nous le battre et
le chasser du pays; car je le sais: celui que tu bénis est béni, celui que tu maudis est maudit" (22, 5-6). Mon hypothèse,
c'est que ce mot nous apprend le rôle
de la prophétie dans les
civilisations de cette époque, y compris
en Israël. C'est autre chose qu'un prêtre, même si peut-être il reste lié aux
sacrifices et au culte, comme certains exégètes l'ont
prétendu[13]. Il s'agirait
d'une institution des monarchies, dont
les membres ont suivi une initiation à l'art de bénir/maudire, en rapport avec le(s) Dieu(x) et
la conduite des affaires de
politique internationale de la monarchie. Le terme hébreu nabi (= prophète) a donné
origine à un verbe qui signifie prophétiser mais aussi délirer (1 Sam 18,10,
Jer 29,26), ce qui semble pouvoir indiquer une expérience de transe religieuse,
à la façon de maints shamans et sorciers d'autres sociétés, par laquelle expérience on entre en rapport avec la
divinité en ordre à l'efficacité de la bénédiction ou de la malédiction prononcées[14]. C'est donc
une institution 'spécialisée' dans les monarchies, mais qui prolonge les
sorciers anciens. Il ne s'agirait donc pas d'annoncer ou de deviner l'avenir, mais de le
faire faire:
la victoire de son armée et
la défaite de l'armée ennemie, ou du moins, comme dans le mot du roi de Moab à
Balaam, les conditions de cette défaite. Que
cela se fasse parfois dans la Bible de façon 'miraculeuse', c'est quelque chose qui nous bute dans
notre logique, bien sûr; mais
d'autres fois, la garantie de victoire donnée par voie 'prophétique', chez
Josué ou Gédéon par exemple, joue avec des pièges ou des embuscades guerrières (Jos 8, Jg 3, 7, 20). Ce qui est à
remarquer, c'est que la monarchie ne semble
pouvoir fonctionner
qu'avec le concours de cette
institution prophétique. Il ne s'agit point de magie automatiquement garantie, comme le montrent les défis entre prophètes, Élie et ceux du Baal de Sidon dans 1
Rs 18, Michée et ceux d'Achab dans 1 Rs 22, les signes à court terme donnés
pour rendre crédibles les paroles à long
terme (Is 7,1-14, une naissance, Jr 28, une mort, 1Sam 10, 12,16-18), etc.;
c’est-à-dire qu'un prophète est toujours à même d'être jugé sur la crédibilité
que méritent ses paroles. Tout
ceci est bien connu du lecteur de la Bible: ce qu'il nous est difficile de comprendre, c'est sa logique, celle de la
béné(malé)diction. Et donc la logique qui fait que les rois, d'Israël comme de
Juda, aient très souvent maille à
partir avec des prophètes, soit
Samuel par rapport à Saül et
David, Natân et Gad avec David après la mort de Samuel, et encore Élie, Élisée, Isaïe et bien d'autres moins connus: toujours ils ont rapport
essentiel à la fonction royale, guerrière surtout, mais en rapport aussi avec
la justice (les meurtres, comme celui d'Urie, le mari de la mère de Salomon,
par David, de Nabot par Jézabel, etc.) et avec le culte, dans le débat décisif entre Yahvé et les Dieux des autres nations.
Mais il s'agit, là encore, d'une autre face de la guerre.
11.
Quand un roi ne peut pas vaincre une armée bien plus forte que la sienne[15], si son Dieu
n'est pas assez puissant pour lui garantir la victoire, il ne peut sacrifier
son armée, il doit alors faire une alliance, c’est-à-dire gagner les meilleures
conditions possibles pour la domination de l'autre sur lui. Et d'emblée, il est
manifeste que le Dieu de l'autre est plus fort que le sien: l'alliance se ratifie
souvent par le truchement du mariage avec l'une des filles du roi plus puissant
mais, même si ce n'est pas le cas, elle implique l'attirance du culte du Dieu plus fort, la
diminution du Dieu moins fort, le mélange des traditions religieuses dans ce
qui a rapport au régime quotidien de la reproduction des maisons, à la
bénédiction donc. Déjà le livre des Juges est traversé par ce
'danger' (probablement rétrospectif), il constitue le fil même de l'évaluation
de chacun des rois dans les deux livres les concernant.
Les
prophètes et les rois
12.
Voici donc mon hypothèse de lecture. La monarchie fondée militairement par David est, aux yeux
israélites (et probablement aussi des
petits peuples d'alentour qu'ils dominent), la manifestation
éclatante d'une nation bénie, donc de la puissance du Dieu de leurs ancêtres,
Yahvé. Le premier livre de Samuel raconte l'ascension de David suite à l'échec de Saül, et le
second sa succession par l'un
de ses fils cadets après la révolte et la défaite des aînés, par Salomon donc, suivi de l'ostentation
de la puissance et de la sagesse de celui-ci; ce que ces deux récits racontent,
c’est donc la légitimité politico-religieuse d'Israël, la nouvelle puissance dans la région, malgré les
astuces et immoralités qu'ont pu être commises pour l'assurer. Avec une claire
différence par rapport aux récits précédents:
c'est comme si les leaders charismatiques
d'avant, Moïse et Josué, les Juges aussi peut-être, avaient cumulé les deux
fonctions, guerrière et de bénédiction, tandis que la monarchie, elle, les
partage entre rois et
prophètes. Samuel semble être justement la figure qui, de juge à prophète, fait
la transition de l'époque des Juges, "ce temps où il n'y avait pas de roi
en Israël et chacun faisait ce qui
lui plaisait" (Jg 21,25, cf. 19,1), la figure qui dit la nouvelle légitimité, autant du roi que du
prophète qui le choisit et oint au nom de Yahvé, marquant aussi d'ailleurs
l'assentiment du peuple au nouveau régime.
Cette bénédiction inouïe,
célébrée avec enthousiasme par les chapitres 3 à 10 de 1 Rois (la gloire de
Salomon), il faut veiller à sa continuation dans l'avenir, dans l'aléatoire des
démarches royales,
notamment en ce qui concerne les rapports internationaux, guerres et alliances: c'est le rôle des
prophètes[16]. Le critère
majeur dans les bénédictions qu'ils ont à faire ou dans les conseils qu'ils ont
à prodiguer aux rois, c'est la suprématie de
Yahvé sur les autres Dieux et sur le roi lui-même, le zèle pour son culte et
pour sa loi, les règles de vie bénie transmises par leurs ancêtres. Mais ils
sont, comme les rois eux-mêmes, dans des situations très neuves, impliquant des
discernements difficiles
dans des enjeux autant internes
qu'externes. D'une part, il y a "le droit du roi" sur le peuple (1
Sam 8,11-17, Dt 17, 14-20): ceux qui seront obligés de travailler pour le roi
dans l'armée et dans la cour, les charges de celle-ci, la dîme qui soutiendra l'une et l'autre, les champs pris pour
les officiers de la nouvelle
noblesse; d'autre part, la logique même d'une monarchie bénie est que chaque
maison, chaque village, puissent connaître aussi la bénédiction, ne soient donc
pas écrasés par le droit du roi. Car la suite montrera que celui-ci ne pourra à
la longue maintenir sa puissance s'il s'aliène le soutient populaire: Roboam, le successeur de
Salomon, l'apprendra très vite à ses dépens. Les gens du royaume du Nord lui
dirent: "ton père a rendu pénible notre joug, allège maintenant le dur
servage de ton père, la lourdeur du joug qu'il nous imposa, et nous te
servirons" (1 Rs 12,4). Déjà le prophète
Ahiyya avait annoncé, du vivant de Salomon, à Jéroboam, un homme du Nord qu'il
avait mis à la tête de la corvée de la maison de Joseph (les deux tribus
principales du royaume du Nord), que toute cette riche contrée serait arrachée
à la maison de David, laquelle ne
garderait que sa tribu à elle, la maison
de Juda (1 Rs chap. 11). D'autre part, il y a les essais des nations mises en vassalité par David pour secouer leur
joug, les alliances nouées avec ces rois, et déjà Salomon, en plus de la fille
du Pharaon, s'est acquis des
femmes étrangères, de
Moab, Ammon, Edom, Sidon, etc. (1 Rs 11,1).
Samarie et
Juda
13.
L'histoire des deux royaumes séparés est très inégalement racontée par les deux livres des Rois. La part du
lion revient aux légendes concernant deux prophètes du Nord, Élie
et Élisée (deuxième moitié du siècle IX av.J.Christ), détaillant ce qui fait
toujours l'enjeu: les mariages des rois avec des femmes étrangères et les
contaminations conséquentes du
culte de Yahvé, les guerres, les successions royales, les famines dues à des
sécheresses, les abus des
rois sur d'autres maisons, les disputes entre prophètes, et ainsi de suite.
Mais la vue d'ensemble du matériel narratif des archives royales présente
l'inégalité des destins des deux royaumes: le plus petit et moins puissant,
celui des hautes montagnes de Juda à l'accès plus difficile, garde sa capitale
et sa dynastie, celle de la maison de David,
même un roi assassiné par ses officiers est remplacé par son fils (2 Rs
12,21-22 et 14,1-5); le plus fort et riche, mais géographiquement plus exposé aux armées hostiles, change à plusieurs reprises de dynastie, à coup de soulèvements
d'officiers et de massacres des maisons des rois vaincus et remplacés - parfois
de façon éphémère, l'un ne
régna que sept jours (1Rs 16,15) - par la maison des révoltés, comme il change
aussi de capitale, qui se stabilise à Samarie avec Omri (1 Rs 12,23-24), après Sichem
(12,25) et Tirça (14,17 et 15,33). Il est très rare que l'on signale des
difficultés d'ordre interne, je veux
dire des époques de malédiction liée aux maisons paysannes; les défaites guerrières ne sont pas
nombreuses non plus, quelques
rois du Nord, dont le cité Omri et Jéroboam II, ont même connu des succès;
c’est-à-dire que, d'une façon générale, la
bénédiction n'a pas été
démentie de façon significative avant le réveil de la puissance assyrienne qui
anéantira le royaume du Nord pour toujours
et se soumettra le royaume du Sud. C'est donc le destin des maisons royales qui semble être le
plus significatif, et il est difficile de résister à l'idée que c'est
l'histoire même de la maison de David qui impose le constat du maintien chez
elle de la bénédiction de Yahvé,
donc l'idée d'une alliance du Dieu avec David, une promesse concernant l'éternité de
cette maison ratifiant cette alliance (2 Sam 7). Peu importe de
savoir quand est-ce que cette croyance s'est imposée en Juda, toujours est-il
qu'elle marque tous les livres de cette histoire de la monarchie (c'est par
rapport à l'imitation ou pas de David que chacun de ses successeurs est systématiquement évalué), de même qu'elle joue un rôle fort dans
les discours prophétiques d'avant
l'exil. Si l'on retient ce que j'ai avancé plus haut sur la chance qu'a été
pour les Hébreux l'avènement de la royauté davidique, on comprend très bien que cette
alliance-promesse ait fait
partie de la matrice de la conception de la religion de Juda et de son Dieu des
montagnes (1 Rs 20,23 et 28)[17].
14.
Vint donc l'Assyrie[18]. C'est la fin
du répit des grandes puissances qui a permis le développement de la monarchie
hébraïque au Proche Orient. La bénédiction d'Israël
et de Juda est menacée: la
prophétie est questionnée d'une nouvelle façon. Il ne suffit plus maintenant
d'accuser le roi à cause de ses transgressions:
c'est maintenant la maison
d'Israël en tant que telle et la royauté elle-même qui sont menacées[19], c'est la
catastrophe totale qui se profile à l'horizon. C'est donc
Yahvé lui-même, le Dieu de David, qui est mis en demeure de montrer la force de
sa bénédiction. Peut-être
pourra-t-on dire que le tournant du
prophétisme soit lié à l'expérience des
prophètes plus avisés, de par leur art, de par leur expérience religieuse: ils ne peuvent plus exercer
leurs fonctions de bénédiction, ils
n'arrivent point à produire la parole qui bénira la maison d'Israël. Or, "le nabi est [...] par
la force de sa charge, et non point par des motivations personnelles, un nabi de salut; un nabi de disgrâce constitue une contradiction en
soi-même", dit A.A. Johnson[20]. Une bénicontradiction, si l'on peut jouer sur les mots:
son rôle est celui de bénir, il doit maudire cependant. Tout se joue là, au-delà de la
psychologie et de l'empirisme des
hommes et de leurs arts, de leurs expériences, même si celles-ci furent
décisives, comme les douleurs de Jérémie
nous apprennent de façon si émouvante. C'est
peut-être ce qui nous a valu ces récits de vocation prophétique,
où le prophète met en avance des contraintes plus fortes que sa volonté et que son appartenance à la maison d'Israël. Qu'est-ce qui
le fait parler, où trouver des critères, là où l'appris de la tradition prophétique ne semble plus à la hauteur de l'enjeu?
S'il abandonne Israël, si celui-ci périt,
qui est donc Yahvé?
15.
Peut-être que la difficulté majeure des débats exégétiques sur les prophètes, en Israël et dehors,
entre faux et vrais prophètes, sur le sens de leur œuvre, peut-être que la
difficulté vienne de ce que les exégètes croient savoir qui est Yahvé, qu'il est
le Dieu chrétien, que l'on
a affaire à des hommes-de-Dieu-qui-ont-des-expériences-spirituelles-comme-nous-autres, et
ainsi de suite. Toujours est-il que les textes prophétiques sont terriblement complexes,
dans leur succession actuelle de péricopes d'époques différentes, avec des couches de mains tardives,
etc. Je ne peux donc qu'esquisser une sorte d'interprétation non-exégétique articulée à ce que je propose ici comme essai de compréhension d'une
société et de ses textes fort étrangers
à notre modernité.
16.
D'abord, comme les éxégètes le disent eux-mêmes[21], l'action prophétique change avec les époques. De
ce que j'ai avancé, on pourra essayer de cerner leur problématique en général de la façon suivante. L'enjeu essentiel
est la bénédiction de la maison d'Israël, telle qu'elle est, dans ses problèmes
de survie, soit dans ce qui concerne la
maison royale qui assure l'unité et la puissance face aux autres nations
toujours menaçantes, soit dans ce qui concerne le tissu des maisons et chaque
maison israélite, dans leur travail et leurs problèmes de succession. Il y a
structuralement oscillation
entre ces deux 'niveaux' de la société, chaque maison dans n'importe quelle société étant doublement liée[22]: dans son
rapport diachronique pères-fils
(une chair et un nom), par le paradigme (3.19) comme ensemble des règles
(les usages garantissant
dans l'aléatoire la reproduction bénie de la maison, d'une part, et, d'autre part, dans son
instance globale, par un lien social mono-archique (§ 6), qui répète en partie
le super-domum et assure dans
l'aléatoire la bénédiction de l'ensemble de la société. Yahvé et son culte (sanctuaires,
sacrifices, clergé, y compris les prophètes) sont l'instance sociale où cette articulation doublement
liée et oscillante a, comment dire?, son lieu de garantie, mais une garantie qui n'est pas donnée une fois pour toutes, au contraire, est donnée à chaque fois,
chaque jour, à chaque accident
menaçant. Cela, chaque prophète le sait par métier: ils ont été initiés à l'art de faire
la bénédiction à venir[24], notamment dans ce qui concerne la justice: c’est-à-dire, l'oscillation
bénie entre les maisons du roi et des grands et celle de tous les autres, et
les guerres et les alliances avec les autres nations. Ils ont
aussi un rôle d'intercesseurs pour le peuple auprès de Yahvé, comme l'a fait remarquer J. Jeremias (1971) et
le montrent les deux premières visions d'Amos 7. Ce pouvoir
d'intercesseur semble devoir être
compris comme faisant partie de leur rôle spécifique de faiseurs de bénédiction, comme l'autre côté du même rôle,
celui d'annoncer ce qu'il faut faire pour que la bénédiction soit. Or, par définition,
ce rôle les attache à Yahvé, d'une part, et à la maison d'Israël, et donc aussi
à celle du roi, d'autre part. Quand Jérémie demande si "une nation
change-t-elle de Dieux?" (2, 11), on peut y lire aussi: que ferais-je comme prophète, si tel était le cas?
comment pourrais-je, soit changer de Dieu, soit de nation?
Il me semble qu'il ne faut pas opposer ces diverses attaches, même si les textes que l'on a
jouent sur telle ou telle contre l'une des autres, ou bien ne les soulignent
pas toutes: c'est là justement le cœur de la contradiction des prophètes dits écrivains, en face de la menace de
la catastrophe et des refus
du roi et de sa cour de notables, voire du peuple lui-même, à suivre leurs
consignes et notamment ce qu'elles impliquent de justice selon la parole de Yahvé[25]. Il s'ensuit que, autant qu'à Yahvé et à la maison
d'Israël, les prophètes sont
attachés à la monarchie
d'origine davidique (même Os
3,5, pourtant d'Israël du Nord), comme d'ailleurs le montrent les références soit à David, soit à sa ville,
Jérusalem et Sion: "je protégerai cette
ville et la sauverai à cause de moi et de mon serviteur David" (Is 37, 35
et 2 Rs 19,34), et le messianisme davidique
postérieur: "je ferai germer pour David
un germe de justice qui
exercera dans le pays droit et justice; en ces jours-là, Juda sera sauvé et
Jérusalem habitera en sécurité; voici le nom dont on appellera la ville: 'Yahvé notre justice'" (Jer 33, 15), les citations à faire
seraient fort nombreuses (dès Am 9,11-12, par exemple).
'L'expérience'
des prophètes
17.
Dans ce que nous appelons l'expérience spirituelle des prophètes, disons de Amos à Ézéchiel, il y a
aussi une expérience de pensée: il s'agit de repenser le rapport entre Yahvé et
la maison d'Israël, face à
une situation qui ne fait qu'empirer. Essayons de poser brièvement les traits de cette situation.
La géographie religieuse est marquée par des anciens sanctuaires: Sichem, Béthel, Dan, au Nord, Bersabée, Mambré, au Sud,
et probablement beaucoup d'autres (les
"hauts-lieux"), dans lesquels les maisons de la région font les
sacrifices rituels, les plus renommés connaissant aussi des pèlerins venus de plus loin, attirés par les
récits les concernant, notamment les
récits des ancêtres, Abraham, Jacob, Israël. Mais les récits mythiques et les rituels sacrificiels de
chacun de ces lieux,
ayant rapport à une ‘terre’ plus ou moins étendue, doivent compter avec le mélange d'ethnies propres à une
monarchie qui s'est imposée militairement, le mélange de différentes traditions. Le Temple de Jérusalem construit par Salomon représente le sanctuaire de la cour royale, et la politique de
mariages des rois, et
sans doute aussi des notables, avec des filles de rois et de notables étrangers
implique que, là aussi, il y a circulation
de sagesses et de croyances
internationales[26], auxquelles
on attribuera les causes des malédictions qui surviennent sur Israël. Il est
probable que l'avènement
de David et de Salomon ait donné lieu aux premiers efforts d'écriture de collections de mythes concernant les ancêtres des diverses tribus (voir
6. 25), dont les récits sont justement
liés aux principaux sanctuaires et disent,
d'autre part, les liens de parenté éloignée avec certaines autres ethnies, notamment Edom (Ésaü et
Jacob, Gn 36), Moab et Ammon (les filles de Lot, Gn 19), les pays de
Transjordanie (aussi privilégiés dans Dt 2
et Jg 11, 12ss), et encore Aram, d'où Jacob est censé avoir été originaire (Dt
26, 5, et les récits de Gn concernant Rebecca, Laban et Rachel). On a donc,
dans une géographie physique de
montagnes et plateaux à mauvaises
communications, un morcellement de
géographie religieuse où Jérusalem et Sion, en Juda, font figure, surtout après
la disparition de Samarie et de sa royauté en 722, de centre politique et
religieux.
18.
À cette multiplication de sanctuaires, de traditions mythiques et cultuelles,
s'ajoute celle des prophètes (et autres devins), et là encore on peut penser que, selon
leur art et expérience,
c’est-à-dire aussi la réussite de leurs actes de bénédiction, leurs preuves
faites, il y en a qui attirent plus ou moins de monde, rois, prêtres, notables,
etc. (voir, par exemple, Is 8, 19). Donc chaque prophète doit faire valoir son
discours en face des autres, si l'on peut dire[27], les gens qui
les cherchent doivent avoir des critères de discernement, lesquels, bien sûr, ont à voir avec
leurs connaissances des traditions et aussi avec leurs intérêts en termes de
'bénédiction' à souhaiter, soit plus particuliers, soit liés à la situation
politique interne et
internationale, aux intrigues auxquelles ils sont mêlés. C'est dans cette sorte
de 'conflit des interprétations'
que se trouvent placés les
prophètes écrivains de nos textes[28], et on y
trouve souvent des citations des discours auxquels ils sont confrontés. Dans
les temps plus anciens, on voit le fils de Salomon, Roboam, accepter la
consigne d'un prophète le décourageant de son projet de bataille contre le
dissident Jéroboam pour
récupérer le royaume du Nord (1 Rs 12, 20-24), mais plus tard, Achab, roi du
Nord, dans un enjeu aussi de guerre à mener, se plaint de Michée qui "ne
prophétise jamais le bien à
mon sujet, rien que le mal", passe outre à sa parole au bénéfice de celle
de Sédécias et paie de sa vie la vérité du discours qu'il n'a pas voulu écouter (1 Rs 22).
Avec les prophètes classiques, du
VIIIe et VII-VIes siècles, l'enjeu devient plus sérieux, et les rois ne sont plus les seuls destinataires des discours prophétiques, c'est l'ensemble d'Israël et Juda
qui sera concerné. Très
souvent les prophètes les accusent d'avoir recours auprès des Dieux des autres
peuples, tel Os 2, 7: "je veux courir après mes amants, eux qui me donnent
mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et ma boisson", Jer 2,
25, etc. Mais aussi les Israélites se réclament de sa bénédiction (Éphraïm qui
s'est enrichi, Os 12, 9, ou bien une ville de gagnée à
la guerre, Am 6, 13), de son Dieu Yahvé qui les a fait monter d'Égypte (Am 3,
2, Jer 16, 14), qui est au milieu d'eux (Mi
3, 11, Jer 5, 2), l'ami de leur jeunesse (Jer 3,
4), invoquant l'arche de l'alliance (Jer 3, 16), le Temple
de Jérusalem (Jer 7, 4), d'autres prophètes qui leur annoncent la paix (Jer 14, 13, 23, 17). Ou bien,
au contraire, ils doutent de Yahvé (Is 29, 15, So1, 12, Jer 2, 8, 5, 12),
s'opposent aux prophètes qui annoncent la
catastrophe (fous qui délirent,
Os 9,7, dont la parole est du vent, Jer 5, 13, qui ne s'accomplit pas, Is 5,
19, Jer 17, 15).
19.
C'est dans ce contexte donc que les prophètes font l'expérience, pour
ainsi dire, de l'éclatement entre le peuple, les traditions, les sanctuaires, les autres prophètes,
le Dieu de leurs ancêtres et de leur pays qu'ils ne peuvent plus bénir, pour
lequel Jérémie se voit plusieurs fois interdit par Yahvé lui-même d'intercéder
(7,16-17, 11,14, 14,11, 15,1). Leur parole n'est pas écoutée, et Isaïe en tirera l'une des plus dures leçons[29]: "va, et
dis à ce peuple: écoutez
de toutes vos oreilles sans comprendre, voyez de vos yeux sans apercevoir; appesantis le cœur de ce peuple,
rends-le dur d'oreille, bouche-lui les
yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n'entendent pas, que son cœur ne
comprenne, qu'il ne se convertisse et ne soit guéri" (6, 9-10). L'échec
de leur mission, qui n'est plus celle de bénir mais d'annoncer la malédiction, la difficulté de faire ressortir de
toutes les traditions charriées celles
qui sont décisives pour les
pratiques de conversion qui peuvent, seules, assurer la bénédiction de Yahvé, le salut face à la menace
d'Assur, puis de Babylone,
l'assurance de l'inévitabilité de la
catastrophe, de la malédiction venue de
Yahvé lui-même, de la contradiction de celui-ci avec ses promesses à David et à
sa dynastie, tout cela, pour chaque prophète
à sa façon et dans son contexte, forme le lieu de leur expérience
bouleversante, déchirante,
autant spirituelle et de pensée que dans leur chair et destin personnel[30], où ils
apprennent à regarder le
destin d'Israël du côté de Yahvé, à être sûrs de la parole de celui-ci: "ainsi parle
Yahvé", "Je suis Yahvé", ce sont les expressions
qui reviennent tout le temps dans leurs discours.
20. Quoi qu'il en
soit des liens historiques et sociologiques entre les hommes dont les noms
figurent dans les livres dits prophétiques et ses disciples qui les ont continué et
'publié' et encore entre tous ceux-là et les auteurs anonymes des premiers
onze livres de notre Bible actuelle, il me semble, dans la logique ouverte
par la proposition des nouveaux éxégètes auxquels je me réfère ici, que c'est
de ce milieu prophétique, à partir de cette terrible expérience,
qu'a été menée la rédaction de ces onze livres. Il s'agira donc maintenant d'essayer d'évoquer
les grands traits de cette geste d'écriture et de pensée. Si ce que j’ai écrit
dans ce chapitre est juste, il sera aisé de reconnaître que l’auteur du
Deutéronome recueille la leçon éparse des prophètes antérieurs et en propose
une systématisation sociale: l’éthique et le droit d'un Israël juste.
[1] "Un nouveau type de tradition est introduit: la geste héroïque
centrée sur un individu particulier dont les actes, en fait souvent un seul,
sont rapportés. Bien que l'image perde de son unité, le sol historique sur
lequel nous nous mouvons devient progressivement plus solide" (Rendtorff,
1989a, p. 51).
[2] S'il est vrai que les douze tribus sont mentionnées, elles ne le sont
jamais ensemble, même en 4-5, où les dix du Nord et de la Transjordanie sont
citées en conjonction, il manque, en plus de Lévi, Juda et Siméon, "preuve
que l'on n'envisage pas encore un peuple de douze tribus; les traditions sur
l'époque des Juges n'y font pas de référence, ni au 'Tout-Israël' qui
l'impliquerait" (idem, p. 53).
[3] Voir P. Clastres, "Archéologie de la violence: la guerre dans les
sociétés primitives", Libre 77-1, qui montre
comment "la machine de guerre est le moteur de la machine sociale"
(final du texte, que je cite d'après une version portugaise).
[4] La domination des petits peuples par les grands empires, en plus de la
vassalité, peut impliquer aussi l'exil. L'ancien Israël a connu quatre situations
différentes: en Égypte, à en croire les traditions du livre de l'Exode, l'immigration-esclavage; les populations de Samarie ont été
dispersées de force par l'Assyrie, avec repeuplement du pays par d'autres
immigrés de force aussi (c'est la menace la plus radicale, voir §14, note);
Juda a connu l'exil en Babylone de ceux qui pouvaient être utiles aux
Chaldéens: les ouvriers et forgerons, la classe dirigeante et les scribes
(moins radicale parce que la durée de l'exil a été écourtée); celles du temps
des Perses, la meilleure, car tolérante et incitant à l'autonomie religieuse
dans des rapports de vassalité économique et politique.
[5] Il en va de même pour toutes les sociétés néolithiques (Fer I), même
si leur dimension est très variable; des récits mêmes de la Bible on peut penser
que nombre de villes cananéennes, entourées de murailles, formaient des
cités-états avec leurs rois, liées aux maisons d'alentour. Le
"progrès" de l'humanité (l'artisanat, le commerce, l'écriture, etc.)
a passé essentiellement par ce régime guerrier-monarchique, avec des formes
bien différentes, souvent un royaume se brisant en des régions
"féodales", ou bien à l'envers, plusieurs royaumes étant assujettis
à des empires plus ou moins durables.
[6] Voici ce que j'écrivais jadis: "... la conclusion brutale qui
déjà se dégage et que les exégètes bourgeois [sic] évitent systématiquement:
le régime de classes instauré par David, l'exploitation du frère par le frère,
c'est cela la malédiction qui est tombée sur Israël et l'a amené à la
désolation et à l'exil" (Belo, 1974, p.88). C'est un bon exemple de
comment on peut écrire l'histoire de façons diverses, voire inverses, selon
'l'histoire' de l'historien lui-même. N.K. Gottwald, cité en note à 1. 24,
parle de la confédération des tribus comme une révolution sociale et de la
monarchie comme "contre-révolutionnaire".
[7] Voir aussi le psaume de David en 2 Sm 22 (voir Von Rad, Théologie
de l'Ancien Testament,
vol. I, Labor et Fides, 1963, p.175).
[8] Une autre exception est celle d'un prophète anonyme en Jg 6,7-10, mais
il ne fait que tenir un discours 'théologique'.
[9] Par exemple, 1 Sm 9, les ânesses du père de Saül: le v. 9 distingue
"autrefois" 'voyant' au lieu de 'prophète'.
[10] Qui s'apprend, lui aussi, voir Jg 3,2.
[11] Dans le plus vieux poème biblique, selon les exégètes, celui qui
raconte la victoire d'Israël sous la conduite de Débora et de Baraq, celle-ci a
eu lieu de par les "étoiles des cieux" et du "torrent du
Qishôn", c’est-à-dire par une pluie torrentielle et l'inondation
conséquente du fleuve qui "les a balayés", aux ennemis d'Israël (Jg
5, 20-21); ce fût donc la bénédiction de Yahvé.
[12] Bien tardif d'ailleurs, car il relève de la dernière couche du
Pentateuque, dite P.
[14] Selon 1 Sm 28, 6, en plus des prophètes, les rois avaient d'autres recours:
les songes (1 Rs 3), les sorts (Jos 7,14ss, 1 Sm 10, 20-21), voire une nécromancienne,
fut-il défendu. Voir aussi 2 Sm 7,4, 1 Sm 3,3sv, Nb 12,6, Jr 18,18, 23,25, 27,9
28,6, 29,8, Zc 10,2, Ez 7,26 , Dt 13,2sv, 18,18sv, 28,1sv, 29,9, Ex 4,1 1 R
22,26-28.
[15] Les rois vainqueurs exhibent souvent les trophées divins des vaincus
comme signe de leur impuissance (Gottwald, p. 299). Voir les démêlées des Philistins
avec l'arche de l'alliance dans 1 Sm 4-7. C'est aussi le raisonnement de
l'envoyé du roi d'Assur à Ézéchias, 2 R 18,28-35.
[16] Les prophètes disparaîtront après l'exil (Zc 1,5, Ps 74,9, 1 Mac
9,27) et R. North, "Prophecy to Apocalyptic via Zechariah", in Supplements
to Vetus Testamentum, vol. XXII, 1972, souligne dans
sa conclusion (nº 11) que "le prophétisme est un phénomène qui s'est
achevé en même temps que les rois et le premier temple", ce qui
confirmerait ma proposition ici.
[17] Il semble bien qu'une partie importante des traditions consignées dans
les textes que nous avons relèvent d'Israël du Nord, mais ils ont été composés
à Juda après la disparition du grand frère. La compétence me manque pour le
détail de ce partage (voir par exemple la fin du § 7: quel rôle la monarchie
aura-t-elle eu chez Amos et Osée?)
[18] C'était la Terreur. Voici comment les Annales elles-mêmes du roi assyrien
Assurnasirpal II (883-859) racontent leur façon de faire la guerre: "Une
fois parvenu jusqu'à la citadelle de Hullaya, de toute la masse de mes troupes
je lui donnai l'assaut en une irrésistible bataille, et je la pris. Six cents
de leurs soldats tombèrent dans le choc. Je jetai au feu et brûlai les trois
mille habitants, que j'avais fait prisonniers, sans en laisser un seul comme
otage, en réservant toutefois Hullaya que j'avais pris vivant. Je disposai en
tertres leurs cadavres et j'y brûlai en holocaustes leurs jeunes gens et leurs
jeunes filles. Quant à Hullaya, je l'écorchai vif et j'étendis sa peau sur le
rempart de la ville de Damdammusa, que je démantelai, démolis et
incendiai" (cité dans Bottéro, 1992, p.97).
[19] Là serait, d'après leur présentation des faits, l'une des différences
entre des prophètes comme Élie et Élysée et ceux dont les écrits nous sont
parvenus.
[20] (1944), cité par F. Hesse, p.150.
[22] La double liaison est un motif emprunté à G. Bateson (double bind) que Derrida a développé dans les années 70, notamment dans Glas,
que reste-t-il du savoir absolu?, 1974, Galilée,
lisant 'la famille' chez Hegel et chez J. Genet, et dans La Carte postale,
de Socrate à Freud et au-delà, 1980, Flammarion,
lisant Freud.
[24] Même si nous n'en savons rien: probablement aux arts d'interpréter les
rêves (et même de les orienter), des oracles, du discernement des situations
concrètes en rapport avec les traditions et les mythes ancestraux, des sorts,
et ainsi de suite.
[25] C'est peut-être ce qui donne la clé de la position d'Isaïe devant
Sennachérib: il refuse de s'allier à l'Égypte pour faire la guerre à Assur (Is
30,1-5 et 31,1,3) et de faire une alliance de vassalité avec celui-ci, mais
aussi de s'appuyer sur la seule force de l'armée judéenne et sur sa chevalerie
(Is 30,15-17). Ce dilemme apparent (qui n'est pas sans parallèle avec celui de
Jésus et la question de l'impôt à César dans Mc 12,13-17, cf. Belo, 1974, pp.
253-255) renverrait à la justice sociale nécessaire pour que 'la solution' soit
celle de Yahvé (F. Gonçalves, "Senaquerib na Palestina e a tradição
bíblica, Da grande derrota de Juda à maravilhosa salvação de Jérusalem",
renvoyant à sa thèse L'expédition de Sennachérib en Palestine dans la littérature
hébraïque ancienne (PIOL 34), 1986). La 'stratégie'
d'Isaïe serait celle-ci: "Ainsi parle le Seigneur Yahvé, le Saint
d'Israël: par l'inactivité et par le repos vous serez victorieux, dans la tranquillité
et dans l'assurance sera votre vaillance; mais vous n'en voulez pas" (Is
30,15, trad. F. Gonçalves). Ma proposition ici rejoint ce que l'auteur
souligne : "Isaïe associe étroitement la stratégie et l'injustice
dans sa condamnation" ; mais je ne le suis plus quand il dissocie plus loin les "considérations de stratégie" de celles
"d'ordre théologique" (mais il va de soi que je suis d'accord si la
stratégie est conçue comme "Realpolitik"!).
[26] Et il ne pouvait pas en être autrement: l'art de gouverner, avec tout
ce qu'il implique de 'savoir' et de 'savoir-faire', se transmet dans cette
circulation entre les cours, leurs alliances. Salomon devait apprendre avec
les autres cours plus anciennes, surtout les plus puissantes, comme celle
d'Égypte.
[27] C'est un peu la situation de Socrate à Athènes face aux Sophistes
(voir notes à 5. 15 et 6. 45).
[28] On peut peut-être comprendre dans ce sens le fait que parfois on
s'adresse au prophète en lui parlant de "ton
Dieu" (1 R 17,12, Is 37,4, Jer 42,2, etc.).
[29] Que Jésus répétera en le citant, Mc 4, 10-12.
[30] C'est le cas de Osée 1-3 et de Isaïe 8, les mariages du premier et les
noms donnés à leurs enfants, des noms qui sont liés au destin d'Israël et non
plus à celui de la maison de chacun des prophètes.
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