lundi 7 mai 2012

PROPHÈTES ET PHILOSOPHES 6. LA COMPOSITION DU RÉCIT DE L'HISTOIRE

1. Voici donc le bouleversement apporté dans notre lecture de la Bible par le nouveau paradigme: cette scène de l'alliance, ce dis­cours de Moïse, en est le premier grand texte écrit, vers le dernier tiers du 7e siècle avant notre ère, presque quatre cents ans après le début de la monarchie[1]. Et l'on comprendra qu'il nous ait fallu reconstituer par une hypothèse anthropologique ce qu'était la socié­té d'Israël d'avant le Deutéronome. Toute la syntaxe de ses verbes dans le futur, le Deutéro­nome appelait irrésistiblement le récit de ce futur. C'est ce qui est ra­conté dans les livres qui vont de Josué à 2 Rois, dits l'histoire deuté­ronomiste, marquant la séparation de Yahvé par rapport à la monarchie davidique. Ensuite la défaite et l’exil de Juda à Babylone, l’espoir du retour et son effectivation postérieure permise par les Perses demanderont la composition du récit concernant les traditions d’avant le Deutéronome. Le scéna­rio désert-jadis de celui-ci explicitait la séparation de Yahvé par rap­port à la terre, on l’a vu, mais implicitait aussi un certain nombre d’autres séparations: on peut résumer la logique de la composition de ce long récit comme la narrativisation progressive de ces sépa­rations.
2. Toutefois, elle sup­pose, à l'envers de celle du discours de Moïse que l'on a vu (sauf pour le droit com­mun et les mythes sep­tentrionaux de l'exode), la reprise de maté­riaux traditionnels, le ré­dacteur assu­rant, en plus de la séquence textuelle, bien sûr, des 'le­çons théo­logiques', soit dans des prolo­gues ou des conclusions, soit dans des discours de per­sonnages du récit. Mais le matériel tradi­tion­nel, lui, est très for­tement respecté, d'où les con­tradictions dont tous ces vieux textes sont pleins (en contraste avec la belle unité du discours de Moab), d'où aussi le be­soin d'une com­pétence spécifique d'historien et d'exégète dans la lecture du détail. Je ne résiste à citer quelques remarques générales d'un exégète fran­çais sur ce respect ancien par le texte écrit, par­lant de ce qui "découle d'une nécessité pres­que matérielle qu'il ne faut jamais perdre de vue à propos des textes anciens: les contrain­tes de l'écriture. Aujourd'hui et depuis l'imprimerie, l'écriture est facile, peu onéreuse et donc diserte, voire redondante, capable de retou­ches quasi indéfinies, de brouillon et de totale élucidation. Jadis, l'œuvre écrit devait en­trer tout fait, plus ou moins définitif, tout armé, composé, suffi­sant à soi-même, en le moins de signes possi­ble. (...) L'économie donnait à la rédaction quelque chose de la gra­vure: un cartouche de hiéroglyphes, un chapiteau roman, tels sont les termes de comparaison qui permet­tront au lecteur des vieilles chroniques de deviner la somme d' 'abstractions', c’est-à-dire de 'codes' à l'ouvrage dans un Texte cher, obtenu comme à partir d'une résis­tance". Et un peu plus loin, il évo­que "la dureté du vieux maté­riau, pierre ou parchemin, son prix, la nécessité pour l'artisan d'avoir tout conçu et tout proportionné avant la première inci­sion"[2]. Il faut se souvenir que l'écriture avant Gutenberg était un artisanat, dictée en général par 'l'écrivain' à l'artisan, au scribe.

Au début du récit, des justes guident un peuple juste
3. Des 4 derniers chapitres du Deutéronome, on peut retenir 31,1-13 et 34 (sans le v.4) comme ce qui fait la transition entre Moïse et Josué, la mort du premier étant racontée sans référence ni à l'exil ni au châtiment qui aurait empêché Moïse de passer outre au-delà du Jourdain. Comme si la géographie du discours de Moab était ainsi respectée, la promesse du don du pays étant distincte de son accomplissement par le fait de Josué, d'une part; et d'autre part, on aura au début du long récit deutéronomiste[3] un couple de jus­tes, sans reproche aux yeux de Yahvé: Moïse et Jo­sué. Le chap. 1 de Josué le souligne: "Personne, tout le temps de ta vie, ne pourra te résister: je serai avec toi comme j'ai été avec Moïse, je ne t'aban­donnerai point ni ne te délaisserai" (1,5), ce qui se confirme, après le passage miraculeux du Jourdain, avec recul des eaux lais­sant pas­ser les Israélites à sec: "En ce jour-là, Yahvé grandit Josué aux yeux de tout Israël, qui l'honora comme il avait honoré Moïse sa vie du­rant" (1,14). La 'familiarité' constante, tout au long du li­vre, de Yahvé parlant à Josué et lui dictant sa con­duite (que l'on ne retrou­vera que rarement ensuite, pour des prophètes comme Samuel, par exemple[4]) est bien la marque de la justice de celui-ci.
4. La suite du livre raconte la prise du sud et du nord du pays jusqu'au chap. 12, les consignes de Moïse de pas­ser tous les habi­tants au fil de l'épée étant suivies, à deux exceptions près (au chap. 6, la maison de la prostituée Rahab qui a facilité la défaite de Jéri­cho; au chap. 9, les Gabaonites qui ont rusé les an­ciens d'Israël). Puis, jusqu'au chap. 19, le partage des tribus dans le pays, et encore l'institution des villes de refuge (selon Dt 19,1-13) et des villes pour les lévites (20-21). 22,9-34 (sans mention de Josué) et 24 (qui ig­nore la loi de Moïse) semblant relever de traditions rajoutées plus tard, le discours final de Josué en 23 ré­sume la portée du livre et ouvre à ce qui suivra. C'est la logique même de l'alliance qui y est impliquée (et le chap. 24 aura sa rai­son de venir s'y insérer). C'est Yahvé qui a combattu pour Israël (et continuera de le faire pour ce qui reste encore de pays à con­quérir) et celui-ci doit lui être fidèle: "Montrez-vous donc très forts pour garder et accomplir tout ce qui est écrit dans le livre de la loi de Moïse sans vous en écarter ni à droite ni à gauche, sans vous mêler à ces populations qui subsistent encore à côté de vous. Vous ne prononcerez pas le nom de leurs Dieux, vous ne les invoquerez pas dans vos serments, vous ne les servirez pas et vous ne vous prosternerez devant eux. Vous devez bien plutôt vous attacher à Yahvé votre Dieu, comme vous l'avez fait jusqu'à ce jour" (23,6-8). Ce ne sont donc pas seulement Moïse et Josué, c'est tout le peuple aussi qui a été juste aux yeux de Yahvé jus­qu'ici[5], et là est la grande différence vis-à-vis des livres sui­vants. Le récit du début de l'alliance avec Josué est donc un récit de fi­­lité mutuelle, et il se termine, comme le discours de Moab, par l'alternative entre bénédiction et malédiction selon la fidélité ou pas du peuple dans l'avenir. "Reconnaissez du fond de votre cœur et de toute votre nèfèsh que, de toutes les promesses que Yahvé votre Dieu avait faites en votre faveur, pas une n'a man­qué son effet: tout s'est réalisé pour vous [...]. Eh bien! de même que toute promesse faite par Yahvé votre Dieu en votre faveur s'est réali­sée pour vous, de même Yahvé réalisera contre vous toutes ses menaces, jusqu'à vous chasser du bon pays que Yahvé votre Dieu vous a donné. Si en effet vous transgressez l'alliance que Yahvé votre Dieu a exigé de vous, si vous allez servir d'autres Dieux, si vous allez vous proster­ner devant eux, alors la colère de Yahvé s'allumera contre vous et vous disparaîtrez rapidement du bon pays qu'il vous a donné" (23,14-16).
5. À l'époque de l'écriture de ces textes, cette menace c'est déjà réalisée pour le Royaume du Nord, pour Samarie, au 8e siè­cle, comme on le saura plus tard, dans 2 Rois: l'alter­native, aux yeux des lecteurs de Juda du temps de Josias, est bien réelle. La le­çon que les prophètes en ont tiré, c'est que Yahvé ne donne que la bé­nédiction, mais est aussi à la source de la malé­diction, et que l'ob­servance de la loi est la condition déci­sive de cette alliance. Or, comme on le verra tout de suite au livre des Ju­ges, l'infidélité d'Is­raël a été la règle de toute son histoire. Ce qui fait bien le con­traste entre ce début de récit, celui du cou­ple des justes Moïse-Josué et de leur peuple fidèle, avec la trame histori­que de la mo­narchie, autant la davidique que celle du Nord. Si l'on osait, on pourrait dire que c'est une espèce d'utopie originale (d'un Eden à la façon de Gn 2), séparé par la césure signalée en 4. 2-3 du récit de la longue et pro­gressive dés­obéis­sance qui, avec des avancées et des reculs, des fautes et des contri­tions, se termine­ra dans l'alternative: la ré­forme ou la ca­tastrophe.

Le livre des Juges ou l'infidélité du peuple
6. Le début du livre des Juges (1,1-3,6) est composé de plusieurs morceaux pas très bien ficelés entre eux[6], mais convergeant dans leur le­çon, qui est en contradiction avec Jos 23,4-5, lequel annonçait que Yahvé chas­se­rait, après la mort de Josué, les "populations qui restent à conqué­rir". Or, Jg 1 raconte comment les tribus de Juda et de Siméon ont conquis le pays que leur était destiné, celui de la Montagne (pas Gaza ni Éqrôn, trop forts avec ses chars de fer!), tandis que les au­tres tribus n'ont point réussi à chasser les Cana­néens et leur furent asservis, à la corvée, contre donc et l'injonc­tion de Moïse et le récit lui-même de Josué. Et la leçon théologi­que c'est que ce fut en raison de l'infidélité d'Israël qui servit les Baals cananéens: "La colère de Yahvé s'enflamma alors contre Is­raël et il dit: 'puisque ce peuple a transgressé l'alliance que j'a­vais prescrite à ses pères et qu'il n'a pas écouté ma voix, désor­mais je ne chasserai plus devant lui au­cune des nations que Josué a laissé subsister quand il est mort, afin de mettre par elles Israël à l'épreuve, pour voir s'il suivra ou non les chemins de Yahvé comme les ont suivis ses pères" (2,20-22). Le ton a claire­ment changé et ce ton dominera tout le livre, si­non une bonne partie de l'ensemble historique qui suivra jusqu'à l'exil. Et déjà la différence dans ce prélude entre la tribu de Juda et celles du Nord anticipe théologiquement la disparition de Samarie et la survie de Jérusalem au temps de la rédaction.
7. La transgression, c'est le mélange avec les populations et leurs Dieux, Baal et Astarté (2,13), le Masculin et le pouvoir, le Fé­minin et la fécondité, c’est-à-dire toujours la recherche de la bé­­diction, mais à rebours de la loi de Moïse. Le châtiment, ce sera la défaite des tribus israélites devant les autres de par la colère de Yahvé, leur extrême détresse. Et puis des libérateurs sont suscités par Yahvé et ils sont sauvés. Mais ils continueront de rechercher les Dieux étrangers et tout recommence, le livre sera une suite de ce type de récits. Le contraste d'avec Deutéro­nome et Josué est trop évident. La césure donc dont on était parti pour décrire la monar­chie davidique se confirme ainsi, en plus de son lapsus d'écrivain, d’aveu de sa fiction, comme une cons­truction de théologie prophétique. Israël, tribus immigrées parmi d’autres, a toujours mélangé ses traditions religieuses ancestrales avec celles d'autres peuples voi­sins et ce fut la tâche, des Juges d'abord, de Samuel et des au­tres Prophètes ensuite, de leur révéler la parole et le dessein de Yahvé. C'est cela que le texte est en train de refaire de façon systémati­que, à partir du scénario de Moïse à Moab et du récit du don du pays avec Josué comme utopie originale, en composant le long récit de l'histoire des transgressions et des interventions salu­taires de Yahvé à tra­vers ses intermédiaires prophétiques. Vers la fin du li­vre, à deux reprises une leçon pro-monarchique annonce Samuel et David: "en ce temps-là il n'y avait pas de roi en Israël" (18,1) "et chacun faisait ce que lui plaisait" (21,25). Le temps des Juges est sans is­sue autre que ne soit celle des rois (voir 2 Sam 7,11), mais non point de par le choix et la force de celui qui veut s'y ériger, tel Abimélek (chap. 9), mais de par le choix de Yahvé lui-même. C'est la leçon des deux livres de Sa­muel, que l'on aurait pu aussi bien appe­ler les livres de David[7].

Un roi pas comme ceux des autres nations
8. Il s'y agit en effet de l’histoire de l'instauration de la mo­nar­chie, ses deux récits fondamentaux étant, après le faut départ de Saül, ceux de l’accès à la tête de la monarchie de David (1 Sam 16- 2 Sam 8) et de Salomon (2 Sam 9-20, 1 Rs 1-2) qui ont dû avoir été écrits par les scribes de la cour pour établir la légitimation du se­cond et repris par le rédacteur, sa le­çon ve­nant dans quelques dis­cours que nous retiendrons briève­ment. Que l'on devienne roi par des victoires de guerre, c'est une loi de l’histoire ancienne bien sup­posée par les récits autant de Saül que de David. Les guerres sont aléatoires (Saül y périra), la monarchie pose aussi la ques­tion de la succession du roi comme un fait de maison: tant qu'il y aura de fils survivants, c'est à l'un d'eux que le trône re­viendra. Il y aura là donc une autre raison d'aléatoi­re: le roi aura-t-il d'enfants, lequel parmi eux lui succédera? Ce problème se po­sera aussi bien pour Saül que pour David, comme plus tard dans cha­cun des royaumes du Sud et du Nord, à destinées bien diffé­ren­tes, que les textes éva­lueront à chaque pas.
9. Il y a deux critères sur la royauté en conflit. Le roi doit être accepté par le peuple, ou plutôt désiré par lui, et ce critère est le premier avancé par le texte, en 1 Sam 8. L'autre critère est d'ordre de la théologie deu­­ronomiste - le roi doit suivre la loi de Yahvé (voir 5.13) -, c'est celui des chap. 9-11 mais il est respecté aussi dans le chap. 8, puisque c'est à Samuel, juge placé par Yahvé (3,19-21), que la demande est faite (les sorts, dans l'autre version, 10,17sv, relè­vent aussi de la consultation de la divinité). Si la demande déplaît à Samuel, c'est à cause de la mise en question de la conduite de ses propres fils, mais Yahvé est d'un au­tre avis; il semble que c'est plutôt la formulation de la demande qui pose pro­blème théologique: "établis nous un roi pour qu'il nous ré­gisse, comme les autres nations". C'est la domination de Yahvé, telle que la ré­daction deutéronomiste l'a élaborée, qui est rejetée ("ce n'est pas toi qu'ils ont rejeté, c'est moi qu'ils ont rejeté, ne voulant plus que je règne sur eux"), à quoi Yahvé fait Samuel ré­pondre en présen­tant l'alternative du "roi comme les autres na­tions", celle du droit qu'il fera peser sur le peuple lui-même[8]. Certes, au niveau de ce seul récit hors contexte, on pourrait le lire comme un refus de la monarchie, mais la promesse à David qui viendra plus loin semble l'empêcher; il s'agirait ici plutôt de placer le critère d'éva­luation prophéti­que de la suite de la monarchie: l'exploitation so­ciale des maisons de paysans, c'est là le fait des "rois comme ceux des autres nations". Si l'on répond que ce critè­re ne semble pas être explicité par la suite (§ 13), ce serait peut-être une raison de plus pour ac­corder de l'importance à cette explicitation fort nette, et assez pa­rallèle à celle de Dt 18 (7. *).

La promesse à la maison de David
10. Le roi est donc accepté par Yahvé et Samuel l'oint au nom de celui-ci. Mais l'aléatoire reste sur sa geste royale et c'est juste­ment la transgression de la loi divine, de l'anathème après une vic­toire, qui vaudra la disgrâce de Saül (chap. 15). Commence alors l'histoire de David, elle aussi pleine d'aléas, ce lieu par excel­lence de la recon­naissance de la bénédiction ou ma­lédiction divi­nes. C'est Yahvé lui-même, toujours par l'entremise de Samuel, qui le choisira pour remplacer Saül et, après la mort de celui-ci, le guidera à la royauté, lui qui avait été avec Yahvé pendant toutes ses démar­ches guerrières et avait été fidèle en­vers feu le roi. Après l'ascension au trône d'Israël, le problème de sa succession se profile et, bien avant le second grand récit me­nant au roi Salo­mon, le texte fait intervenir un autre prophète, Natân, avec la charge de garantir la postérité royale de David. Le chap. 7 de 2 Sam (Samuel étant déjà mort) ra­conte le jeu entre les deux mai­sons à bâtir: celle de Yahvé lui-même et celle de David. À celui-ci, qui veut bâtir un Temple en cèdre digne de Yahvé dans sa capi­tale, Jérusalem (conquise en 2 Sam 5,6-12, avec men­tion de la construction d'une maison en cèdre pour David), un refus est op­posé: ce n'est pas toi qui me feras une mai­son, mais moi qui t'en ferai une. Et pour de bon: "Ta maison et ta royauté subsisteront à jamais devant moi, ton trône sera affermi à jamais" (2 Sam 7,16).
11. L'enjeu semble clair: Yahvé est au-dessus du roi, c'est lui qui a toute l'initiative dans cette histoire. C'est donc la même théolo­gie des textes de Moïse et Josué, mais sans qu'il soit jamais ques­tion de ces deux-là! On a donc très probablement affaire à des vieilles traditions de la cour de Jérusalem: ni Moïse, ni les lois, celle de l'Ho­reb ou celle de Moab, ni l'alliance, ne sont citées dans aucun des li­vres de Samuel[9]. On ne voit pas pourquoi l'auteur deutérono­miste n'a pas trouvé les moyens d'introduire, dans un quelconque de ses discours, une référence à sa fresque initiale. Sauf à penser qu'il est question dans ce silence d'une différence énorme entre les statuts des deux promesses(-alliances)[10]: c'est que celle de Moïse est con­ditionnelle, comme on l'a vu, tandis que celle de David ne l'est point (s'il y aura faute du roi, il sera châtié person­nellement, pas la dy­nastie). On peut supposer deux choses, me semble-t-il. Soit que le rédacteur envisageant deux récits à venir cruciaux pour lui (celui de la cons­truction du Temple de Jérusa­lem par Salomon, dont on a vu l'importance qu'il tient dans le discours de Moab, et celui du roi Jo­sias, de la maison de David, et de sa réforme autour de ce même Temple), cette promesse in­conditionnelle y aurait une valeur très forte, mais alors cette va­leur contredirait la 'condition' même de la promesse de l'alliance de Moïse et le sens de cette réforme. Soit ce récit de Natân est postérieur à la catastrophe (comme l'hymne da­vidique de 2 Sam 23,1-7, voir n. au § 9) et ce qui vaut comme pre­mière rédaction serait 1 R 2,1-4, le testament de David à Salomon, où les choses sont rétablies 'correctement' dans le sens deutérono­miste: la promesse à la maison de David est conditionnée, elle aussi, par sa fi­délité à la loi de Moïse. Cette seconde hypothèse (qui s’ac­corde au motif post-éxilien: promesse-péché-repentir-nouvelle promesse) demanderait alors que la promesse de 2 Sam 7 s'arrête au v.12, l'éternité de la maison de David étant reprise dans le con­texte de la polémi­que anti-sacerdotale du courant eschatologique (§ 53, c)[11].
 
L'infidélité des Rois
12. Les deux livres des Rois partent de la mort de David et vont jusqu'à Josias, c’est-à-dire, jusqu'à l'actualité de l'écriture elle-même du texte. Que ce soit Salomon qui succède à David, c'était la chose la plus improbable du monde, au vu de tous les aléas de cette succession racontée dans 2 Sam. Ni Da­vid ni Salomon n'ont été justes dans cette affaire, au regard de la loi de l'Horeb; le premier a été châtié dans la mort du fils de Bethsa­bée, mais c'est le second fils de celle-ci qui sera roi ; ce­lui-ci aura la main dure pour son frère Adonias et pour ceux qui l'ap­puyaient, il n'aura pas toutefois à en pâtir de l'auteur deutéronomiste qui fera de lui un portrait fabu­leux, dans sa puissance et ri­chesse et dans sa sa­gesse, un portrait unique dans toute la Bible. C'est peut-être dû au fait que c'est lui qui a entrepris la construc­tion du Temple de Jérusalem. On peut y voir une sorte d’apogée du récit concernant les débuts de la monarchie[1]. En­suite - à l'instar du livre des Juges après Deutéronome et Josué pour ce qui concerne le peuple -, ce sera la transgression des rois, et elle commence par Salomon lui-même, qui sera opposé, comme la plupart de ses des­cendants, à la justice de David (2 R 11,4 et 33-34). Quelle trans­gression? Celle que la loi de Moïse posait comme principielle: le mariage avec des filles de rois étrangers et la conséquente pour­suite de leurs Dieux, y compris leur bâtissant des sanctuaires. Lui-même qui avait bâti le Temple de Jé­rusalem! Inlassablement, les rois et de Juda et d'Israël seront sou­mis à ce critère d'évaluation jusqu'à la défaite d'Israël, du royaume des dix tribus du Nord, jusqu'à Josias dans celui du Sud. C'est d'abord cette faute de Salomon qui est la raison à laquelle est impu­tée la division des deux royaumes, ratifiée par Yahvé, dont un pro­phète choisit Jéroboam comme roi du Nord; mais le texte donne comme motif 'politique' de ce schisme le joug trop fort de la maison royale (de Salomon et de son héritier) sur les paysans, c’est-à-dire, le droit que Samuel avait averti dès le début qui serait celui de la monarchie demandée. Donc motif 'politique' (ou social) et motif 're­ligieux' vont de pair: c'est cela, dans la terminologie du 1 Sam, d'être roi comme les autres nations, à quoi Dt 28,1 opposait la promesse de l'élévation "au-dessus de toutes les nations de la terre" (2 Sam 7,9, 1 R 5,11).
13. Mais à vrai dire, le motif de la révolte politique contre le joug trop fort sur les paysans, s'il est très souvent présent dans le discours des prophètes, depuis Amos et Isaïe, s'efface dans les li­vres des Rois, malgré la présence constante de récriminations aux rois de la part de prophètes d'Yahvé (§ 9). En effet, ce même Jéro­boam choisi par Yahvé pour mener le schisme politique dé­cide tout de suite après de le doubler d'un schisme de sanctuaire et fait éri­ger deux autres sanctuaires à Yahvé sur les frontières de son règne, l'un à Béthel et l'autre à Dan, en plaçant dans cha­cun un veau d'or comme image de Yahvé ("Israël, voici ton Dieu qui t'a fait monter du pays d'Égypte", 1 R 12,28). Sans que l'in­terdit de faire des ima­ges soit invoqué, comme il fallait s'y atten­dre, semble-t-il, le sanc­tuaire de Béthel sera menacé par un pro­phète[2], et bien aussi la maison de Jéroboam, qui sera ex­termi­née à la génération suivante (1 R 15,28). Cette malédiction rejail­lira sur les divers rois d'Israël, les divers coups d'État mili­taires se succédant et ses au­teurs s'exterminant les uns aux au­tres, toujours la raison étant l'imitation du "péché de Jé­roboam" (l'expression reviendra une vingtaine de fois)[3], et aura enfin raison du royaume, détruit par l'assyrien Salmanasar (2 R 17). Du discours composite qui réfléchit sur les causes de cette défaite, en partie post-exilique, on peut re­tenir la leçon finale: "[Yahvé] avait détaché Israël de la maison de David, et Israël avait proclamé roi Jéroboam, fils de Nebat; Jéroboam avait détourné Israël de Yahvé et l'avait entraîné dans un grand péché. Les Israélites imitè­rent le péché que Jéroboam avait commis, ils ne s'en détournèrent pas, tant qu'enfin Yahvé écarta Israël de sa face, comme il l'avait an­noncé par le ministère de ses serviteurs, les prophètes; il déporta les Israélites loin de leur pays en Assyrie, où ils sont encore au­jourd'hui" (2 R 17,21-23).

La réforme de Josias
14. Il n'est pas possible, à partir des versions françaises, de décider sur la date de l'écriture des chap. 22-23 de 2 R. Si l'on pour­rait tenir 22,14-20 (introduisant la prophétesse Hulda qui an­nonce la catastrophe de l'exil, mais qui n'aura aucun rôle par la suite) et 23,26sv (aussi catastrophique, sauf le v.28) comme ra­jou­tés, on y raconte la réalisation du droit constitutif: "j'ai trouvé le livre de la Loi dans le Temple de Yahvé" (22,8) ; l'en­semble se présenterait comme la clôture 'optimiste' de toute l'his­toire deutéronomiste dès le discours de Moab, mais sans la 'grande conclusion' que l'on attendrait : le récit resterait 'ou­vert' à l'avenir, à sa suite par un rédacteur postérieur. La Loi retrouvée y est donc lue so­lennellement et l'alliance devant Yahvé y est conclue par le roi "avec tous les gens de Juda et tous les habitants de Jérusalem, les prêtres et les prophè­tes et tout le peuple, du plus petit au plus grand" (23,2). S'ensuit la purification du Temple des profanations dues à Manassé (grand-père de Josias, décrit au chap. 21 comme le plus impie des rois de Juda, contre la réforme partielle de son propre père, Ézéchias) et à Salomon lui-même, et la destruction de tous les au­tres sanctuaires et haut-lieux proscrits par le Deu­téronome, y compris à Béthel et Samarie, récupérées par Jo­sias aux Assyriens en décadence. Enfin, la Pâque est célébrée à Jérusa­lem, "de la manière qui est écrite dans ce livre de l'alliance" (23,21), ce qui n'était pas le cas dès l'époque des Juges, conclut le texte, avant de faire l'éloge de Josias: "Il n'y eut avant lui aucun roi qui se fût comme lui tourné vers Yahvé de tout son cœur, de toute sa nèfèsh et de toute sa force, en toute fidélité à la Loi de Moïse" (23,25).
15. Quoi qu'il en soit de sa date d'écriture, la lecture actuelle de ces deux chapitres et des deux suivants, les derniers, racon­tant la destruction du Temple, la fin de Juda et le sort de la descendance de Josias sous Nabuchodonosor, roi de Babylone, semble montrer l'al­ternative que la littérature deutéronomiste envisageait: la ré­forme selon l'al­liance et la 'bénédiction' du royaume de Josias[4] ou la conti­nuation de l'infidélité et la malédiction défi­niti­ve sur la mo­nar­chie. Donc, sur le peuple hébreu lui-même. Et son Dieu, Yahvé, dont le Temple - selon le Deutéronome, le “lieu choisi par Yahvé pour y faire habiter son nom” en Israël - n'existe plus, témoignage de son abandon, de son impuissance, qui sait? Il a été raconté dès le début comme séparé, au-dessus d'Israël, lui par­lant par les Prophè­tes, lui promet­tant bé­nédiction ou malé­diction selon l'obéissance ou pas. Après la catas­trophe, on ne saura de lui et de ses desseins fu­turs que si des pro­phètes seront suscités en­core. 

L’échec de l'alliance
16. Dans ce second livre des Rois, le nom de Jé­rémie n'y figure point, présenté pourtant comme le con­temporain de Josias (dans le li­vre qui porte son nom et dans les futures Chroniques qui re­prendront toute l'histoi­re de l'ancienne monarchie) : c’est comme si, avec les rois, les prophètes étaient finis, eux aussi. Toutefois, dans les chap. 26-44 du livre de Jérémie, dus peut-être à son secrétaire Baruch (voir chap. 45 et note de la B.J.), cette fin de la monarchie est racontée avec beaucoup de détails, notam­ment sur le rôle qu'y joua le prophète. Dans un oracle de pro­messe de restau­ra­tion, on trouve deux choses qui nous intéres­sent pour l'instant. L'une concerne "l'alliance que [moi, Yahvé] j'ai conclu avec leurs pè­res, le jour où je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d'Égypte. Cette alliance - mon alliance! - c'est eux qui l'ont rompue. Alors, moi, je leur fit sentir ma maî­trise, oracle de Yahvé" (Jer 31,32). Et un peu avant: "en ces jours-là on ne dira plus: 'Les pères ont mangé des raisins verts, les dents des fils sont agacés'. Mais chacun mourra pour son propre crime. Tout homme qui aura mangé les raisins verts, ses propres dents seront agacés" (31, 29-30). Pourquoi est-il intéressant de rapprocher ces deux citations? Elles nous donnent une clef pour comprendre le tournant de la réflexion prophétique. L'alliance est bien finie, celle dont le discours inaugu­ral et son principe de réa­lisation avec l'octroi du pays nous a été donné par le Deutérono­me, le livre de Moïse, et par celui de Josué, celle dont les aléas du récit de l'infidélité du peuple et puis du roi Salomon et des autres rois nous ont été racontés par les livres des Juges et des Rois, respectivement. Moïse, Josué, Samuel et les au­tres prophètes, dont les anonymes rédacteurs de ces livres, ont donc échoué. L'alliance avait été conclue avec les pères de la maison d'Is­raël, ce furent eux qui l'ont rompue. Lesquels? Ceux du temps des Ju­ges, ceux du temps de Salomon, ou de Jéroboam, ou de Manassé? Tous, de la leçon même du Décalogue: "Moi, Yahvé ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les en­fants, les petits-enfants et les ar­rière-petits-enfants, pour ceux qui me haïssent" (Dt 5,9)[5]. Or, la se­conde citation, sans avoir des effets rétroactifs, révoque cette conception mosaïque de la jalou­sie de Yahvé: les fils ne paient plus par les fautes de leurs pè­res[6]. C'est, semble-t-il, la nouvelle situation des maisons des Israélites exilés qui est visée: ils n'ont plus les terres de culture ni les trou­peaux de leurs ancêtres, les coutu­mes et l'art appris d'eux sont devenus en partie inutiles, leur parole testamentaire de bénédic­tion n'a plus de portée (un père de maison en situation de malé­diction peut-il en­core bénir?). Ils sont à nou­veau hors du pays, comme les premiers destinataires de l'alliance au pays de Moab. Ce qu'il y a de nouveau ici, c’est un très fort geste de mo­dernité de l’écriture prophétique, en rupture partielle d’avec l’économie des maisons comme tradition ancestrale, c'est une coupure dans la gé­néalogie de la maison, dans les rap­ports des pères de maison contempo­rains avec leurs ancêtres - les responsabilités éthiques ne font plus partie de l'héritage d'une maison -, c'est une sorte de 'définition éthique' de l'homme, séparé de ses ancê­tres, renforcée l'instance du cœur[7], comme s'il était posé seul de­vant la béné(malé)diction de Yahvé. Celui-ci est d'ailleurs bien plus séparé d'Israël, du fait de la rup­ture de l'alliance, de l'échec du con­trat mosaïque.
17. Or, c'est cette nouvelle situation, de cassure catastrophique, qui permettra aux pro­phè­tes de regarder à nouveau l'avenir au nom de Yahvé. Pour savoir comment, il nous faut toutefois relire avec des yeux neufs l'ancien récit. Car de cette relecture nous avons des beaux fruits: l'écriture des quatre premiers livres de la Bible. Quel nouveau regard lui pré­side?

L'exode de l'Égypte et la traversée du désert
18. Pour des raisons qui seront faciles à saisir, il m'a paru que, au lieu de prendre l'ordre actuel des quatre livres, il serait mieux de marcher à reculons, commençant par le livre de l'Exode et des Nombres ( laissant de côté le Lévitique, qui relève du code sacerdotal, plus récent donc) et allant ensuite des Patriarches à la Création initiale. Les questions concernant ces textes qui reprennent des vieilles tradi­tions, et cela très probablement dans des reprises successives, dans des perspectives théologiques divergentes, ces questions donc sont très difficiles au non-exégète qui s'inspire des exégètes. J'essayerai de me tenir à des problèmes assez géné­raux, tout en citant parfois des exégètes d'avis opposés entre eux.
19. Il y a trois grandes sections narratives dans ces deux li­vres: a) celle concernant la sortie de l'Égypte (Ex 1-14); b) celle de la traversée du désert, avec plein d'épisodes où les Israélites (ou certains d'entre eux) sont systématiquement incrédu­les par rap­port à ce que Yahvé-Moïse leur disent - c'est le thème des mur­mures contre Yahvé (Ex 16-18, Nb 11-36); c) et enfin celle du Si­naï (Ex 19 à Nb 10), avec le don de la Loi et l'alliance, que nous avons déjà rencontré citée au début du Deutéronome[8].
20. a) La sortie de l'Égypte - qui 'légitime', si l'on peut dire, le Yahvé du Décalogue (Dt 5,6), c’est-à-dire qui raconte ce que celui-ci évoquait - est présentée comme une sorte de combat entre Yahvé et le Pharaon de l'Égypte (et pas contre son Dieu), pris à l'initiative du premier après un préambule qui raconte le début du peuple d'Israël comme un peuple asservi (des corvées, puis des travaux forcés) à cette grande puissance impériale du monde de l'époque. Israël n'y est pour rien (sauf du point de vue de la détresse), Moïse non plus (appelé, hésitant, puis porte-pa­role obéissant de Yahvé). Le motif célèbre de la révélation du nom de ce Dieu (Ex 3) peut être lu (du point de vue de celui qui théoriquement ne connaît pas en­core le livre de la Genèse[9]) comme la présentation d'un Dieu à un peuple qui n'en a pas un en tant que peuple: justement la requête de Moïse au Pharaon c'est de le laisser aller rendre culte à ce Dieu (des ancêtres lointains) au désert (Ex 3,18, etc.). C'est cela l'élection: un Dieu sans peuple se choisit un peuple sans Dieu, deux choses sans doute impensa­bles d'un point de vue anthropologique, mais qui correspondent à la situation de détresse de l'exil. Le combat entre Yahvé et le Pharaon se fera à coup de grandes démonstra­tions, pour ainsi dire guerrières-mythiques: "Yahvé est un guerrier", chantera-t-on après la délivrance, "Yahvé est son nom; les chars du Pharaon et son armée, il les a jetés à la mer" (15,3-4). Il devient donc le suzerain de ce peuple, qu'il conduit à travers le désert par son fi­dèle Moïse. Il s'agit là, en quelque sorte, de 'l'acte historique' de constitution du peuple d'Israël, et c'est bien ainsi qu'il sera com­pris (par exemple, en 1 R 6,1, la construction du Temple sera da­tée "en la quatre cent quatre-vingtième année après la sortie des Israélites du pays d'Égypte").
21. b) Le premier épisode au désert comporte déjà des murmu­res, à propos d'eau et de nourriture, à quoi répondent la manne et l'eau jaillie du rocher (Ex 16-17). Après cette première question 'économique', une seconde 'juridique', d'arbitrage des conflits, avec l'institution de juges, sur conseil du beau-père de Moïse (Ex 18). Si l'on continue à regarder dans Nombres les récits de la traversée du désert, on trouvera (en plus de quelques com­bats en Transjordanie) les mêmes résistances et révoltes du peuple, sans mention de Loi, ni de commandements, d'alliance ou du Sinaï. On se croirait dans le paysage du livre des Juges, très éloignés en tout cas de la fresque Deutéronome-Josué. Un Dieu fort (guerrier) et son lieutenant vis-à-vis d'un peuple guère bien disposé par rapport à eux, voici donc ce qui est posé avant la scène du Sinaï, laquelle, sous le nom de Horeb, était bel et bien le début du discours de Moïse à Moab. Est-ce un hasard que ce soit la mémoire de l'incrédulité de cette traversée du désert qui forme pour une bonne partie le premier discours de Moïse, intro­duit aux chapitres 1 à 4 de Dt? (Tandis que le troisième visera l'exil et le retour). 


L'alliance du Sinaï et sa transgression
22. c) La troisième section, celle du Sinaï, vient donc en­suite: l'octroi du Décalogue suivi de l'alliance solennelle visée par le dé­part de l'Égypte (avec déjà un discours de droit, en guise de pen­dant pour l'institution des juges au chap. 18)[1]. En plus du rituel de l'alliance, l'essentiel de la péricope est assez parallèle de celui de l'Horeb. La nouveauté vient quelques chapitres après une autre lé­gislation sur la Tente du désert (qui relève de P): c'est la célèbre apostasie du veau d'or (faut-il se souvenir des deux veaux d'or de Jéroboam? le mot est le même: "voici ton Dieu, Is­raël, celui qui t'a fait monter d'Égypte", 32,4 et 1R 12,28) et la brisure des tables de la loi par Moïse (reprise aussi dans Dt 9 et 10, avec des thèmes exi­liques). Yahvé en fait le diagnostique: "je vois bien que ce peuple a la nuque raide[2]. Maintenant laisse-moi, ma colère va s'enflammer contre eux et je les exterminerai! Mais, de toi, je ferai une grande nation" (32,9-10). Suite à la prière de Moïse, Yahvé se repent, écrit à nouveau les tables du Décalogue et renouvelle l'alliance. On est très loin du Dt, on vise justement les exilés en Babylone, on leur an­nonce le repentir de Yahvé suite à la cassure de l'alliance de par le peuple. Le pardon de Yahvé ou­vre un espace d'avenir pour les sur­vivants d'Israël: ils ne seront point exterminés.
23. Voici donc le bilan: Yahvé n'est pas lié à (ni par) la mo­narchie, il était le suzerain d'Israël ('rival' victorieux du Pharaon, si l'on peut dire) bien avant David (ce qui d’ailleurs était déjà supposé par l'histoire deu­téronomiste); mais il n'est pas lié non plus par son alliance et res­pective loi, comme cela semblait le cas à lire le dis­cours de Moab: la cassure de l'alliance par l'infidélité du peuple et des rois n'est pas son dernier mot, Yahvé en avait déjà vu aupa­ravant et avait par­donné, il peut revenir maintenant aussi, de par son don. Ce bilan est narrativisé: la Loi et l'alliance respective (la scène-fiction) ne sont plus le fondement de l'histoire d'Israël, il y eût de l'his­toire israélite avant le Sinaï, à l'initiative de Yahvé[3]. Est-elle arbitraire, cette initia­tive, maintenant? Que peu­vent espérer les exilés ou les retour­nés? Ce sera le thème du "ser­ment de Yahvé à vos pères", déjà fréquent dans Dt et Jos, qui sera narrativisé à son tour dans la geste patriarcale de Gn 12-50.

Les cycles des Patriarches (Gn 12-50)
24. Il ne serait pas faux de dire qu'il y a deux livres de la Genèse, celui qui va de la création du monde à la tour de Babel (Gn 1-11) et celui qui raconte la saga des ancêtres d'Israël (12-50). Dans notre marche à reculons, on commencera donc par le second. Il a été composé à partir de vieux mythes tribaux, re­groupés selon trois cycles: celui d'Abraham (12-24), celui de Ja­cob, fils d'Isaac (25-35) et celui de Joseph, fils d'Israël (37-50). L'analyse à la loupe de ces vieux textes a été le terrain par excel­lence de la théorie classique des quatre documents et il ne sem­ble pas que le nouveau paradigme doive laisser tomber les résul­tats de cet immense effort, mais plutôt le continuer à la lumière du retardement, assez brutal certes, de la date de sa rédaction et de sa théologie de la promesse, postérieure à la catastrophe de 587.
25. Ces trois cycles principaux (comme d'ailleurs Gn 2-11)[4] ont dû avoir une composition de base autonome les uns des autres (aucun ne cite les autres), soit orale, soit écrite en rap­port avec l'empire de David et le problème de sa succession. Le cycle d'Abraham-Lot, entre 12 et 20 (sans la promesse initiale et sans Isaac non plus), au niveau mythique semble justifier la pro­émi­nence de la nouvelle monarchie face à deux peuples voi­sins, Moab et Ammon, posés comme 'cousins', issus incestueuse­ment du neveu d'Abraham (19,30-38). De même, le cycle de Ja­cob par rapport à Edom, descendant d'Ésaü (36)[5] et celui des fils de Noé par rapport aux Cananéens, descendants maudits de Cham, le mauvais fils, Sem étant l'ancêtre des Sémites et Jephté des Phi­listins (9,18sv). D'autre part, le trajet d'Abraham est ponctué par des sanctuaires, Sichem (12,4-7), Béthel (12,8, 13,14-17) et Mambré-Hébron (13,18, 15,9-12,17-18): "comme l'a mon­tré A. de Pury, ce récit correspond aux prétentions de David, l'homme d'Hébron (sa première capitale, où il est sacré roi de Juda, 2 Sam 2,1-4,11 et 3,2-27), sur l'Israël du Nord, dont Sichem et Béthel étaient les deux grands sanctuaires, liés respectivement aux tri­bus de Manassé et d'Éphraïm" (Vermeylen, p.170). De même, le trajet de Jacob, entre sa fuite et sa rencontre avec Ésaü, Béthel (28,10-19), au mont Galaad (31,21-23), Penuel (32,23-32) et Si­chem (33,16-18): "cette histoire est un décalque de celle de Da­vid, qui s'est emparé des terres de la maison de Saül en Transjordanie (Penuel et Galaad) et en Palestine centrale (Béthel, Sichem)" (idem, p.173)[6]. Ces deux cycles de mythes d'ancêtres au­raient donc, du temps de David (ou bien après le schisme entre les deux royaumes), un rôle de légitimation (ou de revendication) de sa domination sur les tribus du Nord, malgré son origine au Sud. Aussi, le récit concernant Jacob et Ésaü, le cadet qui ravit le droit d'aînesse, et encore celui d'Abel et Caïn, légitimeraient le droit de Salomon sur ses aînés. Quant au cycle de Joseph, fils d'Is­raël et père de Manassé et d'Éphraim, les deux principales tribus du Nord, il de­vrait dépendre de ces deux tribus[7]. Les deux cy­cles d'Abraham et de Jacob raconteraient l'installation pacifique (une immigration) des ancêtres de Juda en Canaan, en concurren­ce, si l'on peut dire, avec la tradition qui a servi de base aux li­vres suivants, celle de l'exode d'Égypte et de l'entrée mili­taire sous la conduite de l'éphraimite Josué (1 Chr 7,27), relevant donc du Nord[8]. Quand les trois cycles ont été mis ensemble, ce­lui de Joseph aurait eu un rôle de raccord entre Genèse et Exode, tandis que le nom du père de Joseph, Israël (c'est en effet son nom dans les parties primiti­ves de ce récit), est attribué à Jacob (Gn 35,10), en assurant ainsi le raccord entre le deuxième et le troisième; enfin, le père de Jacob, Isaac, devient le nom du fils d'Abraham, faisant le raccord du deuxième au premier.

Yahvé et les ancêtres
26. Revenons maintenant à l'époque de l'exil ou du retour en Palestine. Quelle aura été la théologie de cette narrativisation glo­bale de Gn 12-50? Elle se dit très nettement au tout début, l'un des textes les plus connus de la Bible, que j'ai cité en com­mençant (1. 18)[9]. Qu'il me soit permis de transcrire ici la très belle traduction de André Chouraqui:
YHWH dit à Avram:
"Va-t-en de ta terre, de ta patrie, de la maison de ton père,
vers la terre que je te ferai voir.
Je ferai de toi un grand peuple.
Je te bénirai, j'exalterai ton nom.
Sois bénédiction.
Je bénirai tes bénisseurs,
je maudirai ton insulteur.
Tous les clans de la terre seront bénis en toi".
27. On retrouve un élément déjà connu de la tradition deu­­ronomiste: la promesse du pays de Canaan[10], mais placée bien avant donc tout le récit de la sortie d'Égypte et de l'alliance-Loi du Sinaï. L'alliance du chap. 15, avec son vieux rituel, consacre cette promesse, en donnant les limites géographiques du pays et la liste de ses populations (ce qui correspond, grosso modo, à l'empire de David). Mais s’y ajoute une autre promesse: celle d'un peuple. Il y a donc progression par rapport à la révélation de Ex 3, de Yahvé au 'futur' peuple qui est déjà une multitude, car on revient au 'père' dont cette révélation se réclamait ("c'est moi le Dieu de ton père", Ex 3,6a) - qu'il s'agisse d'Abraham, de Jacob ou d'Israël, peu importe - c’est-à-dire, à l'ancêtre de ce peuple. Ce peuple sera grand, son nom béni et exalté parmi tous les peuples. De cet Abram (dont la tradition sa­cerdotale dira le changement de nom en Abraham, 17,5), il n'est pas mentionné l'existence d'enfants. Je serais assez incliné à consi­dérer que ces naissances, celle d'Ismaël autant que celle de Isaac, sont dûes au rédacteur qui met ensemble 12-50 (avant P). Ce qui se marque dans ces récits, avec l'histoire de la vieillesse et la stérilité de Sara, de son incrédulité, ensuite du sacrifice d'Isaac, c'est l'initia­tive totale de Yahvé par rapport à ce peuple à venir, donc encore un trait de la séparation de Yahvé: la loi de la géné­ration des maisons n'y intervient pas, que le seul don divin.
28. C'est aussi la règle des tissus de maisons (qu'une so­ciété est essentiellement, c'est ma thèse ici) qui est mise en ques­tion dans cette promesse, et c'est bien par là que tout com­mence: "quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père". C’est-à-dire, il y aura rupture aussi avec les ancêtres de Abraham, avec son père et son Dieu, comme l'on peut confirmer dans le récit de l'alliance entre Jacob et Laban, descendant de Nahor (frère d'Abraham selon Gn 11,26-29): "Que le Dieu d'Abraham et le Dieu de Nahor jugent entre nous" (31,53). La 'séparation' de Yahvé fait de lui une sorte de Dieu-sans-peuple, de Dieu au-des­sus des peuples et de leurs ancêtres: le 'de' de l'expression "je suis le Dieu de ton père" se théologise donc, c'est l'appartenance du Dieu à son peuple que nous avons soulignée dans notre des­cription de la clôture-sanctuaire des mai­sons (3.11), de toute structure sociale, qui est 'critiquée' par ce récit de promesse. La bé­nédiction ne vient pas ni de la terre ni du ciel, non plus du jeu de tradition et de répétition entre les mortels et ses ancêtres plus ou moins proches des divins, elle ne vient que du seul Yahvé. Et c'est bien la promesse dont ont besoin les survivants de la catas­trophe: il y a ici et le pardon après la transgression de la Loi et de l'alliance et la promesse du retour au pays et de la bénédic­tion du peuple-reste parmi tous les peuples de la terre, et encore celle de la malédiction qui surviendra à ceux, les Chaldéens de Babylone, qui les ont tellement maudit. Cette promesse relance donc pour de bon l'élection de l'alliance cassée, car elle est tout à fait in­conditionnelle, ne dépend que du seul Yahvé. Mais que peut-il, cet Yahvé qui n'avait point de peuple, demanderont les rescapés? C’est à cette question que répondra la première partie de Genèse.

L'origine des nations
29. Découpons les chap. 2-3 comme disant 'l'origine de l'homme-femme' des chap. 4-11 disant 'l'origine des nations', et prenons ceux-ci d'abord. Nous ne tenons pas compte du document P (Gn 5, des morceaux de 6 à 8[11], 9,1-17, 10, 11,10-32). C'est un ensem­ble de mythes de cette région et époque, dont des versions voisines plus ou moins proches de celles-ci sont connues des his­toriens. Le texte ne semble pas forcé si on y lit le récit biblique des origines des nations, faisant suite aux chap. 2-3. En effet, on y trouve des indi­cations sur les principales inventions du néoli­thique: l'élevage et l'agriculture (4,2), les villes (4,17), les bergers nomades (4,20), les musiciens (4,21) et les forgerons en cuivre et fer (4,22) (et encore le feu et les briques en 11,3). Mais ces inventions sont accompag­nées de violence: de l'envie[12] entre deux frères et du fratricide, récit qui aurait des marques de la 'vendetta' (4,10,15, selon les no­tes de la TOB). La violence grandit (4,23-24), les femmes sont prises à témoin, comme si l'on antici­pait 6,1-4: "lorsque les hommes com­mencèrent d'être nombreux sur la face de la terre et que des filles leur furent nées". Des na­tions se développent donc et l'on peut pen­ser au problème décisif des rapports entre elles, celui de l'échange de ses filles en ordre à créer des alliances qui éviteraient les violen­ces réciproques (et les associeraient pour les vendettas, mais celles-ci sont très sou­vent des vengeances par rapport à ces mariages, voir Gn 34). Le mythe des "fils de Dieu" se mariant aux "filles des hom­mes" en engendrant des "géants [...], les héros du temps jadis" (B.J.) signa­lerait, de façon pour nous énigmatique, la perturbation de ces échanges de filles, qui serait en rapport avec la violence grandis­sante.
30. "Yahvé se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre" (6,6) et lance le déluge, dont seul le juste Noé et sa maison (la fameuse arche et ses animaux par couples) seront sauvés. Et le parfum du sacrifice que Noé lui offre pacifie Yahvé: "Tant que du­rera la terre, semailles et moissons, froidure et chaleur, été et hi­ver, jour et nuit ne cesseront plus" (8,22). On trouve donc ici un récit que l'on peut rapprocher de celui du péché du veau d'or en Ex 32-34, avec la dé­cision par Yahvé d'exterminer le peuple, dé­cision que Moïse arrive à empêcher (au passage, cette extermina­tion serait impensable face à Gn 12,1-3). Noé, lui, n'arrive pas à l'empêcher, mais il sera à l'origine de la nouvelle humanité, dont le chap. 10 sacerdotal dit le nouveau développement, avec ses nations et leur géographie. Il y aura encore des problèmes, mais ils sont différents: au lieu de vio­lence entre ces nations, elles se concertent entre elles pour une be­sogne commune, celle d'une ville et d'une tour "dont le sommet pé­nètre les cieux" (11,4), et c'est le châtiment qui les disperse, par le brouillage de leurs lan­gues[13]. Quelle est la logique de ce récit? Peut-être pourrait-on penser que les différences linguistiques et la res­pective disper­sion seraient un meilleur antidote contre la violence de jadis? Peut-être s'agit-il aussi d'une référence à une autre forme de violence, indiquée par la géographie - "le pays de Shinéar", où ce projet d'une tour se passe, n'est autre que la Babylone des exilés -, et l'on pourrait voir dans ce récit de la tour de Babel (une sorte de diminutif de Babylone, cé­lèbre par ses constructions) juste­ment la menace divine sur les oppresseurs des hébreux, ceux-ci rêvant de rentrer (se disperser?) dans leur pays et de revenir à l'usage de leur langue. Toujours est-il que le récit repère une au­tre caté­gorie anthropologique décisive, celle des différences entre les langues[14], et que le délit semble être maintenant d'ordre 're­ligieux', tendant à annuler la différence entre la terre, la base de la tour, et le ciel, son sommet. Le 'mélange' entre les "fils de Dieu" et les "filles des hommes" de 6,2-4, allait-il déjà dans le même sens?
31. En regardant l'ensemble, Gn 4-11 montre donc quelque parallèle avec le Sinaï de l'Exode: d'abord le don de Dieu, puis le pé­ché des nations, leur châtiment d'extermination, enfin la pro­messe de ne pas re­nouveler celle-ci, que le second châtiment des nations con­firme. Le parallèle Noé-Moïse peut être repéré ail­leurs: le pre­mier est cité, avec Job et Danel, comme des interces­seurs valables auprès de Yahvé (Ez 14,14 et 20), de même que Moïse et Samuel (Jr 15,1). Mais Noé est à un niveau plus élevé: il ne s'agit pas, chez lui, d'Israël, mais de toutes les nations, dont Yahvé est aussi le Maître. La catastrophe d'Israël n'est qu'un cas particulier, si l'on peut dire: justement il a été élu, selon le récit qui commence à Gn 12, pour la bénédiction des nations; le pardon et la miséricorde de Yahvé vis-à-vis d'Israël a ainsi un horizon plus large, univer­saliste, ce qui est, di­sons, plus rassurant. Tout l'affrontement pro­phétique et deutéro­nomiste contre les nations gagne donc un au­tre sens, celui d'un des­sein universel. Du coup, la question se pose: pourquoi l'humanité a-t-elle été ainsi faite que celui même qui l'a faite en vient à cons­tater sa grande mé­chanceté sur la terre - son cœur qui ne forme que des mauvais desseins à lon­gueur de journée -, en vient à se re­pentir de l'avoir faite (6,5-6)? C'est à cette question que Gn 2,4b-3,24 donne la ré­ponse.

L'origine de l'homme-femme
32. Ce texte sur Adam et Ève, célèbre peut-être plus que tout autre de la Bible, aurait connu, selon quelques exégètes, trois rédactions. La première, l'essentiel du chap. 2, serait celle d'un mythe de créa­tion ("au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel", c'est com­ment il commence), avec l'Eden et les quatre fleuves, l'homme fait de la glaise du sol (âdam, en hébreu) et du souffle divin[15], les animaux et leurs noms, la femme à partir de la côte de l'homme comme "aide qui lui soit comme son vis-à-vis" (2,18, TOB), et le récit se terminerait par sa leçon sur l'origine du ma­riage: "c'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'at­tache à sa femme, et ils deviennent une seule chair" (2,24). Soit dit au passage que ce premier mythe, dans son contexte de mai­sons patriarcales, serait plutôt une sorte de 'promotion de la femme' comme "vis-à-vis" de l'homme, sauf qu'en la contrastant d'avec les animaux (modelés du sol, comme l'homme, v.19, tandis qu'elle le fut des os et de la chair de l'homme lui-même); son nom d'Ève, selon 3,20 ("la Vivante", TOB), lui vient d'être "la mère de tous les vivants" (hâyah, en hébreu, c'est 'vivre', B.J.).
33. La seconde rédaction aurait greffé un récit de chute et d'expulsion de l'Eden sur le premier, lui ajoutant les vv. 9b (les ar­bres de vie et de connaissance du bien et du mal), 16-17 (l'interdit de manger de ce dernier) et 25 (nus et sans honte) et puis 3,1-13,22-24. Il y a donc une loi dans ce paradis, un interdit, et il con­cerne la "connaissance du bien et du mal": sa transgres­sion entraî­nera la mort (2,17, 3,3). Vient la Ruse, le serpent: mais non, ce n'est pas la mort, c'est plutôt l'inverse, "vos yeux s'ouvri­ront et vous se­rez comme des Dieux, qui connaissent le bien et le mal" (3,5). En effet, les yeux de la femme commencè­rent de s'ou­vrir: "la femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir, [...] désirable pour acquérir l'entendement" (3,6), "agréable pour comprendre", selon Chouraqui, "précieux pour agir avec clairvoyance", selon la TOB, qui ajoute en note: "à la différence des autres arbres du jardin, celui-ci donne accès à une perspicaci­té extraordinaire qui assure le succès". Ils mangèrent donc, "alors leurs yeux s'ouvrirent et ils con­nurent qu'ils étaient nus; ils cou­sirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes". Ils se ca­chent ensuite au bruit des pas de Yahvé et déchargent leur faute, lui sur elle, elle sur le serpent. La connais­sance du bien et du mal c'est donc et la connaissance (l'intelligence, l'entendement, la compréhension) et l'envie (d'être comme des Dieux[16]), mais en­core la ruse, la dissimulation: honte d'être nus, se cacher, se dis­culper de sa responsabilité. Or, la responsabilité c'était l'un des thèmes les plus forts de l'alliance du Deutéronome: selon ce vieux mythe, elle serait liée à l'envie (d'Israël: d'être comme les autres nations; des pères de maison: d'être plus bénis que les autres maisons) et à la dissimulation, d'une part, elle n'aurait entré que par l'interdit, la loi, un autre des thèmes de cette même alliance, d'autre part. On y reviendra (7. 13-17).
34. La troisième rédaction, qui serait celle qui l'aurait placé ici, au début de ce grand récit des origines des nations et des an­cêtres d'Israël, lui aurait rajouté la leçon sur les conséquences de la trans­gression (3,14-19): malédiction sur le serpent (notamment une énigmatique hostilité par rapport à la descen­dance de la femme), sur la femme (les peines de la grossesse et de l'accouchement, la convoitise la poussant vers son mari[17], la domination de celui-ci sur elle), sur le sol et sur le labeur de l'homme (les "épines et chardons" de l'art du jardinier!), le retour de celui-ci au sol et à la glaise dont il fut fait (voir 3. 16). Le sol (Adama) est donc l'horizon de ce récit: matière de la fabrica­tion de l'homme et sa destinée mortelle, la femme-mère s'y cir­cons­crivant aussi, dans l'unité de la même chair (voir aussi le sol dans le récit d'Abel et Caïn, 4,3,10-14). Il n'y a pas de promesse autre que l'Eden initial et son arbre de vie, perdus à jamais, leur ac­cès gardé par des chérubins[18]: l'interdit y était lié, avec l'opposition entre le bien et le mal, la vie et la mort. C'est donc aussi le mythe de l'origine de l'éthique: de la responsabilité et de la connaissan­­­ce, de la dissimulation et de l'envie. Il semble bien avoir été mis en valeur seulement après la catastrophe de l'exil: en effet, cette éthi­que 'originale' de l'humanité, c'est une éthique de l'échec, ce serait l'échec qui serait à l’origine de l'éthique. Sans issue à portée des humains.

Le grand récit de l'exil
35. Dans la logique de notre lecture à reculons, vers des de­grés plus hauts de compréhension[19], cet échec serait donc le dernier mot du Pentateuque exilien, ou plutôt du Tetrateuque écrit à la suite de l'expérience de l'exil comme long prologue nar­ratif à l'histoire deutéronomique. Mais il y figure comme son premier mot. Le lecteur dira: comment le premier? Et Gn 1? Il est aisé de remar­quer que ce chapitre est d'un tout autre ton, celui de la 'bonté' de l'univers, sans ombre d'échec ou de mal. Il doit être donc plus tar­dif, tous les exégètes l'admettent depuis long­temps, l'attribuant à la main sacerdotale.
36. De ce Tetrateuque 'yahviste', disons[20], quelle est la domi­nante? La réponse n'est pas aisée, il faudrait lire tout l'en­semble des 10 livres sans les rajouts sacerdotaux (dont le Léviti­que) et en flairer le ton. Expulsion de l'Eden du premier couple humain à cause de transgression, châtiés (avec la mort et la peine du travail du père et de l'enfantement de la mère) et rendus à un sol (de glaise) hostile[21]; fratri­cide de son cadet par le premier frère; violence croissante et anéantissement des premiè­res géné­rations humaines, sauvetage d'un seul juste et de sa mai­son avec promesse de ce qu'il n'y aura plus de déluge; transgres­sion enco­re de la descendance de ce juste et leur dispersion en des nations qui ne se comprennent plus, deve­nues étrangères entre elles au niveau du langage. On y trouve donc une sorte de pessimisme devant les 'capacités humaines' de deve­nir-béni, entachées de violence, d'une ambivalence qui les porterait contre l'éthique di­vine.
37. Ce pessimisme sur les nations en général sert d'horizon aux récits concernant Israël, nation 'élue' et séparée des autres par une promesse du même Yahvé qui "fit la terre et le ciel" (Gn 2,4b). Le repentir négatif d'après le déluge gagne une sorte de positivité: le dessein de se faire un peuple tout neuf, avec lequel une alliance sera faite sans conditions, même pas des interdits à la façon de celui de l'Eden. On trouve donc maintenant, à la suite de la lecture, un 'optimisme' garanti par Yahvé lui-même, qui multipliera la descen­dance de Jacob et suscitera Moïse pour la faire sortir d'Égypte et concrétiser l'alliance avec la Loi qui régira ce peuple d'Yahvé au sein des autres nations. C'est alors que la même ambivalence de jadis se manifeste chez la maison d'Israël, car elle aussi transgres­sera l'alliance, le juste Moïse en­traînant le pardon et la reprise de l'alliance à être fidèlement gardée au pays que Yahvé lui donne. S'ensuit l'histoire deutéro­nomique, la fres­que du Deutéronome et de Josué étant déjà lue avec la mémoire des errements d'Israël dans le désert. On ne sera point surpris par les errements du temps des Juges ni par ceux de Saül, du vieux Salomon et des rois qui lui suc­cèdent, au Nord comme au Sud, ni donc par la mauvaise fin des deux royaumes, à cent et quelques années de distance l'une de l'autre. Le lecteur du long récit à l'époque de l'exil aura donc com­pris: le mal vient des hommes dès le début, la majorité des israéli­tes elle-même: leur malédiction n'est que leur juste châtiment. Le récit invite à la conversion, au retour vers Yahvé et sa loi. Est-ce possible? Pas aux hommes, mais seul Yahvé reste le garant, de par sa promesse à Abraham, à Isaac et à Jacob, le serment fait à ces pè­res. Et comment savoir si Yahvé sera fidèle à sa promesse, la re­prendra en égard à ceux qui sont rescapés de la catastrophe? Peut-être pourra-t-on dire que, dans cette longue suite de récits, c'est le rôle des justes qui est le corrélât humain de cette espérance. Noé, Abraham, Joseph, Moïse, Josué, Samuel, peut-être aussi David (le seul à avoir prévariqué dans cette liste) et Josias (mais il est mort au combat). Et les prophètes, bien sûr, ceux qui ont été suscités comme prophètes semblables à Moïse, selon Dt 18,15-18. Donc, ceux qui ont écrit ces récits, comme Moïse est censé avoir écrit la Loi. C'est donc l'écriture elle-même du long récit qui, en tant qu'écriture prophétique, invite à espérer la promesse de retour au pays qui est l'objet même de cette écriture, dès Gn 12. Les exilés ne peuvent rien qu'attendre, mais ils doivent attendre. C'est probablement aussi ce que disent les discours de Jérémie et d'Ézéchiel.

La rédaction sacerdotale
38. C'est Cyrus, le Perse, qu'ils attendront, les exilés, le vain­queur de Babylone en 539, qui rendra un édit permettant le re­tour des Hébreux au pays l'année suivante. Ce retour inaugure sans doute la première période de paix, celle d’un vassal protégé, qu’Is­raël ait connu pendant tout ce temps d’écriture de la Bible: c’est probablement ce qui permet la différence de ton de Gn 1 et de l'en­semble de la rédac­tion dite sa­cerdotale[1]. On la caractérisera d'abord, à fin de pouvoir ensuite son­der ses effets dans la commu­nauté des rapatriés.
39. Ce qui va suivre prend résolument cause pour la posi­tion de F.M. Cross[2] défendant le caractère rédactionnel du tra­vail de l'auteur sacerdotal (P), mais bien sûr dans les limites de mon in­compétence. À regarder le type de matériel caractéristique de P, on peut sans peine diagnostiquer un écrivain de raison. Que peut-on dire qui 'manque' dans la suite de récits que P prend en main pour la com­pléter? Un cadre suturant cette suite de ré­cits dans une sé­quence his­torique unifiée de façon solide. C'est là l'apport narratif fondamen­tal de P, en plus de la législation cul­tuelle étendue. Com­mençons donc par le cadre.
40. Ce cadre se caractérise par des chiffres et des listes di­ver­ses, dont le but semble être celui d'une systématisation, pour ainsi dire 'rationnelle', du grand récit. a) Des chiffres de calendrier: les sept jours de la semaine dans le récit de la création, les ans qui ont vécu les patriarches (Gn 5, 11,10-26,32, 16,16-17,1, 23,1, 25,7,17,19-20,26b, 35,28, 47,28, 50,26, Ex 7,7, etc., voir la date de 1 R 6,1 et la note de la TOB); des chiffres de re­censement (Nb 1 à 4); des chiffres de mesure, pour l'arche de Noé (Gn 6,15; aussi des dates 7,6,11,24, 8,3-5,131,14), pour la Tente du Tabernacle (Ex 25,10, etc., 35,9, etc.), des chiffres concernant des activités cul­tuel­les diverses (Nb 7,13-17, etc.), et ainsi de suite. b) Des listes gé­néa­logiques (Gn 5, 10, 11,10-32, 25,12-16, 36, Ex 6,14-25), qui dans Genèse sont souvent aussi des listes d'autres peuples et de leur situation géographique; or, ces généa­logies sont des sortes de soudures anthropologiques, garantissant la continuité des géné­rations, soit des peuples (et de leurs géo­graphies), soit des mai­sons, de façon à ce qu'il n'y ait pas de lacu­nes (autre chose est la validité historique de ces listes, comme de celle des chronologies), dans la logique anthropologique essen­tielle que nous avons évo­qué dans notre chapitre 3[3]. Les li­vres des Chroniques, écrits justement à l'époque de la domination perse sur Israël, sont pleins aussi de chiffres et de généalogies veillant à une vraisem­blance de 'plénitude' anthropologique, à une sys­tématisation telle que l'ensemble soit suturé, sans failles. Qu'est-ce que donc que ceci apporte à la séquence antérieure de récits? La vrai­semblance histori­que. C’est-à-dire qu'il efface ce que ce récit pour­rait garder d'ap­parence mythi­que, disons, d'une compilation de vieilles tra­di­tions: celles-ci deviennent repérables 'historique­ment'[4]. P est un écrivain de raison, disais-je: le récit passe d'une raison théo­logique à une raison narrative et historique, ceci par l'encadre­ment que P lui donne. C'est aussi une figure historique d'Israël qui s'est ainsi forgée, au-delà de la fi­gure monarchique du roi qui jusqu'alors la coiffait.
41. c) La législation cultuelle est aussi ‘justifiée historiquement': le sabbat par le récit de la création (Gn 2,2-3), la circoncision par l'alliance avec Abra­ham (Gn 17,9-14), la fête de Pâque comme mé­moire de la sortie de l'Égypte (Ex 12,1-20,43-49). Et surtout c'est le récit du Sinaï qui de­vient le lieu de la promulgation de l'immense législation cultuelle de P (Ex 25-31, 35-40 et les 27 chapitres du Lévitique[5]): ainsi est-elle 'historicisée', elle vient de Moïse lui-mê­me. Quel est son but? On peut, je crois, reprendre (dans le contexte rédactionnel qu'il refuse) l'excellent ré­sumé de P selon Schmid. Dans le con­texte du retour après l'exil et de la reconstruction du Temple, P privilégie celui-ci à ou­trance dans l’ensemble de la tradition deu­téronomiste. Les plans (Ex 25-31) et la construction (Ex 35-40) de la Tente du désert, attribués à Moïse selon une sorte de raison ar­chi­tecturale, étant une espèce d'introduction à la législation du culte, c’est le temple qui devient le centre de la vie du nouveau Israël, à la suite de l'épui­sement de la monarchie. "Les sacrifices de divers types, écrit Sch­mid, qui à l'origine avaient des fonctions différentes [escomptaient diverses bénédictions, F.B.], deviennent tous dans l'écrit sacerdotal des sacrifices d'expiation. Le culte tout entier de­vient une institu­tion monumentale d'ori­gine divine dont le seul but est d'assurer l'expiation. Cela nous montre d'une part que, pour l'écrit sacerdotal, c'est bien la cul­pabilité de l'homme qui ex­plique son éloignement de Dieu et qui fonde son écartement du sa­lut. Et cela nous permet de com­pren­dre d'autre part que l'écrit sa­cerdotal considère cette cul­pabilité comme si lourde que l'homme ne peut en aucun cas s'en li­bérer par ses propres forces. L'expiation du péché n'est possible que si Dieu lui-même accorde à l'homme les moyens de cette ex­piation", c’est-à-dire "par le culte du Temple (post-exili­que)" (in de Pury, pp. 379-380). Peut-être y ait-il trop de théologie européenne dans cette interprétation; il reste que cette façon de donner la primauté à l’autel, qu’il cesse d’être le lieu du contre-don, du retour de la bénédiction reçue, en somme cette façon de faire dériver la vie de l’autel, ne me semble pos­sible que dans le contexte historique de la double dé­faite, de la mo­narchie et de l'alliance du Sinaï-Horeb; une fi­gure post-monarchique d'Israël[6] se dessine ainsi, que l'on peut trou­ver dans le mot connu de Ex 19,5-6: "Dé­sormais, si vous m'obéissez et respectez mon al­liance, je vous tien­drai pour miens parmi tous les peuples: car toute la terre est mon domaine. Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres et une nation consa­crée". Ce mot[7] ferait écho à celui-ci: "soyez saints, car moi, Yahvé votre Dieu, je suis saint" (Lv 19,2).

La Thora, le Temple et les Perses
42. La contribution de F. Crüsemann chez A. de Pury donne une très bonne clef pour la compréhension de la restauration de Juda après le retour de nombre des exilés de Babylone. L'empire perse a une politique très différente de celle d'Assur et de Baby­lone pour les régions qu'il s'est acquis: une politique de tolé­rance vis-à-vis des coutumes et traditions qui ne réserve que le main­tien de la puissance impériale et des impôts respectifs. Le Temple de Jérusa­lem a été reconstruit et dorénavant la vie du pays s’organise autour de lui, sa loi y étant promulguée comme ayant valeur de loi impé­riale perse. Il semble bien que cette Loi soit le Pentateuque, la Thora de Moïse que le Roi perse lui-même entérine, selon Esd 7, 25-26: "Quant à toi, Es­dras, en vertu de la sagesse de ton Dieu, que tu as en mains [c'est la Loi, B.J.], établis des scribes et des ju­ges qui exer­cent la justice pour tout le peuple de Transeuphratè­ne, c’est-à-dire tous ceux qui con­naissent la loi de ton Dieu. Qui ne la connaît pas, vous devez l'en instruire. Quiconque n'observe pas la loi de ton Dieu - qui est la loi du Roi - qu'une rigoureuse justice lui soit appliquée: mort, bannis­sement, amende ou emprisonne­ment".
43. Le Pentateuque actuel pourrait donc être cette Loi pro­mul­guée par Esdras (les exégètes disputent très fortement toute cette ques­tion, sans consensus suffisant[8]. À l'objection de sa dis­parité, de ses contradictions, du mélange de récits et lois, Crüse­mann op­pose la conception ancienne de l'écrit comme sacré et irré­vocable formel­lement, sauf par une autre loi contradictoire rajoutée, et encore le fait que les lois souvent se réclament du récit, mélan­geant donc les genres. En outre, il fait valoir, d'une part, les lois con­cernant l'obli­gation de la dîme pour les prêtres et lévites (Nb 18), les inter­dic­tions du prêt à intérêt (Ex 22,24, Dt 23,20) et la remise périodi­que des dettes entre Israélites (Dt 15,1sv): elles défendraient les inté­rêts des gens du culte et des petits paysans coincés par ses ri­ches créanciers. D'autre part, il rappelle que le Pentateuque est "remar­quablement a-prophétique et an-eschato­logique" (p. 357), opposé donc à des visées indépendantistes contre les Perses (Ne 6,6-7 pour faire roi Néhémie, Ag 2,22-23 pour Zorobabel); que les limites de Juda à l'époque, face aux voi­sins de l'ex-empire davidi­que[9], sont celles que respecte la géo­graphie de Moïse au pays de Moab, empê­ché d'entrer au delà du Jourdain, ce qui expliquerait que la conquê­te de Josué et les li­vres de Samuel et des Rois ne pou­vaient pas être admis comme 'loi perse'. Ce qui confirmerait donc la clôture que P aurait fait des cinq premiers livres, selon no­tre § 41, la nouvelle fi­gure d'Is­raël autour du nouveau Temple: le culte y remplacerait la guerre et le grand-prêtre le roi; déjà le dernier des grands pro­phè­tes, le prêtre Ézéchiel, assez proche de P, faisait le pont entre pro­phètes et prêtres.
44. On changera même de nom: c'est de cette époque que re­lève l'appellation de Juifs ('judeus' en latin, l'habitant de Juda), ten­dant à remplacer celle des anciens Hébreux ou Israélites. À cette grande transformation, celle de la fi­gure et celle du nom, est liée un autre aspect fondamental de la restauration liée aux noms d'Esdras et de Néhémie, racontée dans les 4 derniers chapitres du livre qui a le nom du premier cité, les­quels chapitres sont la seule partie du li­vre où ce personnage in­tervient, écrivant d'ailleurs une partie en 'je'. Prêtre et scribe con­naisseur de la Thora, Esdras vient envoyé par le Roi perse pour "inspecter Juda et Jérusalem d'après la loi de [son] Dieu" (7,14). La B.J., dans sa note à Ne 7,72b, propose que la lecture solennelle de la Loi de Moïse par Esdras, racontée en Ne 8 (voir 1. 22), fasse suite à Esd 8,36 et donc que l'on comprenne la venue de celui-ci pour cette restauration de la Loi, lors de la pre­mière fête des Tentes[10]. Or, en plus des offrandes au Temple de la part du Roi, de ses conseillers et des Israélites restés en Babylone, la seule question importante de cette inspection fut celle des maria­ges de Juifs avec des femmes étrangères. La promulgation de la Thora vi­serait donc oncrètement cette affaire. Voici l'accusation: "Le peuple d'Is­raël, les prêtres et les lévites n'ont point rompu avec les gens du pays plongés dans leurs abomina­tions - Cananéens, Hittites, Perizit­tes, Jébuséens, Ammonites, Moabites, Égyptiens et Amorites - mais, pour eux et pour leurs fils, ils ont pris femmes parmi leurs filles: la race sainte s'est mê­lée aux gens du pays, chefs et conseil­lers, les premiers, ont parti­cipé à cette trahison" (9,1-2). Déchirant son vêtement, Esdras dit une prière où il évoque le passé de péché d'Is­raël: "depuis les jours de nos pères jusqu'à ce jour, nous sommes gran­dement cou­pables: pour nos crimes nous fûmes livrés, nous, nos rois et nos prêtres, aux mains des rois des pays, à l'épée, à la cap­tivité, au pillage et à la honte, comme c'est le cas aujourd'hui" (9,7). Et après avoir évoqué la grâce de Yahvé (la faveur des Perses et la reconstruction du Temple), il enchaîne: "mais maintenant, que pour­rons-nous dire, mon Dieu, si, après ces faveurs, nous avons aban­donné tes commandements, que, par tes serviteurs les pro­phètes, tu avais prescrit en ces termes: 'Le pays où vous entrez pour en pren­dre possession est un pays souillé par la souillure des gens du pays, par les abominations dont ils l'ont infesté d'un bout à l'autre avec leurs impuretés. Eh bien! ne donnez pas vos filles à leurs fils et ne prenez pas leurs filles pour vos fils; ne vous souciez jamais de leur paix, ni de leur bonheur, afin que vous deveniez forts, mangiez les meilleurs fruits du pays et le laissiez en patrimoine à vos fils pour toujours'" (9,10-12)[11]. S'ensuit un serment solennel de repentir et de répudiation de ces femmes étrangères, avec une liste de ceux qui étaient coupables. Esdras consacre l'endogamie juive.
45. C'est un point capital dans la question de tout ce texte, de toute cette lecture de la Bible hébraïque que je suis en train de pro­poser[12]. Car ce qui est dit dans ces deux chapitres, c'est d'abord la lecture que les retournés de Babylone ont fait de tout le texte, de la Thora et des Prophètes: on a compris l'histoire de la monarchie et sa catastrophe comme étant bel et bien le ré­sultat des mélanges avec les autres peuples du pays, les alliances de mariage et le culte con­séquent de leurs Dieux, selon le discours de Moïse au pays de Moab, selon Josué et toute la tradition deutéro­nomique, et encore selon la prédication des grands Prophètes d'avant l'exil. Ce qui est dit ensui­te, c'est l'effet décisif - au sens étymologique du terme - de cette lecture dans le peuple: la loi de l'endogamie, la dé-cision, l'exclusion des femmes étrangères, de leurs cultes et coutumes, de leurs ancê­tres. C'est le produit de l'écriture prophétique elle-même: l'endo­gamie juive. On peut dire que c'est le corrélât de la séparation de Yahvé: la séparation du peuple juif lui-même par rapport aux au­tres nations. Le peuple endogamique et son Livre, dorénavant sacré, religieux, la main sacerdotale ayant été sa dernière main: autour de sa lecture et de son interprétation on se rassemblera à la synagogue (puisque le Temple est loin et les sacrifices ailleurs interdits, ce Temple qui d’ailleurs disparaîtra pour de bon l’an 70 ap. J.C.). C'est donc le judaïsme que les prophètes ont créé, eux qui ont raté leur but principal, le salut de la mo­narchie elle-même[13]. Sans doute la survivance jusqu'aujourd'hui de ce petit peuple sans terre reste un fait historique surpre­nant - en termes anthropologiques, une sorte de contre-acculturation réussie pendant deux millénaires et demi -, il semblerait qu’on en retrouve ses deux conditions.
46. L'écriture prophétique donnait enfin la bénédiction à la maison d'Israël.

La création de l'univers et le mono-ethno-theïsme
47. On peut gravir maintenant la dernière marche de notre lecture à reculons du Tetrateuque et venir à Gn 1-2,4a. Il relève en­core de la main sacerdotale, c'est un vrai texte de raison, de chif­fres, de classification et organisation de l'univers, du cosmos. P. Beauchamp, Création et séparation, a très bien montré com­ment les 7 jours servent de cadre à 10 paroles de création[14], com­ment c'est la première parole de la création, celle de la lumière, et puis sa séparation des ténèbres, qui donnent origine au temps: l'alternance entre jour et nuit, les sept jours de la semaine et les luminaires qui président au jour et aux saisons (les fêtes) de l'année (v.14). Pour ce qui est de la classification et de l'organisation de l'univers, il a aussi bien montré comment les six jours de création se distinguent en qua­tre jours avec cinq paroles (vv. 3-19) et deux jours avec cinq pa­roles aussi (vv. 20-31) en deux ensembles égaux en extension (207 et 206 mots chacun) (p.68). Deux choses me semblent par contre moins bien saisies: a) la vexata quaestio du v. 2 sur la terre "tohu et bohu"[15], les ténèbres et les eaux (si l'on comprend le v. 1 comme tête de chapitre, ce v. 2 mar­querait bien que terre, ténèbres, vent et eaux sont posés avant la créa­tion[16], qu'il n'y a donc pas ce que les théologiens appellent la "création ex nihilo", laquelle ne peut être dite que des élé­ments célestes, la lumière, le fir­mament et les luminaires, les seuls paroles en "qu'il soit"); b) la question du monde végétal ve­nir au troisième jour, avant les astres. Je crois que ce que Beauchamp a manqué ce fût juste­ment la bénédiction. Si l'on com­mence par cette deuxième diffi­culté, on pourra aisément se rendre compte qu'elle ne réside que dans notre façon occidentale d'associer le règne minéral, le vé­­tal et l'animal, ces deux derniers formant les vivants. Mais le texte hébreu a une autre vision, qui n'associe pas plantes et ani­maux: celles-là sont données en nourriture aux animaux et aux hu­mains (vv. 29-30, dans l'ordre inverse d'ailleurs), de même que les oiseaux du ciel et les animaux de la mer sont créés à un autre jour que ceux de la terre, et cependant ensemble aux vv. 26 et 30. C'est donc la terre, le ciel et la mer qui sont les classifica­teurs, et non point la 'biologie'[17]. Si l'on revient au v. 2, on y re­père terre et eaux, mais aussi "les ténèbres couvrant l'abîme", et non pas le ciel, qui sera créé au deuxième jour. On peut présumer que ces trois 'es­paces cosmiques' seront d'abord éclairés par le contexte (avant d'autres lieux de la Bible). Or, si l'on se rend compte que les espèces d'animaux sont bénies à la 7e et à la 10e paroles ("Dieu les bénit et dit": la bénédiction - c’est-à-dire, “soyez féconds!” (v. 28) - est le 'contenu' de ces deux paroles, les seules des dix qui ne sont pas de 'création'), et que les vv. 29-30 leur donnent les plantes en nourri­ture, on peut penser que celles-ci font partie de la for­mation de la terre elle-même au 3e jour, qui devient terre-avec-plantes, c’est-à-dire terre capable de bénédiction pour les animaux. Dès lors, "la terre déserte et vide" du v. 2 sera la terre in­capable de bénédiction, la terre-sans-plantes, inhospitalière, inhabitable[18]. Et aussi la terre non point séparée des eaux et soumise aux ténè­bres. Les trois premières paroles sont donc né­cessaires pour que la terre-avec-plantes soit: les ténèbres séparées de la lumière après la création de celle-ci, les eaux séparées en eaux d'en-dessus (celles qui donnent la pluie) de celles d'en-dessous, c’est-à-dire, la mer, et aussi l'abîme (lieu de Satan dans le bas ju­daïsme). Les eaux du v. 2, ce seront les eaux comme menace de malédiction sur la terre, comme l'on peut voir par le début et la fin du déluge selon P (Gn 7,11 et 8,1-2), Ex 15, 5 et 8 (qui n'est pas de P) le confir­mant, no­tamment ces deux passages citant aussi le 'ruah', le vent ou le souffle de Yahvé. Le v.2 dit l'état maudit de la terre avant la création de la lumière et du ciel: et c'est sans doute aussi pour­quoi cette cosmo­lo­gie sera scandée par des "et Dieu vit que cela était bon", c’est-à-dire capable de bénédiction, de fécondité. Cette 'bonté' de l'univers[19] créé est ainsi très loin de tout ce que j'ai appelé le 'pessi­misme' du grand récit pré-sacer­dotal qu'il encadre.
48. Gn 1-2,4a est un texte de raison d'un autre point de vue encore. En faisant Dieu créer le ciel et la terre et les astres, il est posé au-dessus d'eux de façon très claire (en dépendance peut-être des astronomes et mathématiciens chaldéens). C'est le der­nier et décisif pas de la séparation de Dieu (Elohim, non plus Yahvé) par rapport à la clôture-sanctuaireg14 des maisons (séparé des astres, aux­quels les divinités sont en général associées). C’est un texte au-delà aussi des ré­cits, de Gn 2,4b à Moïse et toute la suite: c'est à peine un récit, où le seul actant, comme on dit dans le jargon narrato­logi­que, a comme seule 'action' celle de dire (il ne modèle plus à par­tir de la glaise, ne fait plus des tuniques de peau, il n'y a même pas des tonnerres et du feu et de la voix forte). Au-delà donc de l'histoire. Et aussi au-delà des mythes: si l'on peut dire 'raison', au sens grec-européen, pour un texte biblique, c'est ce­lui-ci le pre­mier candidat. À peine ce Dieu 'fait' quelque chose en disant: il travaille. Puisque ensuite "il chôma, après tout l'ouvrage qu'il avait fait" (B.J., même verbe chez Choura­qui). Et c'est le sep­tième jour, le sabbat sacerdotal.
49. Et si l'on osait lire dans ce chômage de la parole divine, ce seul jour de la création où il ne dit rien, rien ne se fait, le si­lence de Dieu[20] qui s'ensuivit à la mort des prophètes, remplacés par les prêtres? Comme si le combat des prophètes avait été entre deux ‘mono-’, la revendication - d’abord de la subordination, après la catastrophe du transfert, du ‘pouvoir-de-l’Un’ que dit le mot mono-archie vers le seul théos : le mono-théisme comme ‘pouvoir-du-seul-Dieu’. La disparition de la monarchie aurait été celle du but du combat, un tel pouvoir ne pourrait être exercé qu’en silence : les prêtres ne sont pas de prophètes. Ce chômage - si­lence serait le dernier mot dans no­tre lecture à recu­lons, qui aura donc été une lecture ascendante vers la séparation, dès le discours de Moïse dans le Deutéronome. Mais comment savoir dire l'effet de lecture naïve sur quelqu'un qui commencerait un jour à lire par ce dernier mot, et était obligé de 'descendre' ensuite au mythe de l'Eden et de l'origine du mal?
50. Ce dernier-premier mot serait ainsi celui du 'pur mono­théisme'. Presque grec, si cette comparaison avait un sens. Et ce­pendant, on ne pourrait y lire ce monothéisme pur qu'en étant, à notre tour, 'purs' de la lecture des autres textes, surtout du con­texte de rédaction de ce texte-ci en milieu de judaïsme perse. Et c'est le sabbat qui nous empêche. Car il s'agit là d'une prescrip­tion sacerdo­tale, comme celle de la circoncision et celle de la fête de Pâque, comme celle encore de l'endogamie due à Esdras, lec­teur de la Thora et des Prophètes. C’est-à-dire que ce Dieu séparé, peut-être doréna­vant silencieux, est le Dieu d'un tout petit peu­ple, le Dieu qu'il re­joint dans les sacrifices de son Temple, dans la lecture de son livre dans la synagogue, un Dieu dont l'horizon est constitué par les au­tres nations, certes, mais lesquelles doivent se faire circoncire pour être admises à célébrer la Pâque en honneur de Yahvé (Ex 12,48). C'est donc d'un ethnotheïsme qu'il s'agit ou, si l'on veut, d'un mono-ethno-theïsme[21]. C’est-à-dire que Yahvé est redevenu le Dieu des ancêtres, ce qu'il n'a jamais cessé d'être d'ailleurs, car le livre de sa séparation, n'est-il pas tout autant, dès la fiction deutéronomiste, le li­vre des ancêtres, de la promesse faite à "vos pères"? En effet, dans le Décalogue il est présenté comme le seul Dieu d'Israël, avec qui il contracte l'alliance, et non point comme le seul Dieu de l'univers, comme il le sera dans le 2nd Isaïe (41,21-24, 43,8-12, 44,6-8, etc.). Il faudrait suivre, dans les textes des Prophètes, le mouvement de leur réflexion sur le rap­port de Yahvé aux Nations, notamment dans leurs ora­cles sur celles-ci. Il semblerait qu'Amos ne voit Yahvé qu'au-dessus des Nations voisines d'Israël et Juda, c’est-à-dire, celles dont David a montré la suprématie de son Dieu sur les leurs. Déjà Isaïe (10, 5sv, 18, 1-4, 30, 1-5, etc.), par exemple, place Yahvé au-dessus de l'Égypte et d'Assur, donc plus 'universel'. Ézéchiel, pour sa part, dit, au nom de Yahvé, que le salut à ve­nir d'Israël exilé ne sera pas fait en son égard mais "c'est pour mon saint nom, que vous avez profané parmi les nations où vous êtes venus; je sanc­tifierai mon grand nom (...) et les nations sauront que je suis Yahvé - ora­cle du Seigneur Yahvé - quand je ferai éclater ma sainteté, à votre sujet, sous leurs yeux; alors je vous pren­drai parmi les na­tions et je vous ras­semblerai de tous les pays étrangers et je vous ramènerai vers votre pays" (36, 22-24). Le 2nd et le 3e Isaïe procla­meront la su­prématie absolue de Yahvé, Créateur du Cos­mos, sur les (non-) Dieux des autres nations, elles viendront con­naître Yahvé chez Is­raël: "Ne suis-je pas Yahvé? Il n'y a pas d'autre Dieu que moi, Dieu juste et sauveur, et nul autre en de­hors de moi; tournez-vous vers moi pour être sauvés, tous les confins de la terre, car je suis Dieu sans égal" (Is 45,21-22). C'est la perspec­tive dans la­quelle sont écrits Gn 4-11 en rapport avec Gn 12: à travers la des­cendance d'Abraham, toutes les Nations de la terre seront bénies (§§ 26-31). Aussi Michée 4,1-3, que B.J. laisse entendre être con­tem­porain du 2nd, voire du 3ème Isaïe, mais qui insiste qu'elles appren­drons la Loi (l'éthique): "des peuples y afflueront, des nations nom­breuses s'y rendront et di­ront: 'venez, montons à la montagne de Yahvé, au Temple du Dieu de Jacob, pour qu'il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers; car de Sion viendra la Loi et de Jérusalem la parole de Yahvé'. Il régira des peuples nombreux et sera l'arbitre de na­tions puissantes". Disons que l'on aurait ici un beau résumé de l'utopie prophétique: ce petit peuple, obéissant à la Loi de Moïse, devien­drait béni, c’est-à-dire puissant de par cette éthique, de par sa sages­se et non point de par sa force armée (ce serait cela le peuple élu), et les autres peuples vien­draient y apprendre, chez ce peuple-témoin, les voies éthiques de la bénédiction.

La clôture de la Thora, et après?
51. Et c’est ce qui a été recouvert par la rédaction sacerdotale, cette pensée éthico-politique des Prophètes deutéronomistes. Cer­tes, ils l’avaient dessinée autour du Temple de Jérusalem, lieu du culte du Roi. Dis­parues la monarchie et la guerre, le culte sacerdotal occupe dorénavant la scène sociale et du Livre. La pensée prophéti­que est relayée par le prêtre, lequel ne ‘pense’ pas, son rôle étant de répéter scrupuleusement, religieusement, le rituel (écrit) transmis de père en fils[22]. La Thora, c’est cette clôture, et l’on peut présumer que sans P (et sans l’endogamie) le Livre n’aurait peut-être pas survécut non plus. Jusqu’à la fin du temple lui-même et du rôle sa­crificiel des maisons sacerdotales: alors, autour des synago­gues construites partout où il y avait des Juifs, le Livre a lui-même rem­placé le Temple. Il est devenu pour de bon, le livre sacré d’une religion holistique. La rupture critique des mythes ancestraux n’aura été qu’un moment, moderne sans doute (9. 20), mais qui n’aurait pas eu d’avenir sans sa consécration, c’est le cas de le dire, cachant et faisant oublier les effets de rupture. Mais sans que l’écriture disparaisse, elle se fera interprétation, le Talmud d’abord, d’autres écoles ensuite: de nouvelles ruptures qui deviendront des traditions. Comme il arrivera au Christianisme (9. 36).
52. Résumons d’abord cette histoire. La domination des Perses (à partir de 538) a duré envi­ron deux cents ans, jusqu'à leur défaite sous Alexandre en 331. Deux siècles et demi d'hellénisme se sont suivis, jusqu'à la vic­toire romaine de Pompée en 63 av.J.-C. Le se­cond Temple de Jérusalem, cons­truit entre 520 et 515, a été - après l'époque perse mal con­nue (sans roi ni guerre, pas d’histoire: quand Esdras? quand Néhémie? on en discute) - au centre de l'agitation politique sous les Seleucides, leur intrusion du culte de Jupiter Olympien en 167 et la conséquente révolte des Maccabées et leur triomphe (relatif) en une dynastie que les Hérodes prolonge­ront dans la période romaine. La révolte des Zélotes en 66 ap.J.-C. pré­cipitera la destruction définitive du Temple en 70. Le judaïsme ne survivra dès lors que dans la Dias­pora de l'empire romain: la défaite de la monarchie en 587 se consumait, six siècles et demi plus tard, dans l'exil définit de la Terre promise par Yahvé-Moïse-Prophètes. Il se trouve toutefois que l'histoire de cette survivance post-monar­chique ne fait plus partie, de façon significative, de la Bible. Tout se passe, avec cette absence de prophètes, comme si Israël n'avait plus les condi­tions pour que l'œuvre de Yahvé soit vérifiable chez lui, comme une sorte de confirmation du lien intrinsèque entre le roi et le prophète. Perdue l'indépendance politique, c'est la Bible elle-même qui de­viendra l'objet privilégié de la 'culture juive', qui a donc clôturé la Loi, la Thora, et les textes des Prophètes, lui ajoutant les Écrits des Sages, cautionnés par David - les Psau­mes - et Salo­mon - les Pro­verbes, le Cantique des Cantiques -, en plus du livre de Job, du Qohélet (ou Ecclésiastes, dans la tradition latine), de Daniel et de quelques autres. La lecture se développera hors de la Bible canoni­que sous forme de commentai­res et de médi­tations, de litté­rature herméneutique diverse, que je ne con­nais pas. Le judaïsme devien­dra une 'religion d'ancêtres', de leurs lois et rè­gles lues et interpré­tées dans le Livre, dans leurs mai­sons endogami­ques, dans leurs ghettos. Or, l'écriture de la Bi­ble, on l'a compris, a été une sorte de cri­tique de la religion de la monar­chie davidique et d’éva­luation théo­logique de ses mythes: c'est le geste moderne par excel­lence, celui de la rupture et du choix devant l'héritage reçu des an­cêtres. Après son instauration officielle sous Esdras, elle deviendra toutefois la source de ce que l'on ap­pelle une religion du Livre. Mais la lectu­re de­mandant sans cesse interprétation (les contextes vont tou­jours en chan­geant), il faudra une orthodoxie religieuse pour con­tenir les 'choix' ('hérésie', en grec) des lecteurs. Celle-ci sera réin­terprétée à son tour, une tradition de (re)lectures se bordera ainsi, au long des siè­cles, dans les marges du Livre, sans que l'on puisse trouver des moyens d'isoler celui-là. Ce sera vrai des futurs cou­rants mono­théis­tes en Occident: orthodoxies et hérésies.
53. Ce que je voudrais essayer ici, en conclusion de ce long chapitre, ce serait le dessin de l'éventail de ces lectures possibles de la Thora dans le judaïsme palestinien et de leur signification poli­ti­que. La matrice de l'histoire deutéronomiste était la monar­chie da­vidi­que: Deutéronome et Josué en jetaient les fondements théologi­ques dans l'alliance et la promesse-don du pays, Juges en soupirait, les 4 autres livres ne parlaient que d'elle. Mais l'alliance était soumise à la condition de la fidélité et a échoué. Le Tetra­teuque mis en prolo­gue à cette histoire a un effet très sur­pre­nant, celui de la démonar­chi­sation de la promesse, de la Bible et du monothéisme (5. 25)[23]: les li­vres concernant les Rois ne viennent qu’en fin de course, après les au­tres 7, et le privilège 'pentateutique' des premiers produit la fi­gure d'une maison d'Israël sans roi, dépen­dante d'une promesse de bénédiction dans le pays, sans conditions certes, mais toujours pas accomplie. L'avenir reste donc ouvert, mais il n'y a plus de prophè­tes pour l'annoncer et l’interpréter[24], c'est l'époque du si­lence de Dieu. L'éventail des possibilités semble être le suivant: a) la monar­chie et l'indépendance reviendront: ce sera la lecture des Macca­bées et des Zélotes; b) cela n'est plus possible, la mo­narchie a échoué et est révolue pour de bon, Dieu n'est doréna­vant accessible que dans la lecture de la Thora et dans son culte au Temple de Jéru­salem, c'est là que sa promesse est ac­complie: ce serait la lecture sa­cerdotale, celle de P, qui se résigne à la vassalité; c) l'état de vassalité du peuple juif ne peut pas représenter l'accomplissement de la pro­messe divine; s’il n’y a pas d’alternative ‘politique’ sur terre, la promesse ne peut pas ne pas se réaliser mais ce sera le fait de la seule initiative du Dieu créateur du Ciel et de la Terre, aux derniers temps annoncés par les Prophètes: ce sera la lec­ture eschatologi­que et, vers le deuxième siècle av.J.Chr., celle des apocalypses, ceux-ci es­comptant les dates de cette venue, dont fait partie la figure d'un 'oint' ou 'messie', peut-être un des­cen­dant de David[25], et d'au­tres fi­gures encore. Ces hypothèses ne s'excluent pas nécessaire­ment (sauf peut-être b et c, mais il y a des 'messies-prê­tres' aussi), les Macca­bées sont des grands-prê­tres (a et b), les Pharisiens et les Esséniens, sectes de tendance apocalyptique du 2e siècle av.J.Chr., prennent aussi distance par rapport autant aux monarchistes qu'aux prêtres, les derniers de façon beaucoup plus radicale (car ils arri­vent même à nier le Temple ).
54. Mais il y a une autre possibilité ouverte par le non ac­complissement de la promesse au niveau social: celle qui est sui­vie par les Écrits des sages. Il s'agit alors de réfléchir sur le champ de la promesse de bénédiction laissée à découvert par la prédication pro­phétique, sur le destin de chaque maison israélite: la mort, l'inadé­quation entre la justice d'un Job et la malédiction qui lui survient[26], la sagesse et les insensés (Proverbes et Qohé­let, ce grand 'pessimis­te', voire 'sceptique'). Une sorte de dé­sen­chantement du monde, à la façon des Stoïciens. Ou les bonnes choses de la vie, comme le vin et la joie, ou bien l'amour dans le Cantique des Cantiques.
55. Et il y a enfin la Diaspora juive, commencée dès l'exil de Babylone (beaucoup d'exilés ne sont pas rentrés au pays) et con­ti­nuée en Égypte et dans les villes hellénistes et romaines. Ceux-là n'ont que la Loi, la Thora, comme sagesse (Qo 12,12-13, Mal 13,13-21, Sir 24). Un texte postérieur, le Baruch syrien, dit ceci: "Mais sachez encore qu'aux temps anciens, dans la génération d'autrefois, nos pères ont eu pour soutien les justes et les prophètes saints, et que, nous aussi, nous étions dans notre terre, et qu'ils nous aidaient, lorsque nous pé­chions, et qu'ils priaient pour nous celui qui nous a créés, car ils avaient confiance en leurs œuvres, et le Puissant les exauçait et nous était favorable. Mais maintenant les justes ont été enlevés et les prophètes se sont endormis; nous aussi, nous sommes sortis de notre terre, Sion nous a été enlevée, et nous n'avons plus rien que le Puissant et sa Loi" (cité par Schmid, 1989, p.385).




[1] Mais il se peut que l’écriture du Tetrateuque pré-sacerdotal ait été post-exilaire elle aussi, l’événement .Cyrus ayant donné le change à la promesse inconditionnelle.
[2] Cité dans de Pury, p. 71, avec l'indication des exégètes qui sont d'accord (notamment Rentdorff, p.88sv) et de ceux qui sont contre (notamment Sch­mid, p.379sv), qui pensent qu'il y eût d'abord un document sacerdotal auto­nome, plus tard inséré dans le texte actuel.
[3] La chronologie, qui garantit notre notion de continuité historique (que nous concevons en termes d'institutions et d'individus historique­ment 'rele­vants'), ne saurait suffire, dans la conception d'une société à maisons, à sutu­rer un récit historique: ce sont les générations qui garan­tissent cette conti­nuité, c’est-à-dire, leur continuité.
[4] Mais pas à notre sens européen d'histoire, il va sans dire.
[5] La problématique de la pureté et de la souillure y est dominante: à table (le sang, animaux mangeables et impurs) et concernant les corps (l’inceste, le sang féminin, les cadavres, etc.); c’est une problématique interne aux mai­sons, disons, qui risque de prendre le pas sur la circulation du don vers les maisons pauvres et les sans-maison, ce sera l’un des motifs opposant dans le nouveau Testament les Juifs chrétiens à ceux qui restent fidèles à Moïse (Belo, 1974).
[6] Post-historique, au sens où l'histoire se fait par la guerre: on ne sait qua­siment rien de cette époque de paix de l’histoire de Juda. C'est le lien social (4. 6,16) qui est réélaboré, les institutions de pouvoir politique étant occupées par les grand-prêtres du Temple, celui-ci gag­nant le triple rôle financier, politique et religieux que j'avais dessiné en Belo, 1974, pp. 117-120. Un "royaume de prêtres" est un royaume sans roi, dirigé par des prêtres, où l'en­semble social est censé tenir par le rôle re­ligieux de tous les pères de maisons qui offrent des sacrifices au Temple (c'est pour­quoi les Juifs dispersés vien­dront en pèlerinage à Jérusalem). On mesure l'importance de la réforme deutéronomiste dans la survie du peuple juif.
[7] Mais relève-t-il de P? il a un parallèle en Dt 7,6; Crüsemann (de Pury, p.354) prétend que le chap. sacerdotal 16 de Nb s'y oppose.
[8] De même que 2 Rs 22-23 raconte la lecture solennelle de la première Loi biblique, le Deutéronome, on raconterait ici celle de la dernière, l’ensemble de la Thora; il semble cohérent avec le rôle sacré que ce livre va gagner, qu’il raconte lui-même ses deux promulgations.
[9] Voir Ne 2,19-20, 3,33sv: ces voisins réclament contre les murailles de Juda, qui seraient "contre le Roi".
[10] Dans le contexte actuel, cette lec­ture est comprise en rapport avec le re­peuplement de Jérusalem (Ne 7 et 11).
[11] Voir 5.16 et §§ 4, 6-7 et 12-13.
[12] Voici l'une des péripéties de mon voyage. J'avais déjà 'déduit' depuis quel­que temps de lecture que cette endogamie était la conséquence de la com­préhension que se faisaient de la Bible ceux qui étaient en train de la clore et, lorsque j'ai pris ces chapitres, j'avais déjà l'intention de proposer cette 'thèse' à ce stade de la rédaction de mon texte. Le lecteur pourra avoir une petite idée de mon excitation quand je l'ai lue, 'ma' thèse, très net­te­ment explicitée dans le discours d'Esdras lui-même: c'est l’ensemble de ma lecture qui s'y trouvait confirmée.
[13] Les conflits de jadis pour se faire accepter de leurs compatriotes (4. 16-19) sont dépassés par l'écriture devenue sacrée.
[14] Un Décalogue de la création de l’Univers, en quelque sorte (5. 6-7).
[15] "Vide et vague" (B.J.), "déserte et vide" (TOB), l'expression hébraïque n'é­tant pas traduite par Chouraqui.
[16] Tandis que le 'ciel' a été créé, lui: c'est le nom que Dieu donna au firma­ment (v. 8).
[17] Ces trois instances forment le cadre mythique structural des textes néo-testamentaires (Belo, 1974, pp. 112-114). La biologie cependant n'est pas tout à fait ignorée: plantes et animaux sont tous caractérisés par le fait d'être faits "selon leur espèce" (vv.12,21,24-25); d'autre part, on pourrait dire en faveur de la vraisemblance d'un si vieux texte que la science mo­derne a établi qu'il a fallu d'abord les plantes (autotrophes) et la photosynthè­se dans une atmos­phère de CO2 comme condition sine qua non de la vie des animaux (hétérotrophes), c’est-à-dire de la pro­duction autant des molécules de carbone, hydrogène, azote, etc., qu'ils mange­ront que de l'oxygène qu'ils respireront.
[18] Théophile d’Antioche confirme cette lecture : « Faite visible, la terre était toutefois informe. Dieu ensuite lui a donné forme, la ornant de toute sorte de herbes, semences et plantes » (II Livre a Autolycos 13). Au sens d'Aristote relu par Heidegger (voir 8. 32), c'est la terre qui n'est pas encore physis. Celle-ci, en termes bibliques, est la terre de béné­diction. "La terre déserte et vide" ("tohu et bohu") rejoindrait le désert du Deutérono­me, son auteur y ayant peut-être séjourné longuement (suggestion de l’un de mes étudiants), il y aurait fait l’expérience des limites de la Terre en termes de bénédiction: degré-zéro de l’habitation humaine, vide de vie, terre sans Terre, le dé­sert est l’un des ‘topoi’ de l’expérience mystique de la gratuité spirituelle.
[19] Pour que cette ‘bonté’ soit irréprochable, il n’y aurait pas eu de création d’animaux carnivores, pas plus que les humains (voir 7. 12n.), pas de loi de la jungle (11. 101), selon laquelle la vie des espèces carnivores dépend des au­tres espèces comme leurs proies. Pas de mort, pas de malédiction. La B.J. re­marque que les ténèbres ne sont point créées par Dieu, qui crée la lumière et la sépare des ténèbres. La séparation du bien et du mal toucherait ici sa pointe.
[20] Ce silence, en termes heideggériens, 'laisserait être' le jeu de la béné­dic­tion/malédiction, respecterait l'autonomie du "ciel et terre" créés ('mainte­nant ceci marche tout seul, plus besoin de moi', dirait le chômeur): cette 'rai­son' sacerdotale serait du côté d'Aristote et de Thomas d'Aquin, plu­tôt que de celui de Platon et d'Augustin (voir mon chap. 10). En con­traste avec Yahvé in­terve­nant dans l'histoire des Hébreux, ce silence divin rendrait de l'auto­nomie au peuple, amor­cerait la 'mort de Dieu' à venir (7. 27 et 11. 102).
[21] Qui sera renforcé par le remplacement de la langue hébraïque par l'ara­méen en Palestine (Ve siècle av. J.Chr.), l'hébreu devenant, à l'instar du latin ecclésiastique, langue sacrée, celle du livre, le scellant plus enco­re. On le tra­duira cependant en grec au IIIe siècle av. J.Chr.
[22] Que le culte, le sacrifice d’expiation, ait le primat sur la vie (§ 41), c’est ce que Nietzsche abominait dans la Bible juive; le christianisme en a été aussi enta­ché, puisque y on retrouve la source de l’inter­prétation sacrificielle du meurtre de Jésus en tant qu’expiation par le “théologique” (Belo, 1974, pp. 370, 373-377). Une bonne vingtaine d’années plus tard, mon angle de lecture étant en partie changé, je retrouve la double main d’écriture de la Bible hébraïque à la source de celle de Marc: et de l’affirmation messianique, qui radicalise escha­talogiquement le souffle de la pensée du Deutéronome, et de la négation théolo­gique, qui amorce le retour au religieux. La fin du Temple sans ac­complissement de l’eschatologie escomptée aura rendu possible par la suite sa platonisation: le sacrifice de la Messe et l’ “expiation spirituelle” des âmes, sacrements et symboles spirituels, ont constitué l’étoffe de la mul­tiplication (anti-prophétique) de temples de par la terre des Nations païen­nes.
[23] Démonarchisation donc aussi de l'histoire d'Israël elle-même, dont la mo­narchie devient une phase historique, un épisode tardif, voire secondaire: ce qui est démenti, bien sûr, par le rôle de David dans le messianisme. C'est cet effet de dé­monarchisation qui permet de penser à certains, dont moi-même naguère, que les prophètes, voire l'histoire deutéronomiste, seraient 'criti­ques' de la mo­narchie. En termes de double liaison (4. 16), c'est autour des grand-prêtres et du Temple qui se fait le lien social maintenant, mais il a un tour de plus, et décisif, qui passe par le pouvoir politique perse.
[24] Le second Isaïe (40-55) annonce le retour de l'exil en 'citant' Cyrus (44,28 et 45,1), le salut après le jugement donc, le troisième (56-66) laisse ouverte la promesse du salut après le retour. Selon Rentdorff, 1989a, pp.333-7, ces deux livres relèveraient d'une prédication anonyme de l'époque de la fin de l'exil.
[25] À cause de la promesse concernant la maison de David, de son trône à ja­mais affermi devant Yahvé (2 Sm7, 16). Ce que les Chrétiens appellent le Nou­veau Testament (ou nouvelle alliance) est un livre essentiellement juif, qui s'inscrit dans cet es­pace de la promesse eschatologique et apocalyptique. C'est, si l'on veut, une hérésie juive. Mais du point de vue juif, c'est un texte raté: il n'est juif qu'en tant que récit de l'accomplissement messianique de l'eschato­logie, ce qui justement ne s'est pas réalisé, malgré la croyance de Jésus et de Paul dans cet accomplisse­ment. On y reviendra.
[26] La question de ce livre, comme peut-être aussi de Qohélet, c'est celle de la bénédiction de la maison à partir de la seule Loi (après la séparation prophé­tique de celle-ci du 'Super-domum' ancien et de la coupure de la responsabi­lité du père avec ses ancêtres survenue avec l'exil). Ce qu'ils n'ont pas réussi, ce sera la solution de Platon: la bénédiction de l'individu dans l'expérience de l'âme (voir 8. 29).
 



[1] Aussi Dt 5, avant le discours principal, contient actuellement une insti­tu­tion de juges, qui sans doute dépend de la fresque de droit qui s'en suivra.
[2] Motif que l'on ne retrouve que quatre fois dans ces trois chapitres, deux fois dans Dt 8 et dans Baruch, le secrétaire de Jérémie.
[3] Je dépends ici de "Vers une théologie du Pentateuque" de Schmid, chez de Pury, 1989.
[4] Je suis ici J. Vermeylen (de Pury, 1989), mais pas toujours.
[5] Moab, Ammon et Edom dans Dt 2 et Jg 11,12-28.
[6] Pour Saül et Galaad, voir 1 Sm 11 et 31,11-13; Saül et Béthel, 1 Sm 10,3; "les frontières à Béthel, au mont Galaad et à Penuel (...) sont les limites du royaume israélite du Nord" (Vermeylen, p.172, n.109).
[7] Vermeylen, p.171, pense avec Blum et contre l'avis courant des exégè­tes, que le cycle de Jacob relève aussi du Sud.
[8] Soit dit au passage, les villes conquises par Josué sont, pour l'essentiel, dans le territoire de Benjamin, à qui appartenait aussi Saül, le roi d'avant David. L'un des indices qui permet de penser le cycle de Joseph comme tardif, c'est l'absence d'interventions de Yahvé.
[9] Entête, Desclée de Brower, p.45.
[10] "Le pays qu'il avait promis par serment à nos pères" (Dt 6,23, 8,1). Je sig­nale qu'il ne me semble pas nécessaire de penser le temps de cette écriture comme celui d'une 'évolution de pensée'. Les motifs des récits de ces premiers livres se retrouvent déjà cités dans le discours du Deutérono­me: la progres­sion est celle de leur mise-en-récit, et si je marche à recu­lons, c'est pour sui­vre une sorte de hiérarchie des récits concernant les 'origines', dont juste­ment la promesse du pays serait ici le premier élé­ment.
[11] Indiqués dans la note à Gn 6,5 de la B.J.
[12] L'envie est le ressort du système don/dette, on y reviendra dans le chapi­tre suivant.
[13] Gn 10,5,20,31 ne respectent pas la vraisemblance du récit que nous avons, les nations y ont déjà des langues différentes.
[14] Dont la Bible hébraïque ne parle presque pas (voir, par exemple, 2 R 18,17-37 et Ez 3,5-6). Le mythe chrétien de la Pentecôte sera le renverse­ment de Ba­bel (voir 9. 16).
[15] Parallèle avec la pair grecque intelligible-sensible, reprise aussi des my­thes religieux. Anthropologiquement impensable, ce récit de la créa­tion d'un couple de deux individus avant celle d'une com­munauté (tribu ou nation), est à mettre en rapport avec la notion hébraï­que de cœur, que re­joindra la no­tion grecque d'âme dans le christianisme. Dans le très-fond des traditions eu­ropéennes, où il côtoie le 'péché origi­nel', ce récit offre un fort socle mythi­que à la conception libérale de l'individu en Europe.
[16] Comme les gens de la tour de Babel peut-être.
[17] Le désir de la femme, craint par toute tradition patriarcale, dans la Bi­ble comme ailleurs.
[18] De l'imagerie babylonienne, signale B.J.
[19] Oserai-je suggérer dans cette montée à rebours vers des niveaux de plus haute généralisation, de type narratif, un parallèle avec la hiérar­chie, de type gnoséologique, des espèces aux genres de la philosophie grecque?
[20] Mais avec les récits dits 'élohistes' aussi: la différence la plus nette en­tre ces deux types de texte (voir 1. 16-17) réside dans le fait que ceux qui usent le nom de Yahvé sont plus 'mythiques', c’est-à-dire que leur Dieu, re­présenté de façon anthro­morphique, conduit les récits quelle qu'en soit leur 'morale', tandis que ceux qui usent le nom de Élohim présentent déjà une 'touche' de main prophétique caractérisée par leur perspective mo­rale. Voir R. Rent­dorff in de Pury, p. 84.
[21] C'est donc à la Terre qu'ils sont rendus comme une déchéance, l'Eden était une élévation.



[1] Même les peuples non voués à l'anathème au début de Jg sont devenus 'uti­les' pour les corvées salomoniques, épargnant aux israélites les travaux durs (2 R 9,20-22).
[2] Qui d'ailleurs sera châtié lui aussi, dans une histoire d'épreuve tenue par un autre prophète.
[3] Par exemple, elle s'applique à Jéroboam II en 2 R 14,24, dont cependant il sera dit ensuite qu'il "recouvra le territoire d'Israël, depuis l'Entrée de Hamat jusqu'à la mer de la Araba, selon ce que Yahvé, Dieu d'Israël, avait dit par le ministère de son serviteur, le prophète Jonas [...] Yahvé n'avait pas dé­cidé d'effacer le nom d'Israël de dessous le ciel et il le sauva par les mains de Jéro­boam fils de Joas" (2 R 14,25-27). Il s'agirait d'une lecture posté­rieure, disons globale, concernant toute la royauté, mais qui ne gomme pas les interven­tions locales de Yahvé dans les traditions qu'il transcrit: de ce Jéroboam II, en effet, on pourrait dire qu'il a été un roi 'béni' de Yahvé, et dans les victoires à la guerre, et dans la durée de son règne, de 41 ans.
[4] Mais il meurt en combat, à l'inverse d'Ézéchias, privilégié par l'auteur du livre des Chroniques.
[5] C'est la lecture de la prophétesse Hulda sur la 'justice' de Josias: cela lui vaudra une récompense, celle de ne pas voir les malheurs qui vont venir, mais n'a pas pu éteindre la colère de Yahvé sur Jérusalem (2 R 22,14-20 et 23,26-27).
[6] Il ne s'agit pas strictement d'une nouvelle responsabilité 'individuelle', comme on dit parfois: au temps des évangiles, les enfants et les femmes sem­blent encore éloignés de la possibilité d'une 'éthique', du moins du point de vue de l'entourage de Jésus (Mc 10,13, Jn 4,27). Il s'agit toujours seulement des pères de maison: même un homme adulte qui n'ait pas de maison est un indi­gent, un pau­vre, n’est pas tenu en compte.
[7] Dans un geste qui n'est pas sans rapport avec celui de Platon, déga­geant l'âme de la maison (voir 8. 28-29).
[8] Le Ps 78 utilise longuement les deux premières sections et omet totale­ment le Sinaï.
[9] C’est-à-dire, du point de vue des traditions concernant l'exode d'Égypte et l'entrée en Canaan, autonomes par rapport à celles concernant Abra­ham et Jacob, on y reviendra. Bottier, 1992, p. 53, dans le paradigme des quatre do­cu­ments, parle "d'un 'dieu nouveau'".

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