dimanche 21 septembre 2014

LECTURES MATÉRIALISTES DE LA BIBLE (CLÉVENOT )





Par Michel CLÉVENOT  (1932-1993)


En mai 1974, les éditions du Cerf (maison catholique) publiaient un livre au titre curieux: Lecture matérialiste de l'évangile de Marc. L'intérêt aussitôt soulevé par l'ouvrage, son succès en librairie, sa traduction rapide en plusieurs langues avaient déjà de quoi étonner. Mais, en outre, de multiples «groupes de lectures matérialistes» se formaient, en France, en Belgique, en Hollande, en Allemagne etc. Des sessions étaient organisées, des rencontres internationales avaient lieu, des articles, des livres s'attachaient à étendre et approfondir le champ des «lectures matérialistes de la Bible» .

De quoi s'agit-il donc ? Comment cette «méthode» est-elle née ? En quoi consiste-t-elle ? Quels problèmes pose-t-elle ?

I - HISTORIQUE

1 . Fernando Belo et «Marc»

L'auteur de Lecture matérialiste de l'évangile de Marc est portugais.

II s'appelle Fernando Belo. Ingénieur, puis prêtre, il ne supportait pas l'autoritarisme réactionnaire du cardinal de Lisbonne, très lié au dictateur Salazar. Il s'exile en Belgique, où il poursuit des études de théologie à Louvain, puis à Paris, où il se marie et a deux enfants. En relation avec les mouvements de libération qui se développent alors dans les anciennes colonies portugaises, ainsi qu'en Amérique latine (où s'élaborent des «théologies de la libération»), il se trouve affronté à une contradiction qu'il formule ainsi : «La foi n'est- elle pas une idéologie contradictoire avec les pratiques de libération dans lesquelles nous essayons d'être partie prenante ? Sur quel terrain épistémologique peut-on poser cette question ? Sur celui du matérialisme historique où se situe le concept d'idéologie, ou celui de la théologie où se situe celui de foi ?»

Choisissant délibérément «le champ épistémologique du matérialisme historique», il décide d'analyser plutôt les pratiques chrétiennes et de s'attacher d'abord à ces «récits de pratiques» que sont les évangiles. Et il se met à lire l’Evangile de Marc, «parent pauvre des évangiles, oublié au profit des autres, plus riches de discours, d'enseignements, plus élaborés théologiquement».

Pendant sept ans, travaillant à mi-temps l'après-midi, Belo se consacre chaque matin à sa «lecture», pour laquelle il a recours aux travaux qu'il découvre un peu au fur et à mesure : Althusser, Derrida, Lacan, Barthes, Benveniste, Bataille ... Audacieusement, il utilise, essaie et met au point des concepts nouveaux :
- l’ordre symbolique qui régit les textes législatifs de l'Ancien Testament selon deux optiques opposées : pureté/souillure, don/dette.

- le mode de production subasiatique de la Palestine ancienne, où le Temple de Jérusalem apparaît comme le point de concentration des contradictions de la formation sociale.

- l’ecclésiologie matérialiste, qui permet de rendre compte des transformations complexes subies par les groupes chrétiens primitifs et des Eglises qui les ont supprimés et remplacés.

- une théorie des rapports entre Récit-Pratique-Idéologie, qui éclaire le caractère subversif de certains textes, conçus comme pratiques (écriture-lecture) de récits de pratiques subversives...

Pour résumer son ambitieuse entreprise, Belo a cette formule : «rendre possible la confrontation entre une pratique politique se voulant révolutionnaire et une pratique chrétienne ne se voulant plus religieuse». Et il la symbolise par le sigle «C/X», c'est-à-dire «faire lire Marc par Marx», ce qui est aussi un hommage à Roland Barthes et à son fameux S/Z.

2. Rencontres, édition

Outre ses lectures, Belo faisait aussi des rencontres, notamment parmi ceux que l'on appelle les «chrétiens de gauche», entre autres le pasteur Georges Casalis, le dominicain Paul Blanquart, l'équipe de la revue LETTRE et l'équipe nationale de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne), à laquelle appartenait alors, en qualité d'aumônier, le signataire de ces lignes.

En 1970, la JEC se remettait à peine du «coup de crosse» de Mgr Veuillot en 1965 : démission de l'équipe nationale et suppression de la branche étudiante. On en était à tirer les conséquences de mai 68 et le Conseil national d'Amiens (mai 70) venait d'adopter un rapport d'analyse sur l'école qui préfigurait «L'école capitaliste en France» de Baudelot et Establet (Maspero 1971).

Or, la contradiction était flagrante entre cette pratique politique «se voulant révolutionnaire» et notre pratique chrétienne qui n'arrivait pas à sortir d'une «religion» dont nous ne voulions plus. Parmi cent exemples possibles, qu'il me soit permis de citer celui qui me touche de plus près : le statut clérical apparut à beaucoup, clercs et laïcs, comme incompatible avec une pratique chrétienne authentique; cette caste de mâles célibataires, financièrement dépendants, interdits de travail, de sexe et de politique, nous paraissait «anti-évangélique». C'était le moment où le mouvement «Echanges et dialogue» battait son plein.

L'une des réactions que nous eûmes alors (parmi d'autres) fut de tenter une relecture de la Bible. Par une illusion fréquente, nous nous imaginions pouvoir retrouver, par-delà vingt siècles de compromissions et de réaction, la pureté des origines, puisée à la source des textes fondateurs. Nous devions nous apercevoir très vite qu'il n'existe pas de pureté originelle (les premières communautés chrétiennes ne pratiquaient pas toutes ni sans disputes le «communisme» admiré par Engels) et même qu'il n'y a pas d'origines, car, s'il est certain qu'a existé un Jésus de Nazareth, le personnage des Evangiles et des épîtres est raconté («fabriqué») en fonction des besoins des communautés...

Nous en étions là quand nous fîmes la rencontre de Fernando Belo. C'était au cours d'une réunion autour de Giulio Girardi, qui venait de se faire chasser de son enseignement à Rome sous l'accusation de «marxisme»... Maigre et barbu, Fernando se mit à nous expliquer sa lecture de Marc. C'était cela que nous cherchions ! Pendant trois ans, nous avons travaillé avec lui, lui permettant, par là même, d'essayer ses analyses sur un auditoire, de les préciser, d'en affiner l'énoncé.

En mai 1974, alors que Fernando venait de rentrer au Portugal, qui vivait la «révolution des oeillets», son livre paraissait en librairie.

3. Diffusion, travaux, recherches

Le succès de ces quatre cents pages touffues et complexes avait de quoi surprendre. Pourtant il ne s'agissait pas d'un de ces éphémères «succès de librairie» qui font parfois vendre des ouvrages que beaucoup achètent et que peu lisent... Il faut croire que celui-là répondait à un besoin, car de multiples «groupes de lectures matérialistes» se créèrent un peu partout, travaillant ensemble «le Belo», lisant l’Evangile de Marc, publiant des comptes-rendus, essayant de s'attaquer à d'autres textes en adaptant la méthode.

La revue LETTRE fut la première à s'y intéresser. Pendant deux ans, le groupe étudia le livre; un numéro spécial (février 1975) lui fut consacré, présentant, vulgarisant et critiquant ses thèses. Moi-même, sollicité de tous côtés pour «expliquer Belo» (qui était au Portugal), je publiai en janvier 1976 des Approches matérialistes de la Bible, vite traduites en six langues.

En novembre 1978, les premières Rencontres internationales des groupes de lectures matérialistes de la Bible réunissaient à Paris plus de cent participants venus de quatorze pays. Le document préparatoire, publié par la LETTRE (supplément au n° 237) présentait des comptes-rendus de travaux de groupes français et étrangers (Québec, Pays-Bas, Allemagne) et des lectures de textes nouveaux : Actes des apôtres, Evangile de Jean, 1ère lettre de Paul aux Thessaloniciens, Livre de Jérémie .

En octobre 1980, les deuxièmes Rencontres internationales, toujours à Paris, centraient les échanges sur un seul texte : l'épître de Paul à Philemon, où il est question d'un esclave. Ce qui permettait de préciser et discuter à la fois les procédés de lecture et les conditions historiques de production et de circulation du texte. Monique Clavel-Lévêque nous donna, à cette occasion, une importante contribution : «La lettre à Philemon et les rapports esclavagistes» (LETTRE n° 269, mars 1981; cf. aussi n° 262-263, oct-sept. 80).

En juin 80, à Berlin-ouest, plus de cent cinquante étudiants, étudiantes et professeurs (en théologie surtout) participaient à une session de trois jours sur le thème «lectures matérialistes de la Bible». Des rencontres de ce genre ont eu lieu en RDA, Italie, Hollande, Grande-Bretagne... Elles sont généralement interconfessionnelles et bien malin qui pourrait y reconnaître un protestant d'un catholique... Une différence pourtant : en France, les «lecteurs matérialistes» sont des gens de 30-50 ans, mariés, ayant profession et engagements politiques; dans les autres pays, ce sont en majorité des étudiants et professeurs de théologie, d'ailleurs tous engagés politiquement. A cela plusieurs causes, semble-t-il : d'abord le caractère spécifiquement français et même assez «parisien» des travaux qui ont inspiré Belo (Althusser et Barthes ne sont guère lus à l'étranger en dehors des universités); ensuite le statut différent des études théologiques, cantonnées en France dans les séminaires, aujourd'hui à peu près vides; enfin, sans doute, une relation différente des chrétiens au marxisme dans les pays d'Europe du nord et du sud...

Me permettra-t-on ici un mot sur mes travaux personnels ? A la suite de Belo, j'ai entrepris une sorte d'«Histoire matérialiste du christianisme», sous le titre général Les hommes de la fraternité. Le premier tome (F. Nathan, mars 1981) porte sur le 1er siècle, le deuxième (janvier 82) sur les Ile et IIle siècles. Il s'agit de tenter une «lecture» nouvelle des pratiques chrétiennes, en présentant des personnages et des événements caractéristiques et si possible modestes et peu connus, à partir de documents : monuments, monnaies, archives, contrats... Le projet de couvrir vingt siècles en quelques douze volumes est un peu fou, j'en conviens; mais l'accueil fait au tome I m'encourage à poursuivre [il a fini le 12ème l’année de sa mort, en 1993).

II - CARACTÉRISTIQUES

Ces lectures matérialistes de la Bible, qui suscitent tant d'intérêt, qu'est-ce donc ? Avant de décrire les procédures qu'elles utilisent, il n'est pas inutile de définir clairement les termes qui les désignent.

1 . matérialistes

Commençons par l'adjectif, car c'est lui qui provoque le plus de questions, de réticences, et aussi de curiosité. Il est vrai qu'il traîne un lourd passé de luttes et d'incompréhensions. Mais justement ! Il est certainement là d'abord à cause de son caractère polémique. «Matérialiste», c'est le contraire d'«idéaliste», dans le sens de «coupé du réel», «dans les nuages», sans rapport avec la vie concrète, matérielle, des hommes et des femmes situés historiquement. Il s'agit donc, selon la formule de L'idéologie allemande, de «partir des hommes dans leur activité réelle», c'est-à-dire de leurs pratiques.

Pour les chrétiens, c'est un renversement considérable. En effet, la théologie s'est développée (il faudrait nuancer, préciser où, quand, comment) comme un discours déductif, organisé en concepts empruntés à la philosophie grecque (Platon, puis Aristote), à partir de postulats communs à la plupart des religions : Dieu, le monde comme création, le mal comme péché, nécessitant un salut et un sauveur. C'est devenu une banalité de rappeler que le grand Dictionnaire de théologie catholique de Vacant et Mangenot, en x volumes, ne comportait aucun des mots qui désignent nos occupations quotidiennes : travail, argent, sexe (sinon des anges !), politique, famille (sinon la Sainte Famille !)... Bref, la tradition chrétienne dominante est non seulement dualiste (âme/corps), mais parfaitement méprisante pour les corps. Cependant c'est avec nos corps que nous vivons, que nous aimons, que nous travaillons. Nos sentiments, nos passions, nos idées, nous les éprouvons, les disons, les défendons dans un langage qui est charnel, fait de signes et de sons qui ont une histoire, un terroir, une odeur...

«Matérialiste», donc, c'est un parti-pris. Un parti-pris contre, d'abord : contre une certaine théologie, c'est-à-dire une certaine idéologie, par conséquent une certaine pratique, qui est aussi une politique et qui consiste à assurer son pouvoir sur les corps en prétendant s'occuper des âmes... Mais aussi un parti-pris pour : pour l'insurrection des corps, leur vie debout, en espérant peut-être leur résurrection.

2. lectures

On aura remarqué le pluriel, il est important et nous y reviendrons. Mais, alors que «matérialistes» a un côté agressif qui retient l'attention, «lectures» semble banal et plat : «eh bien, oui, il s'agit de lire des textes; et alors ?» Alors, ce n'est pas si simple que ça. Car le langage nous donne une double illusion :

- illusion de la transparence : comme si les mots étaient les choses elles-mêmes qui se mettaient à parler, comme s'il y avait adéquation parfaite entre le langage et la réalité. Alors que le langage n'est qu'une façon de donner sens au monde, une manière de le découper en concepts saisissables, toujours inadéquats, imparfaits, perfectibles. Ainsi le langage est un matériau, que la parole ou l'écriture utilisent selon des procédures repérables; et la lecture est donc un travail, une façon de «faire produire du sens» à un texte.

- illusion de immédiateté : comme si le langage n'était que le véhicule d'une pensée parfaitement claire, qui se transverserait directement de la tête de l'auteur dans celle du lecteur. Alors que les processus de communication sont infiniment complexes et qu'un texte a maintes façons d'agir sur le lecteur. La lecture n'est donc pas une opération naïve, au premier degré; un texte n'a pas «un sens» unique et immédiatement perceptible; c'est pourquoi les lectures sont toujours plurielles et les textes vraiment intéressants sont ceux que l'on ne cesse de relire, car ils ne cessent de produire du, des sens.

Par conséquent, les lectures doivent prendre au sérieux le langage comme matériau, l'écriture comme production, le texte comme produit. D'où la nécessité de mettre en oeuvre deux disciplines qui n'ont guère l'habitude de travailler ensemble, la linguistique et l'histoire :

- la linguistique, en tant que science de ce «système symbolique» qu'est le langage, système de signes étudiés dans leur fonctionnement synchronique , donc a-historique. Depuis Saussure, cette science a fait des progrès considérables; c'est notamment à R. Barthes (dans Communications n° 4 et 8, et dans S/Z) que Belo a emprunté l'essentiel de ses procédures.

- l’histoire, non pas en tant que diachronie (histoire de telle langue), mais en tant qu'espace social où fonctionne telle parole, tel texte, à tel moment : par exemple, l’Evangile de Marc, texte écrit en grec commun (koïnè) du 1er siècle de notre ère. Un texte n'est jamais qu'un morceau, un fragment du tissu (texte, textile) social d'une formation sociale déterminée; il у joue un rôle, son fonctionnement n'est pas séparable du fonctionnement d'ensemble de cette société. D'où la nécessité de connaître celle-ci, en particulier grâce au matérialisme historique.

3. Bible

II s'agit ici de lectures matérialistes «de la Bible». Sur le pourquoi de ce choix, nous reviendrons en conclusion. Mais, le fait étant admis, il faut se demander ce qu'est «la Bible». Car ce gros volume, qui comprend plus de soixante-dix textes (le nombre varie selon les éditions juive, protestante ou catholique ) de langue, d'époque, d'auteur et de genre littéraire différents, est d'abord et avant tout déterminé par son titre au singulier : «la Bible», qui semble effacer les différences pour donner à l'ensemble un sens univoque, celui que désigne son autre appellation courante chez les chrétiens : «la Parole de Dieu» .

Des lectures matérialistes auront pour premier effet de souligner cette contradiction : soixante-dix textes, un seul titre, et de la questionner : qui, où, quand, comment, pourquoi, a eu besoin de faire fonctionner cet assemblage hétéroclite comme un tout homogène ? Ce n'est pas ici le lieu de répondre à cette question (cf. mes Approches, 1ère partie : «la Bible ou des écritures»). Contentons-nous d'indiquer que le problème redouble à propos des Ecritures chrétiennes (le «Nouveau Testament»), qui sont pour une bonne part une relecture des Ecritures juives (alors baptisées «Ancien Testament») qu'elles prétendent achever et accomplir.

Et la qualification divine («Parole de Dieu») ou sacrée («la sainte Ecriture») doit aussi être interrogée : à quel moment, pourquoi et comment tel texte a-t-il été considéré comme faisant partie du corpus ? Quels indices porte-t-il lui-même d'une telle affectation ? Que peut-on savoir de son fonctionnement social, de son utilisation liturgique, par exemple ?

Bref, «la Bible» est devenue un système de textes dont la production et la circulation sont des phénomènes sociaux dont la compréhension est désormais indissociable du «sens» (des sens) que chacun peut avoir. Et c'est le seul moyen de sortir du cercle vicieux : ce dont parlent les textes chrétiens, la réalité qu'ils font exister, ne nous est connue que par eux; comment donc apprécier leur véracité ? La question, on l'a compris, n'est pas pour nous de reconstituer le «réfèrent» exact, par exemple une «vie de Jésus» ; mais de chercher pourquoi ces textes disent ce qu'ils disent et qui avait besoin de les entendre.

Dans ces conditions, les lectures matérialistes sont déjà, dans leur projet même, une manière subversive de se référer au corpus chrétien.

4. Méthode (ou plutôt : procédures)

Alors, ces lectures, en quoi consistent-elles ? Plutôt que de méthode, terme qui évoque des règles éprouvées, valables universellement «dans les mêmes conditions de température et de pression», nous préférons parler de procédures, c'est-à-dire de manières d'aborder un texte, sortes de techniques pour entrer en matière, après quoi chacun est livré au «plaisir du texte» .. Plusieurs exposés ont déjà été faits à ce sujet, notamment dans les numéros cités de la LETTRE. Nous nous contenterons ici de rappeler trois points importants :

a/ récit/discours.

D'abord la distinction, établie par Benveniste, entre récits et discours. Tout texte est adressé par quelqu'un à quelqu'un. Mais certains exhibent les traces de cette énonciation , ce sont les discours, où un/e (ou nous) s'adresse à un tu (ou vous) aisément repérables; à l'opposé, les récits effacent les indices d'énonciation : les verbes sont à la 3e personne («il», la «non-personne», celle dont on parle) et essentiellement au passé simple (l'aoriste grec); là les événements semblent se raconter eux-mêmes, on ne sait pas qui parle à qui l'Evangile de Marc est un récit; les épîtres de Paul des discours.

La lecture de ces deux sortes de textes ne peut pas s'effectuer de la même manière. Dans un discours, l’énonciation est capitale : ces procédés par lesquels le locuteur (celui qui dit je) s'adresse à l'allocutaire (vous) permettent de comprendre la situation respective de chacun : par exemple, si le locuteur s'exprime à l'impératif, c'est qu'il est en position de commander, l'allocataire en position d'obéir; ce n'est pas une indication négligeable. De même, si le locuteur présuppose chez l'allocutaire un savoir concernant telle chose, qui lui permet de comprendre tel énoncé, ce non-dit doit être noté soigneusement. Dans les récits, par contre, la situation d'énonciation n'étant pas explicite, l'analyse portera surtout sur les postes occupés par les différents actants (par exemple selon la grille simplifiée de Greimas : destinateur, destinataire, sujet, objet, adjuvant, opposant), lesquels sont autant de miroirs où le lecteur est en quelque sorte invité à se regarder (cf. mes Approches, chapitre XII).

b/début/fin

Une procédure simple et efficace consiste à comparer le début et la fin d'un texte. Cela est particulièrement utile lorsqu'on a affaire à un morceau de texte, surtout si les Bibles courantes le présentent tout découpé, avec un sous-titre qui lui impose déjà un sens : «la femme adultère», «la parabole du bon Samaritain», «la multiplication des pains»... Prenons ce dernier exemple dans la version de Marc, chapitre 6 : on peut commencer au verset 30, ou 32, ou 34; on peut finir au verset 44, ou 45, ou 46. Un seul point commun : «la barque», en 32 et 45; ce sera donc l'hypothèse de découpage.

Si l'on prend un texte comme la 1ère épître aux Thessaloniciens , on en connaît bien le début et la fin, mais il reste intéressant de les comparer. Début : «Paul, Silvain et Timothée, à l'assemblée des Thessaloniciens». Fin (5,27) : «Je vous en conjure par le seigneur : que cette, lettre soit lue à tous les frères». On passe donc d'un locuteur triple s'adressant à un allocutaire unique , à un locuteur unique («je») s'adressant à un allocutaire dédoublé («vous»/ «tous les frères.»); qui est donc ce «vous», chargé de lire la lettre à tous les frères ? On l'apprend en 5, 12 : ce sont les «présidents» (proîstamenoî) de l'église de Thessalonique ; et cette simple observation permet de penser qu'ils devaient avoir, quelque difficulté avec les «frères»... Voilà une bonne hypothèse de lecture.

Cette petite procédure peut paraître simplette. A l'expérience, elle se révèle toujours fructueuse. A la réflexion, elle souligne un fait que la rhétorique antique connaissait bien : les procédures d'embrayage et de débrayage de la parole sont délicates et nécessitent un effort, particulier. Tous ceux qui ont eu, un jour, à prendre la parole en public ou à rédiger le moindre article le savent bien : il est toujours difficile de démarrer et de s'arrêter. D'où le recours à des formules toutes faites, à des tournures éprouvées, à des phrases soigneusement balancées, qui permettent d'annoncer ou d'introduire ce que l'on va dire, puis de le résumer et de conclure. C'est pourquoi l'analyse de ces formules peut être si intéressante.

c/ les codes

R. Barthes, dans S/Z, propose cette magnifique image : «le texte, dans sa masse, est comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères; tel l'augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d'y observer la migration des sens, l'affleurement des codes, le passage des citations». Et celle-ci encore : «Le texte, pendant qu'il se fait, est semblable à une dentelle de Valenciennes qui naîtrait devant nous sous les doigts de la dentellière: chaque séquence engagée pend comme le fuseau provisoirement inactif qui attend pendant que son voisin travaille, puis, quand son tour vient, la main reprend le fil, le ramène sur le tambour; et, au fur et à mesure que le dessin se remplit, chaque fil marque son avance par une épingle qui le retient et que l'on déplace peu à peu; ainsi des termes de la séquence : ce sont des positions occupées puis dépassées en vue d'un investissement progressif du sens. Ce procès est valable pour tout le texte. L'ensemble des codes, dès lors qu'ils sont pris dans le travail, dans la marche de la lecture, constitue une tresse (texte, tissu, tresse, c'est la même chose); chaque fil, chaque code est une voix; ces voix tressées - ou tressantes - forment l'écriture ; lorsqu'elle est seule, la voix ne travaille pas, ne transforme rien : elle exprime; mais dès que la main intervient pour rassembler et entremêler les fils inertes, il y a travail, il y a transformation ».

Nous distinguons deux sortes de codes : séquentiels et culturels. Pour comprendre cette distinction, il faut rappeler l'opposition syntagme / paradigmes. Prenons l'exemple d'un repas : en France, il se compose ordinairement de hors-d'œuvres, d'une viande ou poisson, avec légumes, puis salade, fromages, dessert; c'est le syntagme, l'ordre du déroulement. Mais à chaque poste correspond un choix : il y a plusieurs hors-d'œuvres possibles, plusieurs viandes, plusieurs fromages, etc.; ce sont les paradigmes. Les codes séquentiels permettent de repérer le syntagme, l'organisation narrative d'un texte; les codes culturels ouvrent l'univers des paradigmes : pourquoi tel mot plutôt que tel autre, comment fonctionne telle série de mots (isotopie), quelles différences présente-t-elle avec une série analogue dans d'autres textes, etc.?

A - CODES SÉQUENTIELS

On cherche les différentes séquences et leur montage (le scénario, comme on dit pour un film). Nous distinguerons la procédure selon qu'il s'agit de récits (R) ou de discours (D).

1 — Code ACTionnel : On compare le début et la fin du texte ; souvent, les différences remarquées permettent de poser une hypothèse sur le programme narratif (R) ou énonciatif (D). Voir des exemples dans Approches, p. 26-27 et 91-92 et, ici même, la lecture de la lettre aux Thessaloniciens. Ensuite, on repère les séquences (et sous-séquences) par le même procédé : un début, une fin et leur différence, c'est-à-dire la transformation opérée, décelable par une action des actants (R) ou un changement de position des interlocuteurs (D). C'est donc les verbes qu'il faut regarder : verbes d'état (être et avoir) qui indiquent la situation de départ et celle d'arrivée ; verbes d'action qui marquent la transformation (R), ou bien temps des verbes (D) et leurs rapports (par ex., verbes principaux au présent et subordonnés au passé, ou verbes principaux au futur ou à l'impératif).

2 — Code ANALytique : Dans les récits, ce code désigne les analyses, les lectures, que les personnages font de l'action en cours. Elles s'expriment par de petits discours, ou des phrases introduites par des verbes comme «voir, entendre, comprendre» . [Dans les récits évangéliques, la question autour de savoir ‘qui est Jésus’, réponse : le Messie]

Dans les discours, le locuteur ne cesse pas d'exprimer son point de vue. On cherchera à le préciser en étudiant notamment trois choses :

a) les modalités d’énonciation, qui caractérisent le type de relation entre les interlocuteurs: qui parle ? quel est son statut ? Par ex., des verbes à l'impératif indiquent que le locuteur a un statut qui lui permet de donner des ordres et que l'allocutaire est en situation d'en recevoir.
b) la présupposition est ce qui permet de dire quelque chose tout en ayant l'air de ne pas le dire. Ex. : «Jean ne fume plus» — ce qui est «posé» : Jean ne fume pas actuellement — présupposé : Jean fumait auparavant. Autre exemple : les phrases relatives appositives : «attendre des cieux son fils, qu'il ressuscita des morts» (1 Th 1, 10); la phrase relative est ici prononcée comme en passant, comme si elle était forcément admise déjà, donc présupposée. La présupposition a pour effet de placer quelque chose hors de portée d'une contestation éventuelle de la part des allocutaires, puisqu'on fait comme s'ils étaient déjà d'accord,
c) les citations, ou «énoncés rapportés» (en style direct ou indirect) renvoient à un corpus, une «intertextualité», supposés communs aux interlocuteurs (par ex., l'Ancien Testament dans les textes du Nouveau); mais leur utilisation est un bon indicateur des fondements idéologiques du discours qui les cite.

3 — Code STRatégique : Dans les récits, ce code désigne les stratégies, les projets, que les personnages mettent en oeuvre, à partir de leurs analyses. Elles peuvent se trouver contrées par des stratégies opposées. On les repère, soit aux petits discours qui expriment une intention, une volonté, soit aux verbes d'action qui la montrent en train de se réaliser. [exemple : la stratégie de clandestinité de Jésus dans Marc dès la fin du chap. 1 jusqu’à Gethsémani]

Dans les discours, les stratégies sont des actes de langage qui tentent de modifier la relation locuteur/ allocutaire. On cherchera ici ce qui détermine comment tel énoncé doit être reçu par le récepteur : assertion, menace, ordre, prière etc. (c'est ce qu'on appelle la notion ď «actes illocutionnaires»). Pour tout ce qui concerne les discours, voir Maingueneau, L'analyse du discours, Hachette, p. 99-1 50.

В - CODES CULTURELS

Le cadre du montage étant repéré, il s'agit de voir comment il est rempli avec des mots (de même que, dans un film, le scénario est rempli avec des images). Or les mots n'ont pas un sens, ils n'ont que des emplois. La preuve en est que les dictionnaires définissent un mot par une série de citations; mais celle-ci sont presque toujours empruntées au registre du langage «soutenu», celui de la langue écrite par les «grands auteurs» (cf., dans le «Petit Robert», la «liste des principaux auteurs cités», p. XXXI). Mais le grec utilisé par Marc ou Paul n'est pas celui de Platon ou Démosthène ; ce sont bien les mêmes mots (dieu, parole, travail...), mais ils jouent des rôles différents, qui renvoient à des pratiques sociales différentes. Dans un texte, on repère vite que les mots vont par bandes, par séries (on dit aussi «isotopies») : par ex., la série «économie» dans Actes 4, 32-5, 11 : terrains, maisons, propriétés, argent, vendre, distribuer... Il s'agit donc de comprendre comment, dans une même série, les mots produisent du sens par leurs différences, leurs oppositions (c'est à quoi peut servir le fameux «carré sémiotique»). Nous appelons «codes culturels» des ensembles de séries : ainsi la série «économie» rentre dans le «code social» . C'est ici que la linguistique rejoint l’histoire, car le fonctionnement des codes culturels est évidemment situé dans des pratiques sociales données. Il faut donc avoir recours à des informations extérieures au texte [venus d’autres textes], mais en les fondant toujours scrupuleusement dans le texte.

1— Code TOPographique : Dans un texte, les lieux n'ont de signification que les uns par rapport aux autres. Il ne s'agit donc pas (seulement) de consulter une carte, il faut comprendre comment le texte organise un espace textuel avec des positions différemment valorisées : par exemple, «Nazareth en Galilée», dans Marc, est valorisé négativement par rapport à Judée et Jérusalem.

En outre, dans les récits, les déplacements et notamment les entrées et sorties des personnages, sont à prendre en compte pour déterminer les codes ACT et STR.

Pour les discours, il faut découvrir l’ici du locuteur, par rapport auquel sont déterminés les autres lieux.

2 — Code CHRonologique : Comme les lieux, les temps n'ont de signification que les uns par rapport aux autres et le texte organise une temporalité textuelle qui lui est propre : par exemple, «le troisième jour» dans les noces de Cana {Jean 2, 1). De plus, dans les discours, c'est le maintenant du locuteur qui est le «présent» par rapport auquel sont fixés les temps des autres verbes.

3— Code SOCial : Tous les codes culturels sont aussi sociaux ; nous classons sous ce titre ce qui relève plus particulièrement des niveaux économique et politique, qui renvoie donc aux «conditions réelles d'existence» de tels membres de telle formation sociale donnée (par exemple, les esclaves dans l'empire romain). La documentation historique extérieure au texte servira à préciser le rapport entre le fonctionnement du code SOC du texte avec ceux que l'on peut connaître par ailleurs : par exemple, l'opposition «esclave / citoyen» dans 1 Thessaloniciens et dans l'empire romain.

4 - Code SYMBolique : C'est, en somme, la partie «idéologique» du code SOC. Rappelons la définition qu'Althusser donne de l’idéologie : «une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence» (Positions, éd. sociales, p. 101); il précise qu'elle consiste en «des actes matériels insérés dans des pratiques matérielles, réglées par des rites matériels, eux-mêmes définis par des appareils idéologiques». (108); et il montre comment «l'idéologie interpelle les individus en sujets» (110).

On cherchera évidemment à construire le code SYMB à partir d’oppositions comme «dieu / homme, juifs / païens, pur / impur, acheter / donner» etc., qui constituent des «façons de penser», des «représentations imaginaires» du réel, culturellement et socialement situées. Mais aussi à partir des présupposés qui renvoient à une représentation imaginaire que le locuteur soustrait à la discussion des allocutaires ; et à partir des citations, qui réfèrent à une «intertextualité» implicitement commune aux interlocuteurs. Là aussi, on aura recours, avec discernement, à des informations extérieures au texte [venus d’autres textes].

5 - D'autres codes sont à trouver, selon les textes lus. Pour certains textes bibliques, le code MYTHologique désigne une variété du code SYMB qui renvoie à une représentation imaginaire organisée selon une verticale ciel / terre / abîme, avec dieu / homme / satan, et avec anges, démons, nuées etc. (cf. Belo, p. 112-113).

III - PROBLEMES

Voilà donc exposé ce que sont, en principe, les lectures matérialistes de la Bible. Bien entendu, rien ne vaut la pratique; c'est pourquoi il reste indispensable de lire, avant tout, l'ouvrage de Belo et de se mettre au travail.

Mais à l'usage, justement, de nombreuses questions se posent. Nous en aborderons quelques-unes.

1 . diversité des pratiques

Les deux Rencontres internationales et de multiples déplacements en France et à l'étranger m'ont permis de me rendre compte que tout le monde ne pratique pas de la même manière les lectures matérialistes. En France et en Italie, nombreux sont ceux qui appellent ainsi des commentaires plus ou moins politisés des évangiles, où le placage de situations actuelles sur des textes anciens tient souvent lieu de méthode. En Hollande, une école dite «d'Amsterdam» tente de faire tenir ensemble des engagements politiques avancés et une théologie de la «Parole de Dieu» inspirée du théologien protestant Karl Barth. En Allemagne, des recherches de type sociologique renouvellent les travaux de l'école dite «historico-critique»...

Tout cela est intéressant et il n'est pas question de décerner des brevets ou labels de «lectures matérialistes». Mais, quant à nous, nous prétendons que l'originalité de nos procédures tient à la liaison qu'elles s'efforcent d'opérer, comme nous l'avons vu, entre linguistique et histoire. Par conséquent, il nous paraît indispensable de se mettre d'accord sur une théorie du texte (les écoles ne manquent pas et les discussions peuvent demeurer ouvertes) et sur le matérialisme historique en tant qu'instrument de connaissance des sociétés antiques (là aussi les controverses sont nombreuses et les problèmes ne sont pas clos).

Il est donc à souhaiter que d'autres rencontres, régionales et internationales, et d'autres publications comme celle-ci, permettent de continuer à confronter les pratiques de lecture, à en analyser les fondements théoriques, à en évaluer les résultats. Pour ma part, je dirais sans forfanterie qu'à voir la production exégétique courante, je ne me sens pas honteux de nos travaux...

2. mandarins /amateurs

L'une des ambitions des lectures matérialistes est d'arracher «la Bible» aux mandarins et aux hiérarques et de la rendre au peuple, à tous ceux qui veulent la lire. Nous reviendrons sur les acquis positifs, mais il faut signaler que l'on se heurte souvent ici à une contradiction typique : la lecture du livre de Belo suppose déjà un certain niveau culturel, donc social; a fortiori, la plupart des groupes qui s'essaient à lire, selon la «méthode Belo», d'autres textes que Marc abandonnent souvent au bout d'un moment, faute de savoir comment inventer les procédures adéquates (sans compter qu'il est parfois utile de savoir le grec ou l'hébreu). Seuls persévèrent les groupes disposant de quelque «spécialistes» (professeur, pasteur ou prêtre). Et nous voilà au rouet : car à quoi bon prétendre avoir une méthode nouvelle, s'il faut toujours compter sur les mêmes pour l'appliquer !

Je voudrais m'essayer ici à un éloge de l'amateurisme et du bricolage. Laissant de côté le problème des analphabètes (problème énorme, il est vrai), je prétends que tout un chacun qui sait lire peut pratiquer des lectures matérialistes. Je me fais fort d'y initier immédiatement quiconque affirmerait n'y pouvoir rien comprendre : «que l'on m'amène un âne, un âne renforcé !» J'ai vu, en classe primaire, une institutrice pratiquer avec ses élèves l'analyse sémiotique d'un conte de fées, en leur faisant manipuler de petits cartons de couleur, sans difficulté et dans une ambiance fort détendue... Les lectures matérialistes ne sont pas plus difficiles à comprendre qu'une feuille d'impôt ou un tract syndical ! Mais il est vrai qu'on nous a tellement habitués à lire d'une certaine façon, soi-disant «simplement», qu'il faut faire un effort pour s'arracher aux pièges de l'idéalisme, à la transparence et à l’immédiateté. Non, un texte (surtout s'il date de deux mille ans) ne dit pas «ce qu'il veut dire, un point c'est tout» ! Non, les lectures matérialistes n'imposent pas au texte «une grille préfabriquée, pour lui faire dire ce qu'elles veulent» ! Ou alors il faut convenir que n'importe quelle lecture le fait, et surtout les plus «naïves»... Au contraire, nos procédures font travailler le texte, elles le réveillent de l'engourdissement qui lui fait répéter la même chose depuis des siècles, elles dévoilent ses manipulations, découvrent les jeux qu'il introduit dans la langue, donc dans la société. N'y a-t-il pas là un plaisir renouvelé, affiné, augmenté ?

En somme, il semble que la situation française (indifférence des universitaires) comporte une chance et un risque. La chance c'est que les lectures matérialistes échappent au mandarinisme et se développent librement grâce à des amateurs éclairés. Le risque c'est que le manque de moyens, financiers et intellectuels (mais les deux vont ensemble : qui peut consacrer gratuitement une partie de son temps à ce travail ?) limite la recherche, les échanges et les publications.

3. linguistique /histoire

Nous avons dit que l'originalité des lectures matérialistes résidait principalement dans l'effort d'articulation de deux disciplines : la linguistique et l'histoire. Cela n'a peut-être pas toujours été bien compris. D'ailleurs la difficulté n'est pas mince. Certains groupes privilégient une «analyse de texte» souvent empruntée aux méthodes «sémiotiques» et ne savent plus, dès lors, comment utiliser les informations trouvées «hors texte»; d'autres accumulent la documentation historique, mais se contentent trop souvent d'en plaquer les résultats sur un texte qui n'en peut mais...

Or, il s'agit de ne pas séparer les deux approches. Nous considérons un texte à la fois comme un système autonome qui a ses propres règles de fonctionnement, et comme une partie d'un système plus vaste qui est en définitive la société où il est produit et celle où il circule (qui n'est pas forcément la même). D'où la double nécessité d'étudier son organisation syntagmatique (codes séquentiels) et le jeu de ses choix paradigmatiques (codes culturels).

C'est évidemment cette seconde partie du travail où les groupes achoppent le plus souvent. Elle suppose, en effet, une recherche historique d'un type peu traditionnel : par Histoire, on entend généralement des dates et des événements; or, ce qui importe ici ce sont les documents en tant que textes et la langue qu'ils utilisent plutôt que les «faits» qu'ils retracent. Un exemple: à propos de l'esclavage dans l'Empire romain, on peut rassembler beaucoup de détails; ce qui nous intéresse c'est de voir comment fonctionne la langue latine (ou grecque) à propos des esclaves, quels termes elle emploie et dans quel sens; on s'aperçoit alors que le mot «esclave» est toujours compris comme le contraire d'«homme libre» ou «citoyen» et que le passage obligé entre les deux est l'affranchissement. Et c'est là que les textes chrétiens montrent une originalité : pour eux, le contraire d'«esclave» c'est «frère» et le passage s'effectue par le baptême ou la foi, c'est-à-dire l'entrée en vie chrétienne. De cette simple comparaison surgit une foule d'oppositions jusqu'alors cachées et quelque chose du spécifique chrétien peut alors apparaître, dans le jeu des différentes séries sémantiques (isotopies) qui organisent le texte.

C'est l' œuf de Colomb : une fois que c'est dit, cela paraît évident. Mais, à notre avis, il n'y a de «lectures» possibles qu'à cette condition : faire jouer les uns sur les autres les codes culturels qui tissent les textes d'une époque donnée, reflets des rapports sociaux d'une société donnée. En fait, c'est toujours ainsi que nous lisons, mais inconsciemment; et c'est pourquoi il est capital de se donner les moyens de comprendre comment nous lisons.

C'est aussi la seule façon d'échapper à des lectures banalisantes et répétitives. Car la manière courante de lire, faute de savoir repérer les nouveautés parfois subversives d'un texte, les émousse et les escamote en réduisant l'autre au même et l'inconnu au déjà connu. Les évangiles en sont un parfait exemple : leur lecture trop habituée a fini par rendre familiers des personnages et des lieux pourtant fort étrangers : Jésus, les apôtres, Pilate et les grands prêtres, le lac de Tibériade, les collines de Judée et le temple de Jérusalem sont devenus des sortes de santons coloriés, dont on n'attend plus aucune surprise. La langue même des traductions modernes, un beau français bien lisse, bien convenable et sans aspérités, contribue à cette impression d'avoir toujours déjà vu tout ça... Rien ne convient plus mal aux évangiles, ces récits populaires, anonymes, quasi clandestins, racontés avec enthousiasme par des individus recherchés par la police à des groupes de travailleurs immigrés... Nos procédures apparemment compliquées n'ont pas d'autre but que de rendre à ces textes leur saveur propre, leur odeur, leur accent, leur virulence.

4. les acquis

Mais les problèmes posés par les lectures matérialistes ne doivent pas faire oublier que certains points incontestables sont d'ores et déjà acquis. Citons-en quelques-uns.

a/ pluralité des lectures

Et d'abord le fait que, désormais, il n'est plus possible à la lecture orthodoxe traditionnelle de se prétendre la seule valable, comme c'était encore le cas récemment dans l'église catholique. Bien entendu, mille variations de détails étaient autorisées, mais l'essentiel demeurait inchangé, sous le titre unificateur : «la sainte Bible» . Ainsi, prises comme au hasard dans n'importe quel texte, les citations «inspirées» servaient à cautionner des dogmes réputés immuables. Finalement, «la Bible» était devenue une sorte d'arsenal d'arguments théologiques, où le «catholique de base» continuait, malgré les efforts d'initiateurs dévoués, à se sentir étranger et importun.

Nous n'aurons pas la prétention d'affirmer que les lectures matérialistes ont, seules, le mérite d'avoir modifié cette situation. Mais elles y ont contribué, indubitablement. Je n'en veux pour preuve que la préface apposée par le directeur des éditions du Cerf (un dominicain) à mes Approches... : «aucune lecture ne saurait revendiquer pour elle un monopole exclusif» . Bien entendu ! Mais il est assez cocasse de trouver ce langage dans la bouche de ceux qui, naguère, se faisaient les champions d'une «lectio divina» soigneusement soumise aux injonctions de la hiérarchie...

Il n'y a donc de lectures que plurielles, c'est une affaire entendue. Mais a-t-on bien mesuré ce que cela signifie ? Entre autres conséquences, il y a celle-ci, qui bouleverse complètement le paysage théologique : la «Révélation», dont on affirmait qu'elle était close «avec la mort du dernier apôtre» (?), et dont le développement des dogmes prétendait n'être que l’explicitation, qu'en reste-t-il, s'il est vrai que les textes «travaillent» et produisent des réponses toujours inattendues à des questions toujours renouvelées ?

b/ ecclésiologie matérialiste

Fernando Belo terminait son livre par un «essai d 'ecclésiologie matérialiste». C'est bien là, en définitive, que tendent les lectures matérialistes. Si, en effet, comme l'indique le titre du dernier ouvrage de Georges Casalis, «les idées justes ne tombent pas du ciel», et si «la Bible» n'est qu'un recueil de textes produits par des groupes sociaux différents et antagonistes, à qui se fier désormais, à quelle autorité supra-terrestre en appeler pour juger de nos problèmes quotidiens ?

A aucune, précisément. Mais on voit tout de suite où cela nous mène : au «problème de Dieu», ni plus ni moins. Nous n'allons pas, évidemment, entreprendre d'en discuter ici en quelques lignes. Mais il faut bien noter quand même que, sans «inquiétude métaphysique» particulière, on n'échappera pas à la nécessité de poser, nous aussi après tant d'autres, ce problème dans les termes de la culture d'aujourd'hui. De grâce, n'en laissons pas l'exclusivité aux charismatiques et à la nouvelle Droite !

Quant à l'Eglise, aux églises, ne commettons pas non plus l'erreur de nous en désintéresser et de les abandonner à la réaction ! En France, par exemple, pourquoi ne pas profiter de la diminution «providentielle» du nombre des prêtres pour peser de toutes les façons afin d'imposer de nouvelles sortes de «ministères» ouverts aux femmes et aux hommes mariés et qui ne seraient plus à temps plein et à vie ? Cela n'est pas une parenthèse. Les lectures matérialistes font partie d'un vaste mouvement contemporain dans lequel nous sommes tous pris; elles sont aussi peu séparables de la déclergification des églises que des mouvements de libération du Tiers monde ou.... des femmes.

c/ textes bibliques et traditions chrétiennes

L'opposition est célèbre depuis la Réforme entre Bible et Tradition, les protestants voulant redonner force de loi à la Bible contre des siècles d'errements dogmatiques et de centralisme abusif. Mais telle n'est pas notre perspective. Nous pensons qu'il y a un risque à privilégier abusivement la lecture des textes bibliques. Après tout, si nous les lisons encore, c'est qu'ils nous sont parvenus à travers des siècles de luttes, de controverses et de vie quotidienne.

И en va ici d'un problème singulier, dont je dois l'éclaircissement à Michel de Certeau (dans Le christianisme éclaté) : si nous sommes chrétiens, aujourd'hui, ce n'est pas que nous ayons entendu directement l'appel du Christ, mais que nous avons été sensibles au rapport entre cet appel et quelques-unes parmi les millions de réponses qui lui ont été données au cours des âges; c'est à cause de François d'Assise, de Martin Luther King et de Camillo Torres (par exemple) autant qu'à cause du Christ que nous sommes (que je suis) chrétiens. C'est de cette tradition, l'une inspirant les autres, que nous nous reconnaissons. Nous avons une Histoire, même si ce n'est pas celle des «Histoires de l'Eglise» officielles...

C'est pourquoi nos lectures matérialistes de la Bible ne sont pas archéologiques. Nous ne cherchons pas (nous ne cherchons plus) à retrouver une pureté originelle, une authenticité perdue. Nous savons qu'il n'y a jamais eu de christianisme à l'état pur. Mais nous voulons choisir nos ancêtres et, parmi les traditions chrétiennes, celles qui aujourd'hui peuvent nous aider à vivre, (d'où, si je peux me permettre, ma série : Les hommes de la fraternité..).

CONCLUSION : Pourquoi s'intéresser à ces textes ?

Il est à peine besoin de conclure. Le «lecteur» attentif de ces lignes a déjà compris, sans doute, pourquoi nous nous intéressons aux textes bibliques plutôt qu'à d'autres (avec les réserves émises au paragraphe précédent). Pourtant, au risque de l'agacer davantage, surtout s'il n'est pas chrétien, je hasarderai une remarque finale.

«La Bible» n'appartient pas aux croyants (juifs ou chrétiens). Ils l'ont longtemps confisquée, c'est vrai, et leurs traductions, leurs commentaires et leurs homélies l'ont souvent obscurcie ou ridiculisée. Mais c'est bel et bien à l'humanité tout entière qu'appartient ce trésor d'expérience, d'histoire, de poésie. Fait plus rare : on y trouve quelques-uns des plus beaux spécimens de littérature populaire, créations collectives d'auteurs anonymes, qui portent les traces de mouvements sociaux significatifs (tel l’Evangile de Marc).

Or, à l'inverse des pays anglo-saxons, marqués par la Réforme, la France moderne s'est construite officiellement sans la Bible. Les programmes d'enseignement, par exemple, ne lui font aucune place (ou guère plus qu'au code d'Hammourabi !). Je suis de ceux qui ont toujours lutté contre l'enseignement confessionnel, mais il me semble que la laïcité ne devrait rien avoir à faire avec l'obscurantisme. Pourquoi prive-t-on les élèves d'une étude sérieuse («matérialiste») des textes qui, pour une bonne part, sont à la base de notre culture ? Car là réside le paradoxe : cette Bible dont on ne parle jamais, elle continue à inspirer largement écrivains, artistes et... politiciens. Des débats comme ceux sur l'avortement ou la peine de mort, une politique comme celle qui concerne les immigrés ou le Tiers monde, notamment, ne mettent-ils pas en jeu de façon évidente (mais les autres aussi, à leur manière) des conceptions de la vie où interfèrent les traditions chrétiennes ? Pourquoi laisser aux évêques le soin de dire ce qui n'est que leur avis ? Pourquoi une information historique large et contradictoire ne permettrait-elle pas aux citoyens de mieux se saisir de l'Histoire qu'ils veulent faire, en fonction de celle dont ils se sentiraient consciemment les héritiers ?

Les lectures matérialistes non plus n'appartiennent à personne. Elles sont l'affaire de quiconque pense qu'il serait absurde de laisser dormir, en l'abandonnant aux hiérarchies, un trésor de vie et d'espoir désormais ouvert à tous.