lundi 7 mai 2012

PROPHÈTES ET PHILOSOPHES 3. LA MAISON DU PÈRE

 "Jusqu'à comme quoi à peine
il n'est pas d'autres questions.
Ne fut jamais d'autres questions.
Jamais qu'une seule question.
Les morts et en allés.
La vie qu'ils y mirent"
(Beckett, Solo)

1. Avant de prendre en mains le premier livre de la Bible donc à avoir été écrit, celui du Deutéronome, pour savoir quels effets aura-t-il produit, il faut poser la question concernant la structu­ra­tion de la société dans laquelle a-t-il été écrit vers les années 630 ou 640 avant Jésus-Christ (il a été 'découvert' en 622). Mais com­ment s'y prendre pour dire ce qu'est la société hé­braï­que se­lon sa Bible, ce qu'elle appelle volontiers maison d'Is­raël? Je proposerai que la so­ciété hébraïque con­siste dans un tissu de maisons, et que c'est cette notion qu'il faut parcourir dans un certain nombre de ses sens. Le fil guidant ce parcours ce sera le cou­ple bénédiction / ma­lédiction, au risque de paraître une pro­voca­tion, tellement ce couple est étrange à nos yeux mo­dernes. Il s'agira justement de l'accueillir dans toute la force de son étrangeté même. À la fin de ce chapitre, on essayera de le rendre plus proche de nos expériences à nous.

Maison et famille
2. Le dictionnaire d'hébreu propose quatre sens principaux pour le mot bet : celui de "maison" comme bâtiment on l'on "de­meure", c’est-à-dire le sens usuel du mot 'maison' en français mo­derne; celui de "tente, palais, temple, salle, chambre", qui élargit ce sens à d'autres lieux de demeure, même s'il ne s'agit plus tou­jours d'habitation au sens courant; celui de "lieu, endroit, réceptacle, ré­servoir", que l'on peut sans peine rapprocher des autres sens; celui enfin de "famille, postérité, gens d'une maison, servi­teurs", lequel sens était assez usuel en Europe jadis, no­tam­ment pour dire les familles nobles. Mais d'autres sens s'y ajou­tent, celui de la "fortune et les biens" d'une maison, d'une part, celui de clan, tribu (la maison de Lévi) et nation (la maison d'Israël), et le terme fait même partie du nom de nombreuses villes (Bethlehem, la maison du pain).
3. La présentation, habituelle dans les dictionnaires, des di­vers sens séparés et numérotés, implicitant d'ailleurs un sens fon­damental et propre et d'autres qui s'en éloignent progressi­vement, correspond à une vieille et tenace tradition occidentale, dont il faut cependant essayer de se défendre. Certes, elle se justifie dans un dictionnaire de traduction en une autre langue, puisque celle-ci use des mots différents pour 'chaque' sens, et l'hébreu peut aussi avoir d'autres mots pour 'maison' en fran­çais[1]. Cependant, la po­lysémie résiste à cette séparation qui iso­lerait les sens les uns des autres, dans la mesure justement où, s'il est vrai qu'elle consiste dans le phénomène d'économie signi­fiante qui déploie des sens différents du même signifiant selon ses contextes, souvent les dis­cours jouent sur des sens non contextualisés, comme, par exem­ple, dans ce que nous ap­pelons figures poétiques ou rhétoriques, telles les métaphores, bis­sémi­ques par définition. Ce qui me semble ici important c'est le fait que le même signifiant (lequel n'existe qu'avec des signifiés) est utilisé dans la langue et dans les textes avec cette possibilité de jeu, qui est instructif de lui-même. La maison, dans le texte biblique donc, peut dire soit la famille et la parenté et ses biens, le bâtiment y compris, soit l'élargis­sement des maisons liées en­tre elles, dans une tribu, une ville, une nation. La maison d'Israël est donc aussi un tissu de maisons, une société, d'accord avec no­tre proposition ini­tiale, qu'il faut ce­pendant essayer de décrire.
4. Les familles, chez nous, ce sont le couple et ses enfants d'abord, et puis les grands-parents, les oncles et les cousins, puis des parents plus éloignés. C'était différent en Israël. La famille de Jacob, par exemple, regroupe trois générations (Gn 46,1-27), c'est bien sa maison (et ses troupeaux avec, d'ailleurs)[2]. Jacob en est le père, le chef de la mai­son, avec droit sur eux, femmes, enfants, les femmes de ceux-ci (et encore les serviteurs et les servantes, par exemple les pâtres d'Abraham et de Lot son neveu, dans Gn 13,7). C'est l'exemple net d'une maison patriarcale. C'est une bet 'ab, mai­son du père. Les femmes (la femme principale et les au­tres, Sara et Agar pour ce qui est d'Abraham) ont une place im­portante dans la mai­son, dont elles assurent la reproduction et l'ordre, disons, mais ce n'est pas le 'couple' qui 'fait' la maison[3]. Celle-ci ne relève pas de la synchronie, elle est le rapport dia­­­­­chronique entre père et fils, entre les ancêtres mâles et leur des­cendance, avec privilège (nom et double de l'héritage, Dt 21,17) des aînés. La maison est une généa­logie à travers les temps.

Maison et bénédiction
5. Quelle est l'économie de la maison? Ce mot grec, comme on sait, dit l'ordre et le gouvernement (nomos) de la maison (oikos). On peut estimer que le fait que les biens de fortune, le patrimoine, re­lèvent aussi de la maison hébraïque, permet de rejoindre l'usage grec du mot économie. Mais le mot patrimoine a un sens de comp­tabilité, statique, statistique, et il faut aller plus loin, si l'on veut avoir une idée de l'économie comme 'activité' de la maison, activité agricole et d'élevage de bétail pour la sub­sistance et reproduction des gens de la mai­son. C'est où l'on aura recours, pour la première fois, au cou­ple bénédic­tion / malédiction. Lisons Dt 28.
6. "Bénis seront les fruits de tes entrailles, le produit de ton sol, le fruit de ton bétail, la portée de tes vaches et le croît de tes brebis. Bénies seront ta hotte et ta huche. (vv.4-5) [...] Yahvé com­mandera à la bénédiction d'être avec toi, en tes greniers comme en tes travaux, et il te bénira dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne. (v.8) [...] Tous les peuples de la terre verront que tu portes le nom de Yahvé et ils te craindront. Yahvé te fera su­r­abonder de biens: fruit de tes entrailles, fruit de ton bétail et fruit de ton sol, sur cette terre qu'il a juré à tes pères de te don­ner. Yahvé ouvrira pour toi les cieux, son trésor excellent, pour te donner en son temps la pluie qui tombera sur ton pays, et pour bénir toute œuvre de tes mains (vv.10-12a)". Ceci s'il se trouve qu'Israël, chaque Israélite, garde les lois de son Dieu, si­non ce sera la malédiction. "Maudites seront ta hotte et ta huche. Maudits seront le fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, la portée de tes vaches et le croît de tes brebis (vv.17-18) [...] Yahvé enverra contre toi la malédic­tion, le maléfice et l'impréca­tion en échange de toutes tes offran­des, en sorte que tu sois dé­truit et que tu périsses rapidement [...] (v.20a)". Il enverra aussi la peste, la consomption, la fièvre, l'inflammation, la fièvre chaude, la sécheresse, la rouille et la nielle. "Les cieux au-dessus de toi seront d'airain et la terre sous toi de fer. La pluie qui tombe en ton pays, Yahvé en fera de la poussière et du sable; il en tombera du ciel jusqu'à ta destruction (vv.23-24)". Des fu­roncles d'Égypte, des bubons, des croûtes, des plaques rouges, du délire, de l'aveuglement, de l'égarement des sens. "Tu ne sera jamais qu'exploité et spolié, sans que personne prenne ta dé­fense. Tu prendra une femme comme fiancée, mais un autre homme la possédera; tu bâtiras une maison, mais tu ne pourras l'habiter; tu planteras une vigne mais tu n'en pourra cueillir les premiers fruits. Ton bœuf sera égorgé sous tes yeux, et n'en pour­ras manger; ton âne te sera enlevé en ta présence, et il ne te re­viendra pas; tes brebis seront livrés à tes ennemis, et personne ne prendra ta défense. Tes fils et tes filles seront livrés à un au­tre peuple; chaque jour tes yeux se consumeront à regarder vers eux, et tes mains n'y pourront rien. Le fruit de ta terre et le fruit de ta peine, un peuple que tu ne connais pas les mangera. Tu ne sera jamais qu'exploité et écrasé. Ce que verront tes yeux te rendra fou (vv.29b-34) [...]. Tu jetteras aux champs beaucoup de semence pour récolter peu, car la sauterelle la pillera. Tu planteras et tra­vailleras ta vigne pour ne pas boire de vin ni rien recueillir, car le ver la dévorera. Tu auras des oliviers sur toute ta ‘terre’, pour ne pas t'oindre d'huile, car tes oliviers seront abattus. Tu engen­dreras des fils et des filles mais ils ne t'appar­tiendront pas, car ils iront en captivité. De tous tes arbres et de tous les fruits de ton sol l'insecte fera sa proie. L'étranger qui est chez toi s'élèvera à tes dé­pens de plus en plus haut, et toi tu des­cendras de plus en plus bas. C'est lui qui fera de toi sa chose, et non toi de lui; c'est lui qui sera à la tête, et toi à la queue. Toutes ces malédictions t'adviendront, te poursuivront et t'atteindront jusqu'à te détruire [...]" (vv.38-45a).
7. J'ai sauté provisoirement les versets concernant les as­pects 'politiques'[4]; ce texte nous donne une fresque des bons/mauvais résultats de l'économie d'une maison de paysans. Un lecteur mo­derne de la Bible lira ceci en se disant qu'il s'agit d'une conception primitive, magique, de la religion, qui sera dé­passée par le progrès spirituel et éthique de la Bible elle-même; et, s'il est croyant, pen­sera peut-être que tout ceci est quand même dans le pouvoir de Dieu de le faire. Faisons alors abstrac­tion, si l'on ose, de Yahvé et de ses commandements. La question étrange est celle-ci: peut-on en­visager une sorte de logique in­terne pour ce tableau des heurs et malheurs d'une maison? Peut-elle nous aider à comprendre son économie elle-même?

L'art du jardinier et du berger
8. Cette économie est celle des civilisations néolithiques, c’est-à-dire des sociétés de villages, d'agriculture et d'élevage. Ceux-ci représentent, par rapport à la cueillette et à la chasse, un énorme gain d'économie: une plante cueillie qui n'est pas mangée mais plantée dans ses semences donnera beaucoup de plantes pareilles, un bœuf et une vache qu'on aurait chassé et pas tué et mangé mais élevé et nourri donneront beaucoup de veaux. Il y a eu donc un saut de rationalité économique dans le remplacement de l'art de chasser par celui d'élever, et de celui de cueillir par celui de culti­ver. Il s'agit d'arts, de savoirs appris lentement, de savoirs-faire que l'on passe de génération en génération. Et ces arts ont des inci­dences aussi sur les plantes et les animaux eux-mêmes, car avant ils étaient soumis à la "loi de la jungle": dans des territoires de nombreuses populations végétales et animales, chaque espèce a 'appris' à se reproduire, en alliance avec d'au­tres, en lutte de vie et de mort aussi face à celles qui leur ser­vent de nourriture, face aux autres dont elles sont la nourri­ture. Chaque espèce doit être pour­vue d'organes, comme on dit, d'as­tuces apprises souvent, pour cette lutte sans merci qu'est la vie, la nature. L'agriculture et l'élevage, c'est d'abord arracher à la ‘loi de la jungle' certaines espèces utiles à la nourriture et à la vie, au tra­vail, à la sécurité, etc., des humains, les clôturer ensuite dans un territoire aménagé pour la plus grande fé­condité de leur épa­nouissement. Et cela ne se fait pas au hasard: il faut les défendre, d'autres herbes et/ou animaux, les nourrir, les soigner, pour qu'elles soient fécondes (bénies). Car il y a des ris­ques: d'impure­té (malédiction), de 'sacré', auxquelles il faut parer. Par exemple, "tu ne sèmeras pas dans ta vigne une deuxième sorte de plante; sinon tout deviendrait sacré [c’est-à-dire, impur] à la fois, ce que tu aurais semé et le produit de ta vigne" (Dt 22,9, TOB; cf. Lv 19,19). La question n'est pas tellement celle de savoir le pour­quoi de ces règles (aussi: "tu ne laboureras pas avec un bœuf et un âne ensemble; tu ne t'habilleras pas avec une étoffe hybride de laine et de lin", Dt 22,10-11), mais celle de savoir qu'elles existent, qu'il y a des mélanges, des désordres à éviter, pour que l'ordre escompté soit. Les excréments des animaux, les cendres des mauvaises her­bes arrachées, d'autres restes de vé­gétaux, on les utilise comme du fumier: le mauvais, l'impur, est enseveli et devient cause de pu­reté, de fécondité[5]. Tout le sys­tème de la souillure, que j'ai développé ailleurs[6], dans des do­maines assez différents de la vie de la maison, obéit à cette logi­que: séparer ce qui est pur, fécond, de ce qui est impur, nuisible, inverser celui-ci, le cas échéant, pour le faire devenir sacré, fé­condable. Tel est l'art du jardinier, du berger.
9. Tout art est le domaine et de règles et de l'aléatoire. Au­cun agriculteur n'est jamais sûr de sa récolte, aucun berger de la santé et de l'accroissement de son troupeau. Il doit les soigner de son mieux, selon les règles de cet art, telles qu'il les a apprises de son père, et celui-ci du sien, telles donc elles sont transmises de géné­ration en génération dans la maison, à la façon des recet­tes[7]. Cet art économique fait aussi partie de la maison, comme tradition de savoir-faire[8]. Il répète comme ses ancêtres ont ré­pété: c'est là l'un des traits décisifs de toute société, sa définition même comme reproduction d'une popu­lation dans une ‘terre’ au fil des générations[9]. C'est cela la bé­­diction, la reproduction heureuse, féconde et puis­sante d'une mai­son; la malédiction, ce sera ce qui fait échouer cette reproduc­tion, l'extinction, la mort de la maison. La maison est donc à com­prendre comme une double unité, à la fois économique et de pa­renté, sa terre culti­vée et ses trou­peaux - qui se trans­mettent par héritage, autant que les savoirs-faire - en faisant partie essen­tielle.

La bénédiction des ancêtres
10. Le destin de chaque maison est toujours aléatoire et on ne peut faire face aux risques - pour lesquels la maîtrise manque essentiellement - qu'en répétant ce que les ancêtres ont fait face à des risques pareils. Car justement ils ont réussi, leur fa­çon de faire s'est révélé féconde, bénie comme reproduc­tion : la maison actuelle est l'effet de la fécondité de la maison ancestrale. Donc, on doit dire que la maison est la bénédiction faite et ensui­te 'dite' par les ancê­tres, au seuil de leur mort[10]. Celle de Isaac sur la maison de Jacob (Gn 27), celle de celui-ci sur les maisons de Juda et de Joseph notamment (Gn 49). Le récit de la bénédic­tion de Isaac, 'volée' par ruse à Ésaü (qui déjà avait laissé à son frère le droit d'aînesse) est significatif. Certes, c'est Yahvé qui est invoqué dans la parole bénissante, mais il est le Dieu de Isaac (Gn 27,20), c'est Yahvé-Isaac, si l'on veut, qui bénit. Fécondité des champs et domination sur ses frères, sans rappel, sans qu'aucune autre bé­nédiction reste pour le frère trompé. Comme s'il s'agissait simul­tanément d'un héritage et du bonheur exclusif (des autres) dans cet héritage, et ceci par une parole 'efficace', celle de l'ancêtre au seuil de sa mort. La mort du père de la mai­son, dans la tradition sacerdotale, est ainsi dite: "il mourut et il fut réuni à sa parenté" (Gn 25,8, 35,29, 50,33, etc). On peut lire cette façon de dire dans la logique du système de la souillure: le cadavre est quelque chose d'impur qu'il faut ensevelir pour qu'il devienne sacré, c’est-à-dire, un ancêtre fécondant sa maison, sa descendance[11]. Ce qui implique donc que les descendants doi­vent faire comme il a fait, d'une part, comme il leur a appris et enjoint de faire; mais aussi que cette parole n'est pas disjointe de ce qu'elle dit, comme ré­pétition de ce qu'elle a fait[12]. Ce qui nous reste incom­préhensible dans cette notion de bénédiction (que nous fait l'imputer à une sorte de magie primitive) vient de la tradition oc­cidentale, post-grecque mais permise déjà par Platon et Aristote, qui a séparé le discours de la 'réalité' qu'il dit (voir 9. 10-12), sé­paré aussi les choses et les actions, avec leurs 'noms', du contexte où elles sont actives et vivantes, séparé enfin le 'sens' du discours de sa force d'action, de son faire faire. Quand on prétend que la pa­role, da­bar, en hébreu, est créatrice, on parle au nom de cette triple sé­paration, et en fait on avoue notre difficulté de comprendre, non seulement les hébreux anciens, mais tout le monde pré-euro­péen[13].
11. Ce que Heidegger, dans les années 50, a appelé le Geviert, le Quadriparti, le Cadre des quatre - le Ciel et la Terre, les Divins et les Mortels -, pour comprendre notre habitation de humains sur Terre, peut nous aider ici[14]. L'économie aléatoire de la maison des agri­cul­teurs et éleveurs ne dépend pas seulement de l'art ap­pris des an­cêtres ou des manquements à cet art, mais aussi du soleil et de la pluie, de l'eau des sources terriennes, du sol, de la fécondité des plantes et des femelles, de la santé du bétail, et ainsi de suite. On aura beau bien travailler, il y aura toujours du 'bon' ou du 'mauvais sort'; de même pour la fécondité ou la sté­rilité des fem­mes, pour les maladies énumérées dans Dt 28. C'est que tout ce travail d'une maison relève des dons de la Terre et des dons du Ciel. Or, cela est aussi du ressort des ancêtres, les­quels ont eu aussi à faire face à ces risques, il faut être en rap­port étroit avec le Dieu qui les bénissait ainsi, comme les mythes transmis le racontent. Les Mortels sur la Terre ne peuvent réus­sir qu'en rapport étroit avec leurs Morts et leur Dieu ("Je suis le Dieu de ton père", c'est com­ment Dieu se présente à Jacob, Gn 46,3 et à Moïse, Ex 3,6), celui qui est du Ciel (des pluies notam­ment, cf. Dt 28,12, cité plus haut). La bénédiction des ancêtres est celle de leur Dieu. La logique des sa­crifices est celle du con­tre-don des fruits des moissons et vendan­ges, du bétail et des femmes, au don qui s'annonce dans les prémi­ces et les premiers-nés. Et ces rituels sacrés, d'autre part, ce sont aussi des répéti­tions liturgiques apprises des ancêtres, à exécuter aux moments de risque de la maison: les naissances et les morts, les mariages et les maladies graves, les époques critiques de l'année agricole et des troupeaux (en plus des conflits et/ou alliances avec des étrangers). On dira qu'en Israël Yahvé se détache nettement des ancêtres: bien sûr, mais c'est justement l'un des traits ma­jeurs de l'œuvre des prophètes. Dans les mythes les plus anciens, ceux que l'on a attribué au document Yahviste, le rapport entre l'ancêtre et son Dieu est, comment dire?, celui d'une certaine ap­partenance mutuelle: le Dieu est le Dieu, comme dans n'importe quelle religion, quoi qu'il en soit de ses figures ou de son pluriel, il survit à la mort des ancêtres - et c'est bien la différence, il n'est pas mortel; mais il est le Dieu du père (déjà mort, juste­ment), il lui est en quelque sorte attaché (cf. Dt 10,15: "Yahvé pourtant ne s'est attaché qu'à tes pères...", et aussi, en 33,3, "toi [Yahvé], qui aimes les ancêtres..."), aux sanctuaires et autels qu'ils lui construisent, au culte qu'ils leur prêtent, à la terre même, au territoire de la maison[15]. Comme les autres peuples, dira Michée 4,5: "car tous les peuples mar­chent chacun au nom de son Dieu, mais nous, nous marchons au nom de Yahvé notre Dieu, pour toujours et à jamais". Il y va de la querelle prophétique contre les Dieux des autres peuples: le sens de cette querelle, en ce qui con­cerne les autres peuples, est la possibilité même pour eux de re­connaître le Dieu de la maison d'Israël. Il n'est pas facile (ou c'est peut-être mon ignorance) de citer des morceaux de la Bible que nous avons pour argumenter, car elle argumente tout le temps en sens inverse, et c'est juste­ment là, dans le besoin insistant d'argumenter en sens inverse, que se dit cette attache. C'est le Cadre des Quatre de Heidegger: leur appartenance mutuelle. Si la maison d'Israël vient à dispa­raître, ce sera Yahvé lui-même qui disparaîtra aussi de la face de la Terre[16]. Ce qu'il faillit arriver avec la catastrophe, l'exil de 587, comme il en arriva à beaucoup d'autres peuples et à leurs Dieux. Ce qui est passionnant dans les perspectives ouvertes par la nouvelle exégèse, c'est qu'il me sem­ble que l'on peut suivre dans la Bible la façon dont les Prophètes, avec leurs écrits, ont sauvé Israël, et sauvé Yahvé lui-même.

Le tissu des maisons
12. Il semblerait que l'on a fait le tour de la maison. Il n'en est rien, ce que l'on a décrit n'aurait pas pu subsister tout seul: cha­que maison n'en est une que dans ses liens avec les autres mai­sons, dans leur tissu. Chaque maison, en effet, en Israël comme partout, tout en étant une lignée de père en fils, doit à chaque génération établir une alliance avec une autre maison, en rece­voir une femme pour son fils, une femme pour chacun de ses fils, de même que ses filles sont données à d'autres maisons. Ces al­liances doivent se faire au-dedans de la même tribu, selon Nb 36, 6-9, en rapport avec le maintien des terres en chaque tribu, et surtout pas avec des mai­sons étrangères, avec d'autres Dieux (des ancêtres d'autres peu­ples) (Ex 34, 15-16, Dt 7, 2-4), malgré que cela soit arrivé souvent et soit au cœur des problèmes af­frontés par les prophètes[17]. Les premiers travaux de Lévi-Strauss (1.24 et 2.5) ont bien montré que c'est là le cœur de n'importe quelle société: elle n'existe que par ces nœuds, ce tissu d'alliances obéissant à des règles strictes dont l'autre ver­sant est l'interdit de l'inceste. Le terme hébreu basar, chair, dit d'une part ce qui, avec les os, la peau, fait le corps d'un chacun, mais il dit aussi l'unité des enfants nés dans une maison, leur unité d'avec leur père, dont ils sont la chair. L'interdit de l'inceste (Lev 18), c'est l'interdit, pour une maison, de se fermer au dedans de soi-même, entre frères et sœurs, entre parents et enfants: ils sont tous de la même chair, et une chair doit se coupler avec une autre chair pour devenir fé­conde, pour être bénie. Voici le ma­riage: "l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair" (Gn 2,24).
13. L'alliance entre les maisons est ainsi constitutive de la so­ciété elle-même, fait de celle-ci un tissu de maisons. Mais il faut que ce tissu soit organisé, réglé, dans ce croisement inces­sant d'un homme et d'une femme se multipliant par deux, puis quatre, etc., quand on monte ou l'on descend les générations. La règle primor­diale est justement, parmi les multiples possibilités créées par ces alliances, la définition généalogique de chaque maison par le privi­lège patriarcal: la maison est celle des mâles se succédant. Si l'on peut dire que les hypothèses multiples sont de l'ordre du 'biologique', alors la maison, la chair d'un père, c'est la création d'un ordre 'social' (dit par les généalogies) se greffant sur l'ordre 'biologique'[18], en rendant 'viable' l'espèce biologique elle-même par la 'société' des alliances de mariage ("l'homme est un animal social", disait Aristote). La rendre viable, cela veut dire la rendre féconde, bénie: la bénédiction, c'est ainsi l'impos­sibilité de séparer, d'opposer 'l'espèce biologique' et le 'social', la nature et la société, la chair et la maison. Impliquant le mariage, la maison est cependant déjà ce qui rend le mariage possible, comme échange et alliance entre deux maisons, entre deux gé­néalogies d'ancêtres, entre leurs Dieux aussi. Les clans font partie de ces règles généalogiques, comme les tribus, comme Israël lui-même (voir Jos 7, 16-18): tout l'ordre social est ainsi un ordre qui se reproduit par l'échange de femmes. Cette exo­gamie fémi­nine est dangereuse pour la maison à laquelle la ma­riée vient désormais appartenir, car elle aura un rôle majeur dans les arts de reproduction de cette maison, dont il faut qu'elle connaisse les règles du quotidien. C'est pourquoi aussi, en plus des questions de sa part d'héritage dans les terres paternelles, il faut une en­do­gamie limitant l'exogamie primordiale: le jeu des clans et des tribus comme limites des mariages vise justement à ce que les femmes aient été initiées dès leur enfance à ces règles et usages qui sont communs au clan, à la tribu, voire à Israël; or, le rap­port aux ancêtres com­muns et à leurs traditions religieuses et cultuel­les en fait partie es­sentielle. Que la fécondité d'une femme en enfants, notamment en enfants mâles, soit en rapport avec la bénédiction de l'ancêtre et de leur Dieu, n'a de sens que dans ce cadre. Car un ancêtre ne survit que dans sa descendance, qui gardera son nom vivant en Israël, et plus grande sera cette des­cendance, faite du plus grand nombre de maisons, plus le nom de l'ancêtre sera reconnu, dans une extension plus grande du terri­toire. C'est là le sens premier des bénédictions aux Pa­triarches, à Abraham, par exemple: "je ferai de toi une grande nation et je te bénirai; je rendrai grand ton nom; sois en béné­diction" (Gn 12, 2, TOB). Bénédiction aussi pour Yahvé, on y re­viendra, la rupture d'Abraham d'avec le pays, la parenté et la maison de son père étant aussi la rupture d'avec leurs Dieux.
14. Mais s'il en est ainsi, la bénédiction d'une maison ne peut pas ne pas avoir de rapport avec les bénédictions des au­tres mai­sons avec lesquelles chacune fait des alliances de géné­ration en gé­nération. Ces alliances concernent les mariages et les rapports d'affinité, les partages des terres, mais aussi, dans cha­que village, de nombreuses solidarités d'ordre économique, communautaire, juridique, cultuel: les échanges et coopérations en travaux plus spécialisés ou d'intérêt de tout le village, le ré­glage des conflits, des dettes et des abus sur les  maisons plus pauvres, la défense commune face à d'autres villages rivaux ou bien à des étrangers menaçant une tribu, voire l'ensemble d'Israël, les sanctuaires locaux et leurs rites, les calamités diverses, et ainsi de suite. La logique de la bénédic­tion concernant une maison est sa fécondité en enfants (et leur santé et capacité), en bétail et en récoltes: plus elle sera bénie, plus elle sera puissante et riche, et c'est justement par là que les autres maisons reconnaîtront qu'elle est bénie de par sa justesse même dans la reprise des arts hérités de leurs ancêtres, de par sa sagesse donc, de par sa justice par rapport à leur Dieu. Le nom de la maison, de ses ancê­tres, est magnifié, il peut servir de bénédic­tion aux autres qui viendront apprendre de la sagesse et de la jus­tice du père de cette maison[19]. Mais c'est là aussi qui croît le dan­ger: "Quand tu auras mangé et te seras rassasié, quand tu auras bâti de belles maisons et les habiteras, quand tu auras vu multi­plier ton gros et ton petit bétail, abonder ton argent et ton or, s'accroître tous tes biens, que tout cela n'élève pas ton cœur! N'oublies pas alors Yahvé ton Dieu [...]. Garde-toi de dire en ton cœur: 'c'est ma force, c'est la vigueur de ma main qui m'ont procuré ce pouvoir'" (Dt 8, 12-14a,17). C'est-à-dire - en anticipant sur la suite de ce texte, on pose ici, avant 'l'oubli de Yahvé', celui de la bénédiction en tant que don - c’est-à-dire donc, n'oublies pas qu'il s'agit de bénédic­tion, du don qui t'a été donné par le ciel et par la terre, par les règles de sagesse et justice de tes ancêtres et de par leur Dieu. À la racine de ce que j'ai décrit autrefois comme le sys­tème du don / dette, à la racine de la dette est l'oubli de la béné­diction, de la multiplicité du don. On n'est pas loin de Heidegger, de l'oubli de l'être, de la donation.

La béné(malé)diction
15. On peut donc penser que le travail du penseur aura à voir avec nos difficultés d'occidentaux devant la compréhension de ces questions de cœur. Il s'agit de l'éthique, de la morale, on pense donc tout de suite à la vertu et au péché, à la responsabi­lité d'un chacun. Et comme l'on pense d'habitude la société comme un en­semble d'individus, c’est-à-dire, l'individu ou le su­jet avant la so­ciété, on est surpris de lire dans Ez 14,12ss, 18, 33,10-20, Jer 31, 29-30, l'émergence de la "responsabilité per­sonnelle" à l'époque de l'exil, et l'on est porté à juger l'époque antérieure, celle où "les pè­res ont mangé des raisins verts, les dents des fils sont agacés", celle où toute la maison de Coré dis­paraît engloutie par la terre (Nb 16, 31-32), les enfants aussi, par la "faute" du seul père de la mai­son, on est donc porté à ju­ger cette époque comme ayant une pers­pec­tive plus primitive, archaïque, de la morale. C’est-à-dire, une pers­pective que l'on ne comprend plus. Il s'agit en effet d'une mo­rale de société, où les 'sujets moraux' ce ne sont pas les 'sujets hu­mains', mais les mai­sons, dont nous nous occupons. Chaque person­nage, dans n'im­porte lequel récit biblique, est présenté comme, par exem­ple, "Josué fils de Nun" (10 fois en 11 occurrences du nom de Jo­sué dans Nombres). Saül fait David lui promettre: "jure-moi donc par Yahvé que tu ne supprimeras pas ma postérité après moi et que tu ne feras pas disparaître mon nom de ma maison" (1Sm 24,22). Dans des sociétés qui n'ont pas de croyance dans la sur­vie après la mort (ni d'âme immortelle ni de résurrection des morts), c'est la survie de leur nom que la bénédiction doit ac­complir: "que survi­vent en eux mon nom et le nom de mes ancê­tres, Abraham et Isaac", c'est la bénédiction de Jacob sur les fils de José (Gn 48,16), comme c'était déjà la promesse de Yahvé à Abraham: "je magnifie­rai ton nom" (Gn12,2)[20]. Il s'agit donc d'une morale de la maison et de la bénédiction. C'est le fait que celle-ci implique, en plus des dons de la terre et du ciel, avec ces dons plutôt, les règles des ancê­tres devant régler les pra­tiques quotidiennes des maisons, cet art de sagesse et de justice face à l'aléatoire de ce qui arrive, c'est bien cela qui implique aussi une morale au cœur même de la bénédic­tion comme fécondité don­née, comme puissance et richesse. Dit autrement: c'est parce que la bénédiction est à souhaiter, à désirer, parce qu'elle est l'enjeu lui-même de la promesse, c'est à cause de cela même qu'elle est lieu d'envie, avant de séparer dans ce mot un sens 'positif', comme 'bon' désir, et un sens 'péjoratif', comme 'mauvais' désir (voir 6. 17 et note). Car toute la logique que l'on es­saie ici d'évoquer implique que chaque garçon d'une maison soit 'éduqué', comme on dit, pour devenir le père d'une maison et pour être suscepti­ble de travailler / accueillir la bénédiction de cette maison à ve­nir. Même en usant de la ruse, tel Jacob incité par sa mère à vo­ler la bénédiction d'Isaac destinée à Ésaü, de façon telle que, une fois donnée, son père ne peut plus revenir en arrière. Et cela sans que le récit pro­pose un juste châtiment, car il se pour­suivra, bien au contraire, dans le sens de la bénédiction future et de Ja­cob et de ses enfants, y compris la descendance d'Ésaü étant assujettie à celle de Jacob (cf. Gn 27)[21].
16. Ce qui fait difficulté, c'est que c'est la bénédiction elle-même - comme enjeu de la reproduction de la maison et des mai­sons, de la société, l'aléatoire étant au cœur de son essence comme promesse - c'est elle qui recèle de façon indissociable a priori la possibilité aussi de la malédiction. C'est ce que semblent dire les sacrifices des animaux. Primitivement, tout animal abattu pour être mangé devait l'être au sanctuaire[22] et son sang ne pouvait pas être mangé, "car le sang est la vie de la chair" (Lv 17, 14, Dt 12, 23, Gn 9,4). Par quelle 'logique'? Il semble que tuer un animal et en verser le sang, c'est nier la bénédiction qu'il est d'être dans la maison: ce sang ne peut donc être bu; son offre à l'autel renverse cette ma­lédiction en bénédiction, ce que le sang répandu par le prêtre sig­nale, il est devenu sacré, lien d'al­liance entre le Dieu et la maison (voir Ex 24,6-8), dans la me­sure où le sang retourne à la source de la bénédiction qu'il a été à la naissance, dans une sorte de cycle sa­cré[23] de la bénédiction. C’est-à-dire que le fait même de se nourrir de cadavres (la vie se re­produit par la mort)[24] implique une 'ma­lédiction' au cœur de la bénédiction, que celle-là ne peut pas être totalement empê­chée: la vie implique la mort dans son es­sence même[25]. Le sys­tème de la souillure, c'est bien cela. Il suffit de lire la liste des impuretés légales dans le Lévitique, pour s'en rendre compte: soit le sang des femmes, par exemple celui des ac­couche­ments, qui les rend impures pour 40 ou 80 jours selon qu'il soit un mâle ou une femelle, soit la mort elle-même (impurs les cadavres et ceux qui les touchent); or ils sont inévitables dans la plus pure des maisons. Car l'accouchement est une bénédiction, il continue la maison, mais il se fait avec des fortes souffrances de la mère, et d’autre part annonce en quelque sorte la mort du nouveau-né un jour, aussi béni soit-il dans son travail qui, tout en étant condi­tion sine qua non de la bénédiction des champs et du bétail, impli­que de son côté de la peine et de la sueur. Le troisième ré­dacteur du récit de la chute dans Gn 3.16-19 (voir 6.32-34) es­sayera de 'ré­soudre' cette 'contradiction', c’est-à-dire, de décider dans cet in­déci­dable vie-mort, béné(malé)diction: il inter­prète ainsi le récit de l'Eden et du péché dit origi­nel, en séparant le bien et le mal, la vie et la mort. En effet, ce sont la douleur des femmes dans l'accou­chement, la mortalité de l'homme (corrélât de sa naissance) et la sueur du travail des champs, ce sont ces ‘malédictions’ qui accom­pagnent les plus significatives des ‘bénédictions’ - celles qui sont au cœur de la maison, en tant que parenté et en tant qu’activité éco­nomique - qui y sont posées comme châtiment du péché: comme malédiction survenue, et non point comme mêlée indissociablement à la bénédiction des naissances et des champs. Or, s'il y a quelque chose comme un 'péché originel', un 'péché' qui soit anté­rieur à la res­ponsabilité person­nelle de chez Ézéchiel, quelque chose qui soit au cœur de l'humain avant qu'il ne soit en état de décider de ses conduites entre sagesse et folie, jus­tice ou agression, il semble bien que c'est quelque chose qui relève es­sentiellement de la béné(malé)diction. On pourra regarder, en suivant les ana­lyses de H.W.Wolff[26], le mot hébreu nèfèsh, dans son éton­nante polysé­mie: selon les contextes, on le traduira par gorge et le dé­sir d'ava­ler, bon ou mauvais (c’est-à-dire, faim ou ra­pacité), le souffle et ce qu'il peut dire comme ap­pétit ou désir, la vie de celui qui respire, le cou et les menaces sur lui (l'extérieur de la gorge), le désir comme aspiration, ardeur vi­tale, convoitise, désir illimité qui brûle l'homme, les émotions de 'l'âme' (compassion par l'infortuné, haine, amour, chagrin, réjouis­sance), la vie ("le sang, c'est la nèfèsh, la vie", Dt 12, 23) ou l'individu (voire son cada­vre[27]), nèfèsh pouvant devenir même un pronom personnel. La re­production de la maison, la bénédiction qui la soutient au cours des générations, ne peut donc se faire sans que chaque humain nais­sant chez elle ne soit pas nèfèsh, porté par du 'désir' plus ou moins violent, par l'envie de bénédiction de sa maison, de sa survie à elle. Disons que c'est jus­tement ce qui rend de la pulsion à chaque maison, que c'est la bé­nédiction qui engen­dre le 'dynamisme' d'un chacun: le ressort de la maison, c'est les envies de ses humains.
17. Le père de la maison est donc là, travaillant et gouver­nant sa maison. Là, c’est-à-dire aussi devant les autres maisons avec les­quelles il noue des rapports, des échanges, avec lesquels il a aussi des conflits. Comme partout. Jeune homme, il a pu dési­rer telle fille, et ne pas l'avoir eue. Il peut travailler certains jours pour un autre plus riche (béni) que lui, d'autres peuvent travailler dans ses champs, des dettes se contracter de part ou d'autre, dont on ne veut/peut pas payer, dont on veut se faire rembourser, et ainsi de suite. On arrive donc facilement à des envies, des convoitises des bénédictions que les autres manifes­tent, à des menées agressives, à des revanches. Comme partout: sans cela, aucune société ne serait viable, il lui faut du 'dyna­misme', disons. L'exogamie qui résulte de l'interdit de l'in­ceste a comme ressort l'envoi des jeunes gens à la vie adulte, à consti­tuer leurs maisons à partir de leur héritage, à désirer très fort la bénédiction de leur maison, à devoir composer avec les autres mais à les envier aussi. Tout ceci est une société comme tissu de maisons, tout ceci implique qu'elle ne peut fonc­tionner sans un droit, sans une morale. Les cinq derniers paroles du Décalogue résument fort heureusement cette morale. "Tu ne tue­ras pas. Tu ne commettras pas d'adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton voisin (ou pro­chain). Tu ne convoiteras pas la maison de ton voisin; tu ne con­voiteras la femme de ton voisin, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne: rien de ce qui est à lui" (Ex 20, 13-17)[28]. Il va de soi qu'aucune société ne peut exister en tant que telle si elle ne se propose pas très fortement des interdits de ce type.
18. Ils rassemblent la morale de la/les maison(s), tout en di­sant en deux volets ce qu'il faut respecter des autres maisons pour que sa maison à soi soit bénie. Il s'agit de la vie, du père de la mai­son avant tout, car de sa vie dépend la bénédiction de toute la mai­son, de la vie de chaque humain aussi de cette mai­son. Ensuite de la source de reproduction, de bénédiction, de cette maison, le sein de la mère. Enfin des 'biens' qui sont l'effet de la bénédic­tion, énumérés au dernier verset: la maison comme lieu de demeure, les champs, les serviteurs, le bœuf, l'âne. Les trois premiers versets interdisent l'agression, la des­truction ou l'accaparement (la malé­diction) de ce qui constitue chaque mai­son, de ce que lui a été donné comme bénédiction. La malédic­tion, ce sera justement l'annulation de cette bénédiction donnée: le tueur, l'adultère, le voleur, ne peu­vent recevoir bé­nédiction de ces actes; contre ce qui est don, ces actes sont des dettes (des pé­chés). Le deuxième volet d'interdits redouble en quelque sorte le premier: le nom d'un père de maison est le signe même de la bé­nédiction reçue, sa reconnaissance so­ciale par les autres maisons, c'est aussi, et du même coup, la recon­nais­sance sociale de ses an­cêtres, de sa généalogie, de leurs sa­gesse et justice transmises de génération en génération, de leur survie au-delà de la mort, de leur vie tout court, car le nom est à la base de tous les échanges sociaux, du nœud de la maison aux autres, ce nœud sans lequel la maison ne peut vivre. C'est de ces noms de maisons que sont tis­sés les récits bibliques (voir §§13 et 15). Le faux témoignage est un attentat, si l'on peut dire, comme quand le discrédit d'une banque, par exemple, mène à sa ruine. La source de cet attentat, c'est la nèfèsh, l'envie, la source de bé­nédiction deve­nue source de malédiction. De même pour la con­voitise: de la mai­son du voisin, détaillée dans sa femme, ses champs, ses serviteurs et son bétail. La convoitise, ce ne sont pas des 'mauvaises pensées inté­rieures', mais des stratégies, des ru­ses, des desseins, des dissi­mu­lations, en vue des actes interdits avant. Comme si ce deu­xième volet répondait au besoin d'un art de vivre, d'un éthos comme di­raient les Grecs, concernant les envies, d'une sagesse et d'une jus­tice des pratiques concernant non seulement les mai­sons des voi­sins, des proches, mais aussi celles de son art de jardinier et de berger: c’est-à-dire un art de l'accueil du don dans son travail pour la maison, un art de dis­cernement de la béné­diction, impli­quant d'ensevelir ces 'mauvai­ses envies', comme l'on fait pour le fumier[29], les détour­nant vers la bénédiction elle-même: et la sienne, de sa maison, et celle de ses voisins. Lev 19, 9-19 expose une série de règles de cette sa­gesse et de cette jus­tice concernant le rapport entre ce que l'on fait pour sa maison et les autres mai­sons: la logi­que in­terne de ces préceptes est celle du don qui est le même dans les diverses maisons, et le dernier dit: "tu ne te vengeras pas et tu ne garde­ras pas de ran­cune envers les en­fants de ton peuple; tu aimeras ton voisin comme toi-même". Avant de s'agir d'un pré­cepte mo­ral, et comme condition même de la morale, de l'art des pratiques quo­tidiennes, c'est un élé­ment intrinsèque de la logi­que sociale, de la logique du tissu des maisons. Celui-ci ne peut tenir, être béni, que dans cet art de désirer la bénédiction et pour sa mai­son et pour la maison de son voisin, cet art de faire circuler les dons, les bénédictions, d'endiguer les agressions. Tout le droit, toute la morale en dé­coulent, ce que j'ai décrit jadis du système du don/dette. Par exemple, les préceptes sur le droit des orphelins, les veuves et les étrangers - c’est-à-dire ceux qui n'ont point de maison - à cueillir du raisin et des épis, des restes des mois­sons et des ven­danges (Dt 23, 25-26, 24, 19-21), sur la dîme triennale de tous ses revenus "au lévite (sans terre), à l'étranger, à la veuve et à l'orphelin" (Dt 26,12), sur les gages et les dettes des pauvres, le salaire devant être payé chaque soir, l'interdit de l'intérêt, etc. (Dt 24, 10-20, 23, 20). Plus qu'une sorte de morale so­ciale de compassion pour les pauvres, il s’agit d'une condition de bénédiction pour chaque maison elle-même: ne pas oublier que ce que l'on a, on l'a reçu comme don, c'est de la bé­nédiction, c'était l'invitation de Dt 8, 11ss, cité plus haut.

Loi et bénédiction
19. Il n'y a donc pas ici aucune conception archaïque, au­cune conception pré-logique ou plus ou moins magique, mais tout sim­plement la logique d'une société tout court[30]. Si l'on relit les deux grandes listes des bénédictions et malédictions de Dt 28 et de Lev 26, on pourra les comprendre maintenant plus aisé­ment, j'espère. On peut proposer une sorte de compréhension plus élaborée. C'est comme si tout ce qui fait la vie et le travail d'une maison était lié, d'une liaison concernant, disons, les éner­gies de cette vie et de ce travail. Les animaux 'sauvages' vivent en des sociétés, leurs rituels - Lorenz nous l'a montré - em­­chant qu'ils ne se mangent les uns les autres et les liant en soli­darité dans la prédation d'autres animaux, souvent avec un chef qui les guide. La domesti­cation remplace ce chef par le ber­ger, lequel donc, avec des rituels spécifiques aussi, son art de berger, entre en rapport avec le groupe de ses animaux en ordre à les maintenir liés, à les nourrir, les faisant travailler dans son labeur agricole aussi: il s'agit donc de circulation d'énergies entre le bé­tail, les plantes qui les nourrissent, les humains de la mai­son que les animaux serviront à nourrir aussi, et le sang est comme le signe de toute cette circulation d'énergies, la vie, la nèfèsh. Il pourra ainsi être répandu sur l'autel comme don au Dieu, don qui reconnaît que la victime est son don à Lui, liant le travail de ber­ger avec Celui qui le donne. De même pour les prémices végéta­les. Les énergies de chaque membre de la mai­son se nourrissent de ces végétaux et de ces animaux; donc la santé et le bien-être d'un chacun, y compris des femmes encein­tes qui accouchent, sont en rapport avec tout le travail de chaque jour. Les énergies au travail sont ainsi liées. L'interdit de l'inceste, repris de Freud et de Lévi-Strauss, lie l'ensemble de la maison, comme une chair, en 'sublimant' ces énergies pour ce travail journalier, justement. C’est-à-dire que tout se passe comme s'il y avait une sorte d'im­pératif du travail, ayant sa source dans ce que l'on pour­rait appeler, avec Kuhn, le paradigme des règles de cet art de jardinier et de berger, de père de mai­son, sans lequel la ‘terre’ de la maison reviendrait à la jungle d'avant le néolithique, à la malé­diction (comme un jardin aban­donné de chez nous revient vite à la brousse). La bénédiction est cette circulation des énergies dans le travail quotidien, la fé­condité de ce travail due à l'art reçu des ancêtres. Le paradigme se­rait le système de toutes les règles de reproduction d'une maison, y compris donc celles qui règlent leurs rapports, échan­ges et conflits, don et envie, avec les mai­sons voisines[32]. Toutes les règles: y com­pris celles de la langue, par exemple (phonologie, syntaxe, séman­tique, codes textuels), de la cuisine (tout le système d'interdits de Lev 11 con­cernant les animaux que l'on ne doit pas manger, surtout pas le sang), de la médecine, des funérailles, et ainsi de suite. Bref, ce paradigme, c'est la Loi d'avant les Prophètes. La loi des ancêtres, celle qui a déjà été leur loi dans leurs maisons, re­çue aussi de leurs ancêtres à eux. La Loi est la loi des Morts qui régit les Mortels avec Ciel et Terre, la loi qui permet d'ajourner la mort, la malédiction, qui permet de survivre, qui promet la bénédiction. Elle dépasse la mort de chaque génération de mor­tels, de vivants en vivants, elle est donc la loi du Dieu et des vi­vants et de leurs ancêtres, dans la terre qui fût déjà la leur[33]. Les prophètes ne l'inventeront pas, cette Loi qui est Promesse de don : ils l’ont pensée. Elle ne concerne pas seulement chaque maison, mais le tissu des mai­sons, la maison-clan, la mai­son-village, la maison-tribu, la maison d'Israël. Elle interdit cer­taines pratiques, régularise d'autres, et surtout incite, promeut, fait faire, promet.
20. Quel critère faut-il avoir pour savoir s'il s'agit ou pas de société, là où il y a des humains ensemble? Il faut qu'ils aient des 'structures' qui organisent leur activité au fil des jours et des an­nées, qui permettent donc leur reproduction, et qu'ils puissent être en mesure de transmettre ces structures, ces usages, de gé­nération en génération, d'ancêtres en descendants. On pourra dès lors compléter 2. 5 et dire qu'une société est l'ensemble complexe des usages qu'une popula­tion se transmet d’ancêtres en descendants dans une terre donatrice de béné(malé)diction. Voici comment, à partir des Structures élé­mentaires de la parenté de Lévi-Strauss et du motif derridien de l'itérabilité (§ 22), j'ai commencé à comprendre la lacune de toute phi­losophie sociale européenne: on comprend que j'ose in­tervenir dans ces questions, sans être exégète, ni spécialiste[34]. Car il ne s'y agit pas de décrire une société qui soit entièrement différente des au­tres sociétés. Certes, elle a son histoire à elle, et c'est cette histoire qui l'a singu­larisé, comme les autres sociétés, semblables à celle d'Israël et différentes aussi. Le travail à faire par ceux qui connais­sent l'hébreu et le détail des textes reste en entier. La question des 'emprunts' d'Israël à d'autres sociétés voisines se pose, bien sûr, puisqu'il ne doit pas s'agir de trouver à outrance une 'originalité' d'Israël: sa différence envers les sociétés anciennes ses voisines, ma thèse ici, c'est que cette diffé­rence concerne surtout l'écriture de ses pro­phètes.

La pensée, bénédiction de l'écriture
21. Pour finir, j'essayerai de montrer comment notre société à nous, chacune de ses institutions et le réseau qu'elles forment (en quelque sorte ayant 'remplacé' le rôle - économique, mais dans bien d'autres domaines aussi - des maisons de jadis), avec nos fragiles familles à nous en sorte d'appendice, comment donc on peut comprendre que notre société à nous est aussi loi-pro­messe-don, c’est-à-dire bénédiction (et malédiction: ses catas­tro­phes, les grandes et les petites, les accidents et les maladies, etc.). Soit la langue et la culture d'un peuple: c'est quoi? C'est ce que ses ancê­tres lui ont transmis, d'une part le système assez complexe et mi­nutieux des règles linguistiques (phonologiques, syntactico-séman­tiques, codes textuels), d'autre part, mais sans que l'on puisse les dissocier, un ensemble de textes, oraux et écrits, à travers lesquels les gens de ce peuple apprennent à parler, à lire, à écrire, à faire de la culture. C'est à partir de ces dons de nos ancêtres que nous pou­vons, que je peux, par exem­ple, écrire ce texte-ci que je suis en train d'écrire. Pourquoi je peux le faire, tant bien que mal? Parce que j'ai lu beaucoup d'autres. D'auteurs encore vivants, comme Derrida, Ricœur, Sch­mid, Rentdorff, etc., d'autres déjà morts, Von Rad, Noth, Wel­lhau­sen, Heidegger, Freud, Barthes, Saussure, Husserl, Nietzsche, Marx, Hegel, Thomas d'Aquin, Aristote, Platon, etc., etc.[35] Les uns, je les ai lu dans certains de leurs textes, traduits ou pas, ou bien dans des cours que j'ai suivis, mais aussi dans d'autres tex­tes encore; de Wellhausen, par exemple, je n'ai ja­mais rien lu mais il a été lu par ceux que j'ai lu, et ainsi de suite. Dans toutes ces lectures, toujours partielles par définition, sinon frag­mentai­res, dans tous ces textes il y a des règles, des codes textuels, di­sons, ils ont une loi (voire plusieurs): définitions de concepts, ar­guments, apories, contradictions, etc., en bref des 'pensées'. Ces textes pensent, c’est-à-dire, leurs règles don­nent à penser à leurs lecteurs. Et si on les prend, c'est parce que l'on sait déjà, de l'ex­périence d'autres lectures, qu'ils promettent de la pensée, comme leur bénédiction, qui a été donnée à leurs auteurs par leurs an­­tres à eux, qui nous parvient à nous, leurs des­cendants. Cette bé­nédiction est expérimentée parfois juste­ment comme expé­rience de pensée, bouleversement soudain, illu­mina­tion où l'on comprend ce que l'on cherchait confusément, le sa­chant ou sans le savoir, ou même comme pen­sée que l'on n'attendait pas du tout, du don presque pur, et cette expérience peut parfois nous faire tressaillir dans notre chair, nous mettre dans une joie pro­fonde, qui sait?, nous faire même pleurer face au don inouï. Cet exemple peut être repris pour n'importe quelle institution de notre société: soit que l'on ait reçu de la génération d'avant et on la change ici ou là[36]; soit qu'on la commence, c'est à partir d'au­tres analogues que l'on a reçu comme don et promesse de survie en tant que société. C'est cela, dans leurs maisons et pro­blèmes quoti­diens, que les hé­breux ont appelé bénédic­tion.
22. Disons brièvement que j'ai essayé de comprendre ces rè­gles des usages du quotidien social, cette loi de toute société transmise par les ancêtres et impliquant un art face à l'aléatoire, à partir du motif derridien de l'itérabilité[37]. Il s'agit de la répé­tition qui s'altère plus ou moins quand elle se répète, du fait du nouveau contexte, situa­tion, rencontre, bref de l'aléatoire. Com­ment la mo­dernité nous a changé, ce sera l'un des motifs de ce texte; la culi­naire (n. au § 9) reste un des derniers bastions du tradition­nel, qui nous permet de comprendre ce qui est une so­ciété. Où bien le lan­gage. Qu'est-ce qu'une langue? Des répéti­tions de pho­nèmes et/ou lettres, de mots, de règles syntaxiques et tex­tuels (codes). D'où viennent ces répétitions si­non de nos an­cêtres qui parlaient déjà cette lan­gue? Nous n'avons aucune rai­son d'autre pour la parler, notre langue maternelle. Comment y-a-t-il alté­ration? Ce qui se répète, de façon très stricte, c'est la structure signifiante de Saussu­re, les différences entre phonèmes et mots, par exemple, qui sont toujours les mêmes, tandis que chacun de nous, dans sa voix, son timbre, ses entonations, etc, altère empi­riquement les mêmes mots et phrases dites par une autre voix. Ou bien, le même texte écrit à la main (crayon, craie, stylo), dactylographié ou imprimé, ou bien dans l'écran d'un or­dinateur: toujours des graphies empiri­quement différentes d'un même texte, c’est-à-dire les mêmes diffé­rences lin­guistiques qui se ré­pètent. Voici un exemple d'itérabilité. Mais il y a un autre, celui des citations. Une certaine phrase citée d'un texte, arrachée à son contexte et in­sérée dans un autre contexte, c'est une ré­pétition dont le sens s'altère, plus ou moins, du fait de la diffé­rence des jeux contextuels (polysémie). Or, c'est ainsi que nous ap­prenons, soit à parler, soit à comprendre, à savoir, à penser, à par­tir des discours des autres et des greffes que l'on fait entre ces dis­cours (avec leurs savoirs, pensées, etc.). Ces règles ou répétitions de la langue sont faites de façon à rendre possible à chacun qui parle ou écrit de pouvoir organiser son discours selon l'aléatoire de sa situation d'interlocution, son habileté, sa perti­nence: ce sont ces règles qui rendent possible l'art du locu­teur, ce que nous appelons son savoir, son intelli­gence, sa pen­sée. Au lieu de déterminer, de contraindre celui qui parle, elles sont la con­dition de sa liberté de parleur et du même coup la possi­bilité de se faire compren­dre (puisque les autres parlent selon les mêmes règles de la langue). Ce qui nous rend difficile de com­prendre cette im­portance de la ré­pétition comme règle, c'est peut-être l'idéologie du neuf qui est in­trinsèque à notre mo­dernité. Mais pensons aux textes d'un grand inventeur en physi­que, par exemple Einstein. Personne ne songe une seconde qu'il a inventé tout seul toute la physique, en une grande pre­mière. Une lecture de ses textes pourrait montrer comment l'énorme majorité des choses qu'il sa­vait, il les a apprises de ses ancêtres en physi­que, dès Galilée et Newton au moins, qu'il ré­pète de façon altérée par la tradition physique elle-même. Ce qu'il a inventé n'est repérable que comme façon de greffer diffé­remment des apports di­vers de physiciens et mathématiciens, mais aussi de philosophes (même s'il ne les a pas lu, ni entendu parler dans ses études et lectu­res) et autres. Laïcisés pourtant, nous ne sommes pas structurel­lement aussi dif­férents que l'on pense de ces vieux hébreux dont parle la Bi­ble: ce qu'il fal­lait démontrer.


[1] Mais 'maison' en français peut avoir aussi quelques uns de ces sens multiples, c'est la fonc­tion même du dictionnaire qui l'oblige à la diffé­renciation.
[2] Il serait peut-être mieux de ne pas parler de 'famille' ici, ce que nous appe­lons de ce nom, le couple et ses enfants, étant une invention moderne.
[3] Il n'y a pas de mot primitif en hébreu pour dire le mariage, disent les exégètes (pas non plus dans les langues indo-européennes, remarque Ben­veniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, Minuit, p. 239). 'Mariage' en français privilégie le rapport au 'mari', 'casamento' en portu­gais à la 'maison' (casa) - littéralement, ce serait 'le maisonnement' en fran­çais - et le mari anglais, 'the husband', à son tour, dit le rapport du 'mari' à la 'maison' (littéralement 'lié à la maison').
[4] On y reviendra en 4.4
[5] C'est au sociologue A. Joaquim que je dois l'indication concernant cet art du jardinier-berger.
[6] Belo, 1974, pp. 63-71.
[7] 'Recette', c'est reçue des ancêtres, c'est leur don. En portugais moderne, le mot dit aussi l'ordonnance d'un médecin (un ordre à suivre strictement), cette polysémie signalant sans doute comment une recette traditionnelle était reçue: comme une injonction qui doit être suivie telle quelle.
[8] C'est encore ainsi, à peu de choses près (l'emprunt de recettes étrangè­res), l'art culinaire chez nous. Il implique composition assortie d'aliments divers (d'origine animale ou végétale, eau, sel...), de façon à garantir la nourriture suffisante (même que l'on ne sache rien de protéines ou calo­ries), un bon mélange entre eux, le goût, la variété selon les saisons. Or, comment être sûr de le réussir? En faisant comme les anciens ont fait, se­lon leurs recettes, c'est le seul moyen.
[9] Comme toute institution, école, entreprise, etc. où chaque jour il faut que l'art de la faire marcher soit tenu, sous peine de chaos, et cet art leur vient de leur tradition.
[10] C'est donc une raison confirmée par l'expérience qui fait les gens répé­ter, et non point une conception magique des choses. Car la bénédiction est la reproduction réussie. On peut dire que les Prophètes ne poseront des questions à cette tradition que quand deviendra manifeste qu’elle est devenue impuissance à assurer la bénédiction.
[11] S'il n'est pas enseveli, il devient du "fumier" (2R 9,37 et Jr 8,1-3), fécond à l'égard des plantes, pas de sa descendance.
[12] La répétition devient le plus stricte possible, éloignant l'aléatoire autant que possible, dans les rituels sacrés, à relire scrupuleusement en latin (voir note à 2.5). Quand on répète tel quel, on fait le même que les ancêtres ont fait depuis de nombreuses générations, on est - le temps d'un rituel, où l'on n'est que ce rituel - le même que tous ces ancêtres ont été. Le sacré ce serait ce même ancestral, ce qui assure bénédiction. Pareil à la culture chez nous: si on lit un poème d'Éluard, on est, le temps de cette lecture, le même que le poète a été en l'écrivant, le même que sont tous ses lecteurs (un même itérable, voir § 22).
[13] Cette séparation a eu des conséquences très importantes dans la mo­dernité européenne, on n'a pas à être 'contre' elle, ce qui n'aurait aucun sens. Je ne prétends pas ici 'comprendre enfin!' la 'logique de la bénédic­tion', car juste­ment il ne s'agit pas d'une 'logique': je crois en effet que nous ne pouvons plus comprendre ce dont il s'agissait, nous sommes pour de bon étrangers à la Bible.
[14] Je m'expliquerai plus loin (7.7-10) sur ce motif heideggérien.
[15] D’une façon théorique, on peut dire que les divinités d’un peuple ce sont leurs ancêtres en retrait: morts, ils ne sont plus ‘présents’, mais ils ne sont pas non plus ‘absents’, puisqu’on répète leurs usages; cette non-absence (puisque ayant des ‘effets’ aujourd’hui) de ce qui n’est pas présent ce serait le retrait (sacré) des ancêtres.
[16] Voir ce raisonnement par rapport à plusieurs nations vaincues, y com­pris Samarie, dans 2R 18,33-35. Voir aussi 1 Sm 26,19 et la note de B.J.
[17] Francolino Gonçalves, qui m'a fait l'amitié de lire le manuscrit des chapitres 3 à 7, a attiré mon attention sur le fait que souvent ce que j'attribue aux prophè­tes va au-delà de l'exégèse des textes. Disons que je mets sous l'étiquette 'prophètes' tous les auteurs des livres bibliques plus anciens, autant ceux des prophètes proprement dits que les narratifs et législatifs. Je joue sur un 'implicite' des textes, en essayant d'assurer la cohérence de l'ensemble de ma lecture.
[18] Chaque humain a 2n ancêtres, n étant le nombre de générations au-des­sus de lui (deux parents, quatre grands-parents, huit bisaïeuls, etc.); la gé­néalogie obéit à un critère social discriminatoire, le sexe mâle (ou l'autre, dans quelques rares sociétés matrilinéaires), qui restreint la généalogie à un seul ancêtre par génération. Ce sont les généalogies ainsi construites - les maisons - qui échangent leurs femmes, en faisant des alliances entre elles. C’est cette dimension généalogique et ce réseau d’alliances du tissu des maisons qui permet que ce mot soit élargi à la société d’Israële en son entier, avec ses ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob.
[19] C'est, par exemple célèbre, ce qui est mis en cause dans le livre de Job.
[20] Comme quelqu'un qui met son nom dans son entreprise - Louis Renault ou André Citroën dans leurs voitures - pour que ce nom puisse lui survivre, ou bien un écri­vain dans ses livres. L'une des choses surprenantes de l'écriture biblique est de cons­tater que ces vieux noms de sémites ont été connus par de nombreuses géné­rations, autant juives que chrétiennes: cette promesse là s'est bien accomplie!
[21] Avec les passages concernant la polygamie des Patriarches et des Rois, l'octroi du divorce par la loi de Moise, c'est ici un récit qu'il est difficile de lire en liturgie, d'en faire sujet de prêche, sans recourir justement à l'idée d'archaïsme, voire, comme Jésus chez Mathieu, de dureté de cœur des an­ciens.
[22] Voir TOB, note à Dt 12, 15.
[23] Comme Is 55,10-11 parle du cycle de l'eau. Je serais tenté de penser que c'est cette inversion de l'impur-maudit en pur-béni (comme le fumier, § 8) qui est au cœur du sacré et de ses rituels.
[24] Voir Belo, 1974, p.67.
[25] Nos mots 'béné-diction' et 'malé-diction' ont malencontreusement 'bien/mal' dans leur composition, ce qui n'est pas le cas de l'hébreu 'barak' (que l'on traduit par 'bénédiction'). Est-ce que ce terme n'aurait pas d'abord une équivalence à celui de 'sort' ou de 'chance', qui peuvent être bons ou mauvais? Voir 1 R 21,10,13, Job 1,5,11 et 2,5,9, Ps 10,3 et les notes de B.J. et TOB, celle-ci parlant d'euphémisme (sic) et d'antiphrase.
[26] Anthropologie de l'Ancien Testament, Labor et Fides, 1973, I, 2.
[27] L'auteur cité souligne que "la nèfèsh n'a jamais la signification d'une substance vitale indestructible distincte de la vie corporelle et qui pourrait subsister indépendamment du corps" (p. 25). La nèfèsh, dit Wolff, carac­té­rise l'homme "comme un être isolé qui ne possède pas la vie par lui-même et ne peut la conserver, comme un être qui désire passionnément la vie, comme l'expriment si bien la gorge, organe de l'alimentation et de la res­piration, et le cou, partie du corps si vulnérable" (p. 29). Il est cepen­dant permis de gar­der contre Wolff le sens fort à nèfèsh dans la lecture du récit de la bé­nédic­tion d'Isaac: "...afin que ma nèfèsh te bénisse avant que je meure" (Gn 24, 4), dans un contexte où Isaac désire ardemment manger. L'auteur le refuse pour ne pas se trouver "en face du résidu de conceptions magiques" (p. 28).
[28] Dt 5, 17-21 dit le même très exactement à une différence de mot près, sauf pour le dernier verset, où la femme vient d'abord, et les champs après la mai­son, et aussi où le mot pour ces convoitises après celle concernant la femme, est un mot plus fort, soulignant l'immodération, passionnée et re­vendicatrice, de cette 'convoitise'. Voir la note de la TOB à ce passage.
[29] La psychanalyse a montré comment le refoulement des 'mauvais désirs', opéré par l'interdit de l'inceste et par les règles majeures de la morale so­ciale, est le ressort 'dynamique' de la sublimation éthique.
[30] Par rapport à ma proposition de 1974, j'aurais surtout à critiquer l'op­position entre les deux systèmes dans les deux derniers chapitres (pp. 84ss). Ce furent les prophètes eux-mêmes (et Jésus plus tard, voir 7,31) qui ont accentué cette opposition contre les prêtres de la cour, mais comme jeu de domination, car aucune société ne peut exister sans des systèmes de ce type. Ici j'ai essayé de les rapporter l'un à l'autre.
[32] Chez J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, enquête sur la sorcel­lerie dans le Bocage, Gallimard, 1977, on trouve une 'logique' semblable avec une toute autre morale, de haine et point d'amour: dans chaque pro­cès de sorcellerie, tout le domaine d'une maison, la femme et les enfants, les do­mestiques, les terres, les ar­bres, les cultures, les troupeaux, les ma­chines agricoles, et ainsi de suite, tout cela semble faire un-seul-corps, celui du père de maison. Il n'est pas impossible, peut-être, bien que très difficile, d'envisager qu'un travail interdisci­plinaire puisse aider dans la voie de la compréhension de ce que je propose ici: la biologie des hormo­nes (J.D. Vincent, La biologie des passions, ed. Odile Jacob, 1986) se­rait à ar­ticu­ler avec des recherches d'éthologie et d'anthropologie.
[33] Il y a un épisode quelque peu bizarre à nos yeux qui semble relever de ce rapport intrinsèque de la bénédiction à la terre. Il s'agit de 2 R 17,24-34: les nouveaux habitants de Samarie, 'importés' par les Assyriens, sont menacés par des lions, et l'on doit faire venir un des prêtres déportés pour leur ap­prendre les rites du Dieu du pays et avoir la paix.
[34] L'exégèse biblique, en tant que science, connaît les mêmes questions des autres sciences de l'Occident. Si l'on a du mal à comprendre cette liaison des énergies au travail comme constituant la maison dans ses rapports avec les maisons voisines, c'est parce que le projet épistémique des scien­ces europé­ennes est centré sur des 'étants', comme disent les philosophes, sur des 'phénomènes', et que l'on ne peut les étudier qu'en les 'isolant' dans un 'domaine scientifique' comme condition de trouver des rapports de 'cause-ef­fet' permettant de formuler des lois scientifiques. Cet isolement nécessaire (des laboratoires des spécialistes) oublie l'être, en termes de Heidegger, c’est-à-dire ce qui donne ces étants-phénomènes; et l'oublie pour des raisons essen­tielles: aucune science ne peut rien savoir de ce qu'elle élimine comme condition de ses explications scientifiques elles-mêmes. Toute explication exégétique, les miennes comme les autres, 'arra­che' des segments textuels à leur contexte et les approche d'autres seg­ments textuels également 'arrachés'. Il reste toujours des résidus: c'est la condition de toute lecture, de toute écriture. C'est pourquoi il faut parfois élargir le paradigme.
[35] Et la Bible aussi, bien sûr. Mais qu'est-ce que lire la Bible? Est-elle lisi­ble en tant que la Bible? Tant de livres, si disparates en termes de contenu, comme on dit, de rapport entre les uns et les autres, de sédimentations de cou­ches rédactionnelles... Si l'on lit l'un ou l'autre, peut-on lier ces lectu­res à celles d'autres, de façon à en avoir une 'unité', la Bible? Et puis, les notes explicatives nécessaires, la dépendance où l'on est des spécialistes: lit-on de la Bible autre chose que des citations, plus ou moins longues?
[36] On reviendra longuement sur la différence de la modernité: les contempo­rains, qui 'inventent', y gagnent aussi une place d'ancêtres, souvent avant leur mort.
[37] Marges - de la Philosophie, Minuit, 1972, pp. 20 et 375, par exemple.

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