"Jusqu'à
comme quoi à peine
il n'est pas d'autres
questions.
Ne fut jamais d'autres
questions.
Jamais qu'une seule
question.
Les morts et en allés.
La vie qu'ils y
mirent"
(Beckett, Solo)
1.
Avant de prendre en mains le premier livre de la Bible donc à avoir été écrit,
celui du Deutéronome, pour savoir quels effets aura-t-il produit,
il faut poser la question concernant la structuration de la
société dans laquelle a-t-il été écrit vers les années 630 ou 640 avant
Jésus-Christ (il a été 'découvert' en 622). Mais comment s'y prendre pour dire ce qu'est la
société hébraïque selon
sa Bible, ce qu'elle appelle volontiers maison d'Israël? Je proposerai que la société hébraïque consiste dans un tissu de maisons, et que c'est
cette notion qu'il faut parcourir dans un certain nombre de ses sens. Le fil
guidant ce parcours ce sera le couple bénédiction
/ malédiction, au risque de
paraître une provocation, tellement ce couple est étrange à nos
yeux modernes. Il s'agira
justement de l'accueillir dans toute la force de son étrangeté même. À la fin
de ce chapitre, on essayera de le rendre plus proche de nos expériences à nous.
Maison et
famille
2.
Le dictionnaire d'hébreu propose quatre sens principaux pour le mot bet : celui de
"maison" comme bâtiment on l'on "demeure", c’est-à-dire le sens usuel du mot
'maison' en français moderne; celui
de "tente, palais, temple, salle, chambre", qui élargit ce sens à
d'autres lieux de demeure, même s'il ne s'agit plus toujours d'habitation au sens courant; celui de
"lieu, endroit, réceptacle, réservoir",
que l'on peut sans peine rapprocher des autres sens; celui enfin de
"famille, postérité, gens d'une maison, serviteurs", lequel sens était assez usuel en
Europe jadis, notamment pour dire les familles nobles. Mais
d'autres sens s'y ajoutent, celui de
la "fortune et les biens" d'une maison, d'une part, celui de clan,
tribu (la maison de Lévi) et nation (la maison d'Israël), et le terme fait même
partie du nom de nombreuses villes (Bethlehem, la maison du pain).
3.
La présentation, habituelle dans les dictionnaires, des divers sens séparés et numérotés, implicitant
d'ailleurs un sens fondamental et
propre et d'autres qui s'en éloignent progressivement, correspond à une vieille et tenace tradition
occidentale, dont il faut cependant essayer de se défendre. Certes, elle se
justifie dans un dictionnaire de traduction en une autre langue, puisque
celle-ci use des mots différents pour 'chaque' sens, et l'hébreu peut aussi
avoir d'autres mots pour 'maison' en français[1]. Cependant,
la polysémie résiste à
cette séparation qui isolerait les
sens les uns des autres, dans la mesure justement où, s'il est vrai qu'elle
consiste dans le phénomène d'économie signifiante qui déploie des sens différents du même
signifiant selon ses contextes, souvent les discours jouent sur des sens non contextualisés,
comme, par exemple, dans ce
que nous appelons figures
poétiques ou rhétoriques, telles les métaphores, bissémiques
par définition. Ce qui me semble ici important c'est le fait que le même
signifiant (lequel n'existe qu'avec des signifiés) est utilisé dans la langue
et dans les textes avec cette possibilité de jeu, qui est instructif de
lui-même. La maison, dans le texte biblique donc, peut dire soit la famille et
la parenté et ses biens, le bâtiment y compris, soit l'élargissement des maisons liées entre elles, dans une tribu, une ville, une
nation. La maison d'Israël est donc aussi un tissu de maisons, une société,
d'accord avec notre
proposition initiale, qu'il
faut cependant essayer de
décrire.
4.
Les familles, chez nous, ce sont le couple et ses enfants d'abord, et puis les
grands-parents, les oncles et les cousins, puis des parents plus éloignés.
C'était différent en Israël. La famille de Jacob, par exemple, regroupe trois
générations (Gn 46,1-27), c'est bien sa maison (et ses troupeaux avec,
d'ailleurs)[2]. Jacob en est
le père, le chef de la maison, avec
droit sur eux, femmes, enfants, les femmes de ceux-ci (et encore les serviteurs
et les servantes, par exemple les pâtres d'Abraham et de Lot son neveu, dans Gn
13,7). C'est l'exemple net d'une maison patriarcale. C'est une bet 'ab, maison du père. Les femmes (la femme principale
et les autres, Sara et Agar
pour ce qui est d'Abraham) ont une place importante dans la maison, dont elles assurent la reproduction et
l'ordre, disons, mais ce n'est pas le 'couple' qui 'fait' la maison[3]. Celle-ci ne
relève pas de la synchronie, elle est le rapport diachronique entre père et fils, entre les ancêtres
mâles et leur descendance, avec
privilège (nom et double de l'héritage, Dt 21,17) des aînés. La maison est une
généalogie à travers les
temps.
Maison et
bénédiction
5.
Quelle est l'économie de la maison? Ce mot grec, comme on sait, dit l'ordre et
le gouvernement (nomos) de la maison (oikos). On peut
estimer que le fait que les biens de fortune, le patrimoine, relèvent aussi de la maison hébraïque, permet de
rejoindre l'usage grec du mot économie. Mais le mot patrimoine a un sens de
comptabilité, statique,
statistique, et il faut aller plus loin, si l'on veut avoir une idée de
l'économie comme 'activité' de la maison, activité
agricole et d'élevage de bétail pour la subsistance et reproduction des gens de la maison. C'est où l'on aura
recours, pour la première fois, au couple
bénédiction / malédiction.
Lisons Dt 28.
6. "Bénis seront les fruits de tes
entrailles, le produit de ton sol, le fruit de ton bétail, la portée de tes
vaches et le croît de tes brebis. Bénies seront ta hotte et ta huche. (vv.4-5)
[...] Yahvé commandera à la
bénédiction d'être avec toi, en tes greniers comme en tes travaux, et il te
bénira dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne. (v.8) [...] Tous les peuples
de la terre verront que tu portes le nom de Yahvé et ils te craindront. Yahvé
te fera surabonder de biens: fruit de tes entrailles,
fruit de ton bétail et fruit de ton sol, sur cette terre qu'il a juré à tes
pères de te donner. Yahvé
ouvrira pour toi les cieux, son trésor excellent, pour te donner en son temps
la pluie qui tombera sur ton pays, et pour bénir toute œuvre de tes mains
(vv.10-12a)". Ceci s'il se trouve qu'Israël, chaque Israélite, garde les
lois de son Dieu, sinon ce sera la
malédiction. "Maudites seront ta hotte et ta huche. Maudits seront le
fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, la portée de tes vaches et le
croît de tes brebis (vv.17-18) [...] Yahvé enverra contre toi la malédiction, le maléfice et l'imprécation en échange de toutes tes offrandes, en sorte que tu sois détruit et que tu périsses rapidement [...]
(v.20a)". Il enverra aussi la peste, la consomption, la fièvre,
l'inflammation, la fièvre chaude, la sécheresse, la rouille et la nielle.
"Les cieux au-dessus de toi seront d'airain et la terre sous toi de fer.
La pluie qui tombe en ton pays, Yahvé en fera de la poussière et du sable; il
en tombera du ciel jusqu'à ta destruction (vv.23-24)". Des furoncles d'Égypte, des bubons, des croûtes, des
plaques rouges, du délire, de l'aveuglement, de l'égarement des sens. "Tu
ne sera jamais qu'exploité et spolié, sans que personne prenne ta défense. Tu prendra une femme comme fiancée,
mais un autre homme la possédera; tu bâtiras une maison, mais tu ne pourras
l'habiter; tu planteras une vigne mais tu n'en pourra cueillir les premiers
fruits. Ton bœuf sera égorgé sous tes yeux, et n'en pourras manger; ton âne te sera enlevé en ta
présence, et il ne te reviendra pas;
tes brebis seront livrés à tes ennemis, et personne ne prendra ta défense. Tes
fils et tes filles seront livrés à un autre
peuple; chaque jour tes yeux se consumeront à regarder vers eux, et tes mains
n'y pourront rien. Le fruit de ta terre et le fruit de ta peine, un peuple que
tu ne connais pas les mangera. Tu ne sera jamais qu'exploité et écrasé. Ce que
verront tes yeux te rendra fou (vv.29b-34) [...]. Tu jetteras aux champs
beaucoup de semence pour récolter peu, car la sauterelle la pillera. Tu
planteras et travailleras ta
vigne pour ne pas boire de vin ni rien recueillir, car le ver la dévorera. Tu auras
des oliviers sur toute ta ‘terre’, pour ne pas t'oindre d'huile, car tes
oliviers seront abattus. Tu engendreras des
fils et des filles mais ils ne t'appartiendront
pas, car ils iront en captivité. De tous tes arbres et de tous les fruits de
ton sol l'insecte fera sa proie. L'étranger qui est chez toi s'élèvera à tes dépens de plus en plus haut, et toi tu descendras de plus en plus bas. C'est lui qui
fera de toi sa chose, et non toi de lui; c'est lui qui sera à la tête, et toi à
la queue. Toutes ces malédictions t'adviendront, te poursuivront et
t'atteindront jusqu'à te détruire [...]" (vv.38-45a).
7. J'ai sauté provisoirement les versets
concernant les aspects
'politiques'[4]; ce texte
nous donne une fresque des bons/mauvais résultats de l'économie d'une maison de
paysans. Un lecteur moderne de la
Bible lira ceci en se disant qu'il s'agit d'une conception primitive, magique,
de la religion, qui sera dépassée par le
progrès spirituel et éthique de la Bible elle-même; et, s'il est croyant, pensera peut-être que tout ceci est quand même
dans le pouvoir de Dieu de le faire. Faisons alors abstraction, si l'on ose, de Yahvé et de ses
commandements. La question étrange est celle-ci: peut-on envisager une sorte de logique interne pour ce tableau des heurs et malheurs
d'une maison? Peut-elle nous aider à comprendre son économie elle-même?
L'art
du jardinier et du berger
8. Cette économie est celle des civilisations
néolithiques, c’est-à-dire des sociétés de villages, d'agriculture et
d'élevage. Ceux-ci représentent, par rapport à la cueillette et à la chasse, un
énorme gain d'économie: une plante cueillie qui n'est pas mangée mais plantée
dans ses semences donnera beaucoup de plantes pareilles, un bœuf et une vache
qu'on aurait chassé et pas tué et mangé mais élevé et nourri donneront beaucoup
de veaux. Il y a eu donc un saut de rationalité économique dans le remplacement
de l'art de chasser par celui d'élever, et de celui de cueillir par celui de
cultiver. Il s'agit d'arts,
de savoirs appris lentement, de savoirs-faire que l'on passe de génération en
génération. Et ces arts ont des incidences aussi
sur les plantes et les animaux eux-mêmes, car avant ils étaient soumis à la
"loi de la jungle": dans des territoires de nombreuses populations
végétales et animales, chaque espèce a 'appris' à se reproduire, en alliance
avec d'autres, en lutte de vie
et de mort aussi face à celles qui leur servent de nourriture, face aux autres dont elles
sont la nourriture. Chaque
espèce doit être pourvue d'organes,
comme on dit, d'astuces apprises
souvent, pour cette lutte sans merci qu'est la vie, la nature. L'agriculture et
l'élevage, c'est d'abord arracher à la ‘loi de la jungle' certaines espèces
utiles à la nourriture et à la vie, au travail, à la sécurité, etc., des humains, les
clôturer ensuite dans un territoire aménagé pour la plus grande fécondité de leur épanouissement. Et cela ne se fait pas au hasard:
il faut les défendre, d'autres herbes et/ou animaux, les nourrir, les soigner,
pour qu'elles soient fécondes (bénies). Car il y a des risques: d'impureté (malédiction), de 'sacré', auxquelles il
faut parer. Par exemple, "tu ne sèmeras pas dans ta vigne une deuxième
sorte de plante; sinon tout deviendrait sacré [c’est-à-dire, impur] à la fois,
ce que tu aurais semé et le produit de ta vigne" (Dt 22,9, TOB; cf. Lv
19,19). La question n'est pas tellement celle de savoir le pourquoi de ces règles (aussi: "tu ne
laboureras pas avec un bœuf et un âne ensemble; tu ne t'habilleras pas avec une
étoffe hybride de laine et de lin", Dt 22,10-11), mais celle de savoir
qu'elles existent, qu'il y a des mélanges, des désordres à éviter, pour que
l'ordre escompté soit. Les excréments des animaux, les cendres des mauvaises
herbes arrachées,
d'autres restes de végétaux, on les
utilise comme du fumier: le mauvais, l'impur, est enseveli et devient cause de
pureté, de fécondité[5]. Tout le système de la souillure, que j'ai développé
ailleurs[6], dans des domaines assez différents de la vie de la
maison, obéit à cette logique: séparer
ce qui est pur, fécond, de ce qui est impur, nuisible, inverser celui-ci, le
cas échéant, pour le faire devenir sacré, fécondable. Tel est l'art du jardinier, du
berger.
9. Tout art est le domaine et de règles et de
l'aléatoire. Aucun agriculteur
n'est jamais sûr de sa récolte, aucun berger de la santé et de l'accroissement
de son troupeau. Il doit les soigner de son mieux, selon les règles de cet art,
telles qu'il les a apprises de son père, et celui-ci du sien, telles donc elles
sont transmises de génération en
génération dans la maison, à la façon des recettes[7]. Cet art
économique fait aussi partie de la maison, comme tradition de savoir-faire[8]. Il répète
comme ses ancêtres ont répété: c'est là
l'un des traits décisifs de toute société, sa définition même comme
reproduction d'une population dans
une ‘terre’ au fil des générations[9]. C'est cela la bénédiction, la reproduction
heureuse, féconde et puissante d'une
maison; la
malédiction, ce sera ce qui fait échouer cette reproduction, l'extinction, la mort de la maison. La
maison est donc à comprendre
comme une double unité, à la fois économique et de parenté, sa terre cultivée et ses troupeaux - qui se transmettent par héritage, autant que les
savoirs-faire - en faisant partie essentielle.
La
bénédiction des ancêtres
10. Le destin de chaque maison est toujours
aléatoire et on ne peut faire face aux risques - pour lesquels la maîtrise
manque essentiellement - qu'en répétant ce que les ancêtres ont fait face à des
risques pareils. Car justement ils ont réussi, leur façon de faire s'est révélé féconde, bénie comme
reproduction : la maison
actuelle est l'effet de la fécondité de la maison ancestrale. Donc, on doit
dire que la maison est la bénédiction faite et ensuite 'dite' par les ancêtres, au seuil de leur mort[10]. Celle de
Isaac sur la maison de Jacob (Gn 27), celle de celui-ci sur les maisons de Juda
et de Joseph notamment (Gn 49). Le récit de la bénédiction de Isaac, 'volée' par ruse à Ésaü (qui
déjà avait laissé à son frère le droit d'aînesse) est significatif. Certes,
c'est Yahvé qui est invoqué dans la parole bénissante, mais il est le Dieu de
Isaac (Gn 27,20), c'est Yahvé-Isaac, si l'on veut, qui bénit. Fécondité des
champs et domination sur ses frères, sans rappel, sans qu'aucune autre bénédiction reste pour le frère trompé. Comme
s'il s'agissait simultanément d'un
héritage et du bonheur exclusif (des autres) dans cet héritage, et ceci par une
parole 'efficace', celle de l'ancêtre au seuil de sa mort. La mort du père de
la maison, dans la tradition
sacerdotale, est ainsi dite: "il mourut et il fut réuni à sa parenté"
(Gn 25,8, 35,29, 50,33, etc). On peut lire cette façon de dire dans la logique
du système de la souillure: le cadavre est quelque chose d'impur qu'il faut
ensevelir pour qu'il devienne sacré, c’est-à-dire, un ancêtre fécondant sa
maison, sa descendance[11]. Ce qui
implique donc que les descendants doivent
faire comme il a fait, d'une part, comme il leur a appris et enjoint de faire;
mais aussi que cette parole n'est pas disjointe de ce qu'elle dit, comme répétition de ce qu'elle a fait[12]. Ce qui nous
reste incompréhensible dans cette
notion de bénédiction (que nous fait l'imputer à une sorte de magie primitive)
vient de la tradition occidentale,
post-grecque mais permise déjà par Platon et Aristote, qui a séparé le discours
de la 'réalité' qu'il dit (voir 9. 10-12), séparé aussi les choses et les actions, avec
leurs 'noms', du contexte où elles sont actives et vivantes, séparé enfin le
'sens' du discours de sa force d'action, de son faire faire. Quand on prétend
que la parole, dabar, en hébreu, est
créatrice, on parle au nom de cette triple séparation, et en fait on avoue notre difficulté
de comprendre, non seulement les hébreux anciens, mais tout le monde pré-européen[13].
11. Ce que Heidegger, dans les années 50, a
appelé le Geviert, le Quadriparti, le Cadre des quatre - le
Ciel et la Terre, les Divins et les Mortels -, pour comprendre notre habitation
de humains sur Terre, peut nous aider ici[14]. L'économie
aléatoire de la maison des agriculteurs et éleveurs ne dépend pas seulement de
l'art appris des ancêtres ou des manquements à cet art, mais
aussi du soleil et de la pluie, de l'eau des sources terriennes, du sol, de la
fécondité des plantes et des femelles, de la santé du bétail, et ainsi de
suite. On aura beau bien travailler, il y aura toujours du 'bon' ou du 'mauvais
sort'; de même pour la fécondité ou la stérilité des femmes, pour les maladies énumérées dans Dt 28.
C'est que tout ce travail d'une maison relève des dons de la Terre et des dons
du Ciel. Or, cela est aussi du ressort des ancêtres, lesquels ont eu aussi à faire face à ces risques,
il faut être en rapport étroit
avec le Dieu qui les bénissait ainsi, comme les mythes transmis le racontent. Les
Mortels sur la Terre ne peuvent réussir qu'en
rapport étroit avec leurs Morts et leur Dieu ("Je suis le Dieu de ton
père", c'est comment Dieu se
présente à Jacob, Gn 46,3 et à Moïse, Ex 3,6), celui qui est du Ciel (des
pluies notamment, cf. Dt
28,12, cité plus haut). La bénédiction des ancêtres est celle de leur Dieu. La
logique des sacrifices est
celle du contre-don des
fruits des moissons et vendanges, du bétail
et des femmes, au don qui s'annonce dans les prémices et les premiers-nés. Et ces rituels
sacrés, d'autre part, ce sont aussi des répétitions liturgiques apprises des ancêtres, à
exécuter aux moments de risque de la maison: les naissances et les morts, les
mariages et les maladies graves, les époques critiques de l'année agricole et
des troupeaux (en plus des conflits et/ou alliances avec des étrangers).
On dira qu'en Israël Yahvé se détache nettement des ancêtres: bien sûr, mais
c'est justement l'un des traits majeurs de
l'œuvre des prophètes. Dans les mythes les plus anciens, ceux que l'on a
attribué au document Yahviste, le rapport entre l'ancêtre et son Dieu est,
comment dire?, celui d'une certaine appartenance
mutuelle: le Dieu est le Dieu, comme dans n'importe quelle religion, quoi qu'il
en soit de ses figures ou de son pluriel, il survit à la mort des ancêtres - et
c'est bien la différence, il n'est pas mortel; mais il est le Dieu du
père (déjà mort, justement), il lui
est en quelque sorte attaché (cf. Dt 10,15: "Yahvé pourtant ne s'est
attaché qu'à tes pères...", et aussi, en 33,3, "toi [Yahvé], qui
aimes les ancêtres..."), aux sanctuaires et autels qu'ils lui
construisent, au culte qu'ils leur prêtent, à la terre même, au territoire de
la maison[15]. Comme les
autres peuples, dira Michée 4,5: "car tous les peuples marchent chacun au nom de son Dieu, mais nous,
nous marchons au nom de Yahvé notre Dieu, pour toujours et à jamais". Il y
va de la querelle prophétique contre les Dieux des autres peuples: le sens de
cette querelle, en ce qui concerne les
autres peuples, est la possibilité même pour eux de reconnaître le Dieu de la maison d'Israël. Il
n'est pas facile (ou c'est peut-être mon ignorance) de citer des morceaux de la
Bible que nous avons pour argumenter, car elle argumente tout le temps en sens
inverse, et c'est justement là, dans
le besoin insistant d'argumenter en sens inverse, que se dit cette
attache. C'est le Cadre des Quatre de Heidegger: leur appartenance mutuelle. Si
la maison d'Israël vient à disparaître, ce
sera Yahvé lui-même qui disparaîtra aussi de la face de la Terre[16]. Ce qu'il
faillit arriver avec la catastrophe, l'exil de 587, comme il en arriva à
beaucoup d'autres peuples et à leurs Dieux. Ce qui est passionnant dans les
perspectives ouvertes par la nouvelle exégèse, c'est qu'il me semble que l'on peut suivre dans la Bible la
façon dont les Prophètes, avec leurs écrits, ont sauvé Israël, et sauvé Yahvé
lui-même.
Le
tissu des maisons
12. Il semblerait que l'on a fait le tour de la
maison. Il n'en est rien, ce que l'on a décrit n'aurait pas pu subsister tout
seul: chaque maison n'en est
une que dans ses liens avec les autres maisons, dans leur tissu. Chaque maison, en
effet, en Israël comme partout, tout en étant une lignée de père en fils, doit
à chaque génération établir une alliance avec une autre maison, en recevoir une femme pour son fils, une femme pour
chacun de ses fils, de même que ses filles sont données à d'autres maisons. Ces
alliances doivent se
faire au-dedans de la même tribu, selon Nb 36, 6-9, en rapport avec le maintien
des terres en chaque tribu, et surtout pas avec des maisons étrangères, avec d'autres Dieux (des
ancêtres d'autres peuples) (Ex 34,
15-16, Dt 7, 2-4), malgré que cela soit arrivé souvent et soit au cœur des
problèmes affrontés par
les prophètes[17]. Les premiers
travaux de Lévi-Strauss (1.24 et 2.5) ont bien montré que c'est là le cœur de
n'importe quelle société: elle n'existe que par ces nœuds, ce tissu d'alliances
obéissant à des règles strictes dont l'autre versant est l'interdit de l'inceste. Le terme
hébreu basar, chair, dit d'une part ce qui, avec les os, la peau, fait
le corps d'un chacun, mais il dit aussi l'unité des enfants nés dans une
maison, leur unité d'avec leur père, dont ils sont la chair. L'interdit de
l'inceste (Lev 18), c'est l'interdit, pour une maison, de se fermer au dedans
de soi-même, entre frères et sœurs, entre parents et enfants: ils sont tous de
la même chair, et une chair doit se coupler avec une autre chair pour devenir
féconde, pour être
bénie. Voici le mariage:
"l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils
deviennent une seule chair" (Gn 2,24).
13. L'alliance entre les maisons est ainsi
constitutive de la société
elle-même, fait de celle-ci un tissu de maisons. Mais il faut que ce tissu soit
organisé, réglé, dans ce croisement incessant
d'un homme et d'une femme se multipliant par deux, puis quatre, etc., quand on
monte ou l'on descend les générations. La règle primordiale est justement, parmi les multiples
possibilités créées par ces alliances, la définition généalogique de chaque
maison par le privilège
patriarcal: la maison est celle des mâles se succédant. Si l'on peut dire que
les hypothèses multiples sont de l'ordre du 'biologique', alors la maison, la
chair d'un père, c'est la création d'un ordre 'social' (dit par les
généalogies) se greffant sur l'ordre 'biologique'[18], en rendant
'viable' l'espèce biologique elle-même par la 'société' des alliances de
mariage ("l'homme est un animal social", disait Aristote). La rendre
viable, cela veut dire la rendre féconde, bénie: la bénédiction, c'est ainsi
l'impossibilité de séparer,
d'opposer 'l'espèce biologique' et le 'social', la nature et la société, la
chair et la maison. Impliquant le mariage, la maison est cependant déjà ce qui
rend le mariage possible, comme échange et alliance entre deux maisons, entre
deux généalogies d'ancêtres,
entre leurs Dieux aussi. Les clans font partie de ces règles généalogiques,
comme les tribus, comme Israël lui-même (voir Jos 7, 16-18): tout l'ordre
social est ainsi un ordre qui se reproduit par l'échange de femmes. Cette exogamie féminine est dangereuse pour la maison à laquelle
la mariée vient désormais
appartenir, car elle aura un rôle majeur dans les arts de reproduction de cette
maison, dont il faut qu'elle connaisse les règles du quotidien. C'est pourquoi
aussi, en plus des questions de sa part d'héritage dans les terres paternelles,
il faut une endogamie limitant l'exogamie primordiale: le jeu
des clans et des tribus comme limites des mariages vise justement à ce que les
femmes aient été initiées dès leur enfance à ces règles et usages qui sont
communs au clan, à la tribu, voire à Israël; or, le rapport aux ancêtres communs et à leurs traditions religieuses et
cultuelles en fait partie essentielle. Que la fécondité d'une femme en
enfants, notamment en enfants mâles, soit en rapport avec la bénédiction de
l'ancêtre et de leur Dieu, n'a de sens que dans ce cadre. Car un ancêtre ne
survit que dans sa descendance, qui gardera son nom vivant en Israël, et plus
grande sera cette descendance,
faite du plus grand nombre de maisons, plus le nom de l'ancêtre sera reconnu,
dans une extension plus grande du territoire.
C'est là le sens premier des bénédictions aux Patriarches, à Abraham, par exemple: "je
ferai de toi une grande nation et je te bénirai; je rendrai grand ton nom; sois
en bénédiction" (Gn 12,
2, TOB). Bénédiction aussi pour Yahvé, on y reviendra, la rupture d'Abraham d'avec le pays,
la parenté et la maison de son père étant aussi la rupture d'avec leurs Dieux.
14. Mais s'il en est ainsi, la bénédiction
d'une maison ne peut pas ne pas avoir de rapport avec les bénédictions des autres maisons
avec lesquelles chacune fait des alliances de génération en génération. Ces alliances concernent les
mariages et les rapports d'affinité, les partages des terres, mais aussi, dans
chaque village, de
nombreuses solidarités d'ordre économique, communautaire, juridique, cultuel:
les échanges et coopérations en travaux plus spécialisés ou d'intérêt de tout
le village, le réglage des
conflits, des dettes et des abus sur les maisons plus pauvres, la défense commune face
à d'autres villages rivaux ou bien à des étrangers menaçant une tribu, voire
l'ensemble d'Israël, les sanctuaires locaux et leurs rites, les calamités
diverses, et ainsi de suite. La logique de la bénédiction concernant une maison est sa fécondité en
enfants (et leur santé et capacité), en bétail et en récoltes: plus elle sera
bénie, plus elle sera puissante et riche, et c'est justement par là que les
autres maisons reconnaîtront qu'elle est bénie de par sa justesse même dans la
reprise des arts hérités de leurs ancêtres, de par sa sagesse donc, de par sa
justice par rapport à leur Dieu. Le nom de la maison, de ses ancêtres, est magnifié, il peut servir de bénédiction aux autres qui viendront apprendre de la
sagesse et de la justice du père
de cette maison[19]. Mais c'est
là aussi qui croît le danger:
"Quand tu auras mangé et te seras rassasié, quand tu auras bâti de belles
maisons et les habiteras, quand tu auras vu multiplier ton gros et ton petit bétail, abonder
ton argent et ton or, s'accroître tous tes biens, que tout cela n'élève pas ton
cœur! N'oublies pas alors Yahvé ton Dieu [...]. Garde-toi de dire en ton cœur:
'c'est ma force, c'est la vigueur de ma main qui m'ont procuré ce
pouvoir'" (Dt 8, 12-14a,17). C'est-à-dire - en anticipant sur la suite de
ce texte, on pose ici, avant 'l'oubli de Yahvé', celui de la bénédiction en
tant que don - c’est-à-dire donc, n'oublies pas qu'il s'agit de bénédiction, du don qui t'a été donné par le ciel et
par la terre, par les règles de sagesse et justice de tes ancêtres et de par
leur Dieu. À la racine de ce que j'ai décrit autrefois comme le système du don / dette, à la racine de la dette
est l'oubli de la bénédiction, de la
multiplicité du don. On n'est pas loin de Heidegger, de l'oubli de l'être, de
la donation.
La
béné(malé)diction
15. On peut donc penser que le travail du
penseur aura à voir avec nos difficultés d'occidentaux devant la compréhension
de ces questions de cœur. Il s'agit de l'éthique, de la morale, on pense donc
tout de suite à la vertu et au péché, à la responsabilité d'un chacun. Et comme l'on pense
d'habitude la société comme un ensemble
d'individus, c’est-à-dire, l'individu ou le sujet avant la société, on est surpris de lire dans Ez 14,12ss,
18, 33,10-20, Jer 31, 29-30, l'émergence de la "responsabilité personnelle" à l'époque de l'exil, et l'on
est porté à juger l'époque antérieure, celle où "les pères ont mangé des raisins verts, les dents des
fils sont agacés", celle où toute la maison de Coré disparaît engloutie par la terre (Nb 16, 31-32),
les enfants aussi, par la "faute" du seul père de la maison, on est donc porté à juger cette époque comme ayant une perspective plus
primitive, archaïque, de la morale. C’est-à-dire, une perspective que l'on ne comprend plus. Il s'agit
en effet d'une morale de
société, où les 'sujets moraux' ce ne sont pas les 'sujets humains', mais les maisons, dont nous nous occupons. Chaque personnage, dans n'importe lequel récit biblique, est présenté
comme, par exemple,
"Josué fils de Nun" (10 fois en 11 occurrences du nom de Josué dans Nombres). Saül fait David lui
promettre: "jure-moi donc par Yahvé que tu ne supprimeras pas ma postérité
après moi et que tu ne feras pas disparaître mon nom de ma maison" (1Sm
24,22). Dans des sociétés qui n'ont pas de croyance dans la survie après la mort (ni d'âme immortelle ni de
résurrection des morts), c'est la survie de leur nom que la bénédiction doit accomplir: "que survivent en eux mon nom et le nom de mes ancêtres, Abraham et Isaac", c'est la
bénédiction de Jacob sur les fils de José (Gn 48,16), comme c'était déjà la
promesse de Yahvé à Abraham: "je magnifierai ton nom" (Gn12,2)[20]. Il s'agit
donc d'une morale de la maison et de la bénédiction. C'est le fait que celle-ci
implique, en plus des dons de la terre et du ciel, avec ces dons plutôt, les
règles des ancêtres devant
régler les pratiques
quotidiennes des maisons, cet art de sagesse et de justice face à l'aléatoire
de ce qui arrive, c'est bien cela qui implique aussi une morale au cœur même de
la bénédiction comme fécondité
donnée, comme puissance
et richesse. Dit autrement: c'est parce que la bénédiction est à souhaiter, à
désirer, parce qu'elle est l'enjeu lui-même de la promesse, c'est à cause de
cela même qu'elle est lieu d'envie, avant de séparer dans ce mot un sens
'positif', comme 'bon' désir, et un sens 'péjoratif', comme 'mauvais' désir
(voir 6. 17 et note). Car toute la logique que l'on essaie ici d'évoquer implique que chaque garçon
d'une maison soit 'éduqué', comme on dit, pour devenir le père d'une maison et
pour être susceptible de
travailler / accueillir la bénédiction de cette maison à venir. Même en usant de la ruse, tel Jacob
incité par sa mère à voler la
bénédiction d'Isaac destinée à Ésaü, de façon telle que, une fois donnée, son
père ne peut plus revenir en arrière. Et cela sans que le récit propose un juste châtiment, car il se poursuivra, bien au contraire, dans le sens de la
bénédiction future et de Jacob et de ses
enfants, y compris la descendance d'Ésaü étant assujettie à celle de Jacob (cf.
Gn 27)[21].
16. Ce qui fait difficulté, c'est que c'est la
bénédiction elle-même - comme enjeu de la reproduction de la maison et des maisons, de la société, l'aléatoire étant au cœur
de son essence comme promesse - c'est elle qui recèle de façon indissociable a
priori la possibilité aussi de la malédiction. C'est ce que semblent dire les
sacrifices des animaux. Primitivement, tout animal abattu pour être mangé
devait l'être au sanctuaire[22] et son sang
ne pouvait pas être mangé, "car le sang est la vie de la chair" (Lv
17, 14, Dt 12, 23, Gn 9,4). Par quelle 'logique'? Il semble que tuer un animal
et en verser le sang, c'est nier la bénédiction qu'il est d'être né dans la
maison: ce sang ne peut donc être bu; son offre à l'autel renverse cette malédiction en bénédiction, ce que le sang
répandu par le prêtre signale, il est
devenu sacré, lien d'alliance entre
le Dieu et la maison (voir Ex 24,6-8), dans la mesure où le sang retourne à la source de la
bénédiction qu'il a été à la naissance, dans une sorte de cycle sacré[23] de la
bénédiction. C’est-à-dire que le fait même de se nourrir de cadavres (la vie
se reproduit par la mort)[24] implique une
'malédiction' au cœur de
la bénédiction, que celle-là ne peut pas être totalement empêchée: la vie implique la mort dans son essence même[25]. Le système de la souillure, c'est bien cela. Il
suffit de lire la liste des impuretés légales dans le Lévitique, pour s'en
rendre compte: soit le sang des femmes, par exemple celui des accouchements,
qui les rend impures pour 40 ou 80 jours selon qu'il soit un mâle ou une
femelle, soit la mort elle-même (impurs les cadavres et ceux qui les touchent);
or ils sont inévitables dans la plus pure des maisons. Car l'accouchement est
une bénédiction, il continue la maison, mais il se fait avec des fortes
souffrances de la mère, et d’autre part annonce en quelque sorte la mort du
nouveau-né un jour, aussi béni soit-il dans son travail qui, tout en étant
condition sine qua non de la
bénédiction des champs et du bétail, implique de son côté de la peine et de la sueur. Le
troisième rédacteur du
récit de la chute dans Gn 3.16-19 (voir 6.32-34) essayera de 'résoudre' cette 'contradiction', c’est-à-dire,
de décider dans cet indécidable vie-mort, béné(malé)diction: il interprète ainsi le récit de l'Eden et du péché dit
originel, en séparant le
bien et le mal, la vie et la mort. En effet, ce sont la douleur des
femmes dans l'accouchement, la
mortalité de l'homme (corrélât de sa naissance) et la sueur du travail des
champs, ce sont ces ‘malédictions’ qui accompagnent les plus significatives des
‘bénédictions’ - celles qui sont au cœur de la maison, en tant que parenté et
en tant qu’activité économique - qui
y sont posées comme châtiment du péché: comme malédiction survenue, et non
point comme mêlée indissociablement à la bénédiction des naissances et des
champs. Or, s'il y a quelque chose comme un 'péché originel', un 'péché' qui
soit antérieur à la responsabilité personnelle de chez Ézéchiel, quelque chose qui soit
au cœur de l'humain avant qu'il ne soit en état de décider de ses conduites
entre sagesse et folie, justice ou
agression, il semble bien que c'est quelque chose qui relève essentiellement de la béné(malé)diction. On
pourra regarder, en suivant les analyses de
H.W.Wolff[26], le mot
hébreu nèfèsh, dans son étonnante polysémie: selon les contextes, on le traduira par
gorge et le désir d'avaler, bon ou mauvais (c’est-à-dire, faim ou rapacité), le souffle et ce qu'il peut dire
comme appétit ou désir, la vie
de celui qui respire, le cou et les menaces sur lui (l'extérieur de la gorge),
le désir comme aspiration, ardeur vitale,
convoitise, désir illimité qui brûle l'homme, les émotions de 'l'âme'
(compassion par l'infortuné, haine, amour, chagrin, réjouissance), la vie ("le sang, c'est la nèfèsh, la
vie", Dt 12, 23) ou l'individu (voire son cadavre[27]), nèfèsh pouvant
devenir même un pronom personnel. La reproduction
de la maison, la bénédiction qui la soutient au cours des générations, ne peut
donc se faire sans que chaque humain naissant
chez elle ne soit pas nèfèsh, porté par du 'désir' plus ou moins violent,
par l'envie de bénédiction de sa maison, de sa survie à elle. Disons que c'est
justement ce qui rend de
la pulsion à chaque maison, que c'est la bénédiction qui engendre le 'dynamisme' d'un chacun: le ressort de
la maison, c'est les envies de ses humains.
17. Le père de la maison est donc là,
travaillant et gouvernant sa
maison. Là, c’est-à-dire aussi devant les autres maisons avec lesquelles il noue des rapports, des échanges,
avec lesquels il a aussi des conflits. Comme partout. Jeune homme, il a pu désirer telle fille, et ne pas l'avoir eue. Il
peut travailler certains jours pour un autre plus riche (béni) que lui,
d'autres peuvent travailler dans ses champs, des dettes se contracter de part
ou d'autre, dont on ne veut/peut pas payer, dont on veut se faire rembourser,
et ainsi de suite. On arrive donc facilement à des envies, des convoitises des
bénédictions que les autres manifestent, à des
menées agressives, à des revanches. Comme partout: sans cela, aucune société ne
serait viable, il lui faut du 'dynamisme',
disons. L'exogamie qui résulte de l'interdit de l'inceste a comme ressort l'envoi des jeunes gens
à la vie adulte, à constituer leurs
maisons à partir de leur héritage, à désirer très fort la bénédiction de leur
maison, à devoir composer avec les autres mais à les envier aussi. Tout ceci est
une
société comme tissu de maisons, tout ceci implique qu'elle ne peut fonctionner sans un droit, sans une morale. Les
cinq derniers paroles du Décalogue résument fort heureusement cette morale.
"Tu ne tueras pas. Tu ne
commettras pas d'adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de faux
témoignage contre ton voisin (ou prochain). Tu ne
convoiteras pas la maison de ton voisin; tu ne convoiteras la femme de ton voisin, ni son
serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne: rien de ce qui est à lui"
(Ex 20, 13-17)[28]. Il va de soi
qu'aucune société ne peut exister en tant que telle si elle ne se propose pas
très fortement des interdits de ce type.
18. Ils rassemblent la morale de la/les
maison(s), tout en disant en deux
volets ce qu'il faut respecter des autres maisons pour que sa maison à soi soit
bénie. Il s'agit de la vie, du père de la maison avant tout, car de sa vie dépend la
bénédiction de toute la maison, de la vie
de chaque humain aussi de cette maison. Ensuite
de la source de reproduction, de bénédiction, de cette maison, le sein de la
mère. Enfin des 'biens' qui sont l'effet de la bénédiction, énumérés au dernier verset: la maison
comme lieu de demeure, les champs, les serviteurs, le bœuf, l'âne. Les trois
premiers versets interdisent l'agression, la destruction ou l'accaparement (la malédiction) de ce qui constitue chaque maison, de ce que lui a été donné comme
bénédiction. La malédiction, ce sera
justement l'annulation de cette bénédiction donnée: le tueur, l'adultère, le
voleur, ne peuvent recevoir
bénédiction de ces
actes; contre ce qui est don, ces actes sont des dettes (des péchés). Le deuxième volet d'interdits redouble
en quelque sorte le premier: le nom d'un père de maison est le signe même de la
bénédiction reçue, sa reconnaissance
sociale par les autres
maisons, c'est aussi, et du même coup, la reconnaissance
sociale de ses ancêtres, de sa
généalogie, de leurs sagesse et
justice transmises de génération en génération, de leur survie au-delà de la
mort, de leur vie tout court, car le nom est à la base de tous les échanges
sociaux, du nœud de la maison aux autres, ce nœud sans lequel la maison ne peut
vivre. C'est de ces noms de maisons que sont tissés les récits bibliques (voir §§13 et 15). Le
faux témoignage est un attentat, si l'on peut dire, comme quand le discrédit
d'une banque, par exemple, mène à sa ruine. La source de cet attentat, c'est la nèfèsh, l'envie, la
source de bénédiction devenue source de malédiction. De même pour la convoitise: de la maison du voisin, détaillée dans sa femme, ses
champs, ses serviteurs et son bétail. La convoitise, ce ne sont pas des
'mauvaises pensées intérieures', mais
des stratégies, des ruses, des
desseins, des dissimulations, en vue des actes interdits avant.
Comme si ce deuxième volet
répondait au besoin d'un art de vivre, d'un éthos comme diraient les Grecs, concernant les envies, d'une
sagesse et d'une justice des
pratiques concernant non seulement les maisons des voisins, des proches, mais aussi celles de son
art de jardinier et de berger: c’est-à-dire un art de l'accueil du don dans son
travail pour la maison, un art de discernement
de la bénédiction, impliquant d'ensevelir ces 'mauvaises envies', comme l'on fait pour le fumier[29], les détournant vers la bénédiction elle-même: et la
sienne, de sa maison, et celle de ses voisins. Lev 19, 9-19 expose une série de
règles de cette sagesse et de
cette justice concernant le
rapport entre ce que l'on fait pour sa maison et les autres maisons: la logique interne
de ces préceptes est celle du don qui est le même dans les diverses maisons, et
le dernier dit: "tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple; tu aimeras ton voisin
comme toi-même". Avant de s'agir d'un précepte moral,
et comme condition même de la morale, de l'art des pratiques quotidiennes, c'est un élément intrinsèque de la logique sociale, de la logique du tissu des
maisons. Celui-ci ne peut tenir, être béni, que dans cet art de désirer la
bénédiction et pour sa maison et pour la
maison de son voisin, cet art de faire circuler les dons, les bénédictions,
d'endiguer les agressions. Tout le droit, toute la morale en découlent, ce que j'ai décrit jadis du système
du don/dette. Par exemple, les préceptes sur le droit des orphelins, les veuves
et les étrangers - c’est-à-dire ceux qui n'ont point de maison - à cueillir du
raisin et des épis, des restes des moissons
et des vendanges (Dt 23, 25-26,
24, 19-21), sur la dîme triennale de tous ses revenus "au lévite (sans
terre), à l'étranger, à la veuve et à l'orphelin" (Dt 26,12), sur les
gages et les dettes des pauvres, le salaire devant être payé chaque soir,
l'interdit de l'intérêt, etc. (Dt 24, 10-20, 23, 20). Plus qu'une sorte de
morale sociale de compassion
pour les pauvres, il s’agit d'une condition de bénédiction pour chaque maison
elle-même: ne pas oublier que ce que l'on a, on l'a reçu comme don, c'est de la
bénédiction, c'était
l'invitation de Dt 8, 11ss, cité plus haut.
Loi
et bénédiction
19. Il n'y a donc pas ici aucune conception
archaïque, aucune
conception pré-logique ou plus ou moins magique, mais tout simplement la logique d'une société tout
court[30]. Si l'on
relit les deux grandes listes des bénédictions et malédictions de Dt 28 et de
Lev 26, on pourra les comprendre maintenant plus aisément, j'espère. On peut proposer une sorte de
compréhension plus élaborée. C'est comme si tout ce qui fait la vie et le
travail d'une maison était lié, d'une liaison concernant, disons, les énergies de cette vie et de ce travail. Les
animaux 'sauvages' vivent en des sociétés, leurs rituels - Lorenz nous l'a
montré - empêchant qu'ils ne se mangent les uns les autres
et les liant en solidarité dans la
prédation d'autres animaux, souvent avec un chef qui les guide. La domestication remplace ce chef par le berger, lequel donc, avec des rituels spécifiques
aussi, son art de berger, entre en rapport avec le groupe de ses animaux en
ordre à les maintenir liés, à les nourrir, les faisant travailler dans son
labeur agricole aussi: il s'agit donc de circulation d'énergies entre le bétail, les plantes qui les nourrissent, les
humains de la maison que les
animaux serviront à nourrir aussi, et le sang est comme le signe de toute cette
circulation d'énergies, la vie, la nèfèsh. Il pourra ainsi être
répandu sur l'autel comme don au Dieu, don qui reconnaît que la victime est son
don à Lui, liant le travail de berger avec Celui
qui le donne. De même pour les prémices végétales. Les énergies de chaque membre de la maison se nourrissent de ces végétaux et de ces
animaux; donc la santé et le bien-être d'un chacun, y compris des femmes enceintes qui accouchent, sont en rapport avec tout
le travail de chaque jour. Les énergies au travail sont ainsi liées. L'interdit
de l'inceste, repris de Freud et de Lévi-Strauss, lie l'ensemble de la maison,
comme une chair, en 'sublimant' ces énergies pour ce travail journalier,
justement. C’est-à-dire que tout se passe comme s'il y avait une sorte d'impératif du travail, ayant sa source dans ce
que l'on pourrait appeler, avec Kuhn, le
paradigme
des règles de cet art de jardinier et de berger, de père de maison, sans lequel la ‘terre’ de la maison
reviendrait à la jungle d'avant le néolithique, à la malédiction (comme un jardin abandonné de chez nous revient vite à la brousse).
La bénédiction est cette circulation des énergies dans le travail quotidien, la
fécondité de ce travail
due à l'art reçu des ancêtres. Le paradigme serait le système de toutes les règles de
reproduction d'une maison, y compris donc celles qui règlent leurs rapports,
échanges et conflits, don
et envie, avec les maisons voisines[32]. Toutes les
règles: y compris celles de
la langue, par exemple (phonologie, syntaxe, sémantique, codes textuels), de la cuisine (tout le
système d'interdits de Lev 11 concernant les
animaux que l'on ne doit pas manger, surtout pas le sang), de la médecine, des
funérailles, et ainsi de suite. Bref, ce paradigme, c'est la Loi d'avant les
Prophètes.
La loi des ancêtres, celle qui a déjà été leur loi dans leurs maisons, reçue aussi de leurs ancêtres à eux. La Loi
est la loi des Morts qui régit les Mortels avec Ciel et Terre, la loi qui
permet d'ajourner la mort, la malédiction, qui permet de survivre, qui promet
la bénédiction. Elle dépasse la mort de chaque génération de mortels, de vivants en vivants, elle est donc la
loi du Dieu et des vivants et de
leurs ancêtres, dans la terre qui fût déjà la leur[33]. Les
prophètes ne l'inventeront pas, cette Loi qui est Promesse de don : ils
l’ont pensée. Elle ne concerne pas seulement chaque maison, mais le tissu des
maisons, la maison-clan,
la maison-village, la
maison-tribu, la maison d'Israël. Elle interdit certaines pratiques, régularise d'autres, et surtout
incite, promeut, fait faire, promet.
20. Quel critère faut-il avoir pour savoir s'il
s'agit ou pas de société, là où il y a des humains ensemble? Il faut qu'ils
aient des 'structures' qui organisent leur activité au fil des jours et des années, qui permettent donc leur reproduction,
et qu'ils puissent être en mesure de transmettre ces structures, ces usages, de génération en génération, d'ancêtres en
descendants. On pourra dès lors compléter 2. 5 et dire qu'une société est
l'ensemble complexe des usages qu'une population se transmet d’ancêtres en descendants
dans une terre donatrice de béné(malé)diction. Voici comment, à
partir des Structures élémentaires
de la parenté
de Lévi-Strauss et du motif derridien de l'itérabilité (§ 22), j'ai commencé à
comprendre la lacune de toute philosophie
sociale européenne: on comprend que j'ose intervenir dans ces questions, sans être
exégète, ni spécialiste[34]. Car il ne
s'y agit pas de décrire une société qui soit entièrement différente des autres sociétés. Certes, elle a son histoire à
elle, et c'est cette histoire qui l'a singularisé, comme les autres sociétés, semblables
à celle d'Israël et différentes aussi. Le travail à faire par ceux qui connaissent l'hébreu et le détail des textes reste en
entier. La question des 'emprunts' d'Israël à d'autres sociétés voisines se
pose, bien sûr, puisqu'il ne doit pas s'agir de trouver à outrance une
'originalité' d'Israël: sa différence envers les sociétés anciennes ses
voisines, ma thèse ici, c'est que cette différence concerne surtout l'écriture de ses prophètes.
La
pensée, bénédiction de l'écriture
21. Pour finir, j'essayerai de montrer comment
notre société à nous, chacune de ses institutions et le réseau qu'elles forment
(en quelque sorte ayant 'remplacé' le rôle - économique, mais dans bien
d'autres domaines aussi - des maisons de jadis), avec nos fragiles familles à
nous en sorte d'appendice, comment donc on peut comprendre que notre société à
nous est aussi loi-promesse-don,
c’est-à-dire bénédiction (et malédiction: ses catastrophes, les
grandes et les petites, les accidents et les maladies, etc.). Soit la langue et
la culture d'un peuple: c'est quoi? C'est ce que ses ancêtres lui ont transmis, d'une part le système
assez complexe et minutieux des
règles linguistiques (phonologiques, syntactico-sémantiques, codes textuels), d'autre part, mais
sans que l'on puisse les dissocier, un ensemble de textes, oraux et écrits, à
travers lesquels les gens de ce peuple apprennent à parler, à lire, à écrire, à
faire de la culture. C'est à partir de ces dons de nos ancêtres que nous pouvons, que je peux, par exemple, écrire ce texte-ci que je suis en train
d'écrire. Pourquoi je peux le faire, tant bien que mal? Parce que j'ai lu
beaucoup d'autres. D'auteurs encore vivants, comme Derrida, Ricœur, Schmid, Rentdorff, etc., d'autres déjà morts, Von
Rad, Noth, Wellhausen, Heidegger, Freud, Barthes, Saussure,
Husserl, Nietzsche, Marx, Hegel, Thomas d'Aquin, Aristote, Platon, etc., etc.[35] Les uns, je
les ai lu dans certains de leurs textes, traduits ou pas, ou bien dans des
cours que j'ai suivis, mais aussi dans d'autres textes encore; de Wellhausen, par exemple, je
n'ai jamais rien lu mais il a
été lu par ceux que j'ai lu, et ainsi de suite. Dans toutes ces lectures,
toujours partielles par définition, sinon fragmentaires,
dans tous ces textes il y a des règles, des codes textuels, disons, ils ont une loi (voire
plusieurs): définitions de concepts, arguments,
apories, contradictions, etc., en bref des 'pensées'. Ces textes pensent,
c’est-à-dire, leurs règles donnent
à penser à leurs lecteurs. Et si on les prend, c'est parce que l'on sait déjà,
de l'expérience d'autres
lectures, qu'ils promettent de la pensée, comme leur bénédiction,
qui a été donnée à leurs auteurs par leurs ancêtres à eux,
qui nous parvient à nous, leurs descendants.
Cette bénédiction est
expérimentée parfois justement comme
expérience de pensée,
bouleversement soudain, illumination où l'on comprend ce que l'on cherchait
confusément, le sachant ou sans
le savoir, ou même comme pensée que l'on
n'attendait pas du tout, du don presque pur, et cette expérience peut parfois
nous faire tressaillir dans notre chair, nous mettre dans une joie profonde, qui sait?, nous faire même pleurer face
au don inouï. Cet exemple peut être repris pour n'importe quelle institution de
notre société: soit que l'on ait reçu de la génération d'avant et on la change
ici ou là[36]; soit qu'on
la commence, c'est à partir d'autres analogues
que l'on a reçu comme don et promesse de survie en tant que société. C'est
cela, dans leurs maisons et problèmes quotidiens, que les hébreux ont appelé bénédiction.
22. Disons brièvement que j'ai essayé de
comprendre ces règles des
usages du quotidien social, cette loi de toute société transmise par les
ancêtres et impliquant un art face à l'aléatoire, à partir du motif derridien
de l'itérabilité[37]. Il s'agit de
la répétition qui s'altère
plus ou moins quand elle se répète, du fait du nouveau contexte, situation, rencontre, bref de l'aléatoire. Comment la modernité nous a changé, ce sera l'un des motifs
de ce texte; la culinaire (n. au §
9) reste un des derniers bastions du traditionnel, qui nous permet de comprendre ce qui est
une société. Où bien le langage. Qu'est-ce qu'une langue? Des répétitions de phonèmes et/ou lettres, de mots, de règles
syntaxiques et textuels (codes).
D'où viennent ces répétitions sinon de nos ancêtres qui parlaient déjà cette langue? Nous n'avons aucune raison d'autre pour la parler, notre langue maternelle.
Comment y-a-t-il altération? Ce qui
se répète, de façon très stricte, c'est la structure signifiante de Saussure, les différences entre phonèmes et mots,
par exemple, qui sont toujours les mêmes, tandis que chacun de nous, dans sa
voix, son timbre, ses entonations, etc, altère empiriquement les mêmes mots et phrases dites par
une autre voix. Ou bien, le même texte écrit à la main (crayon, craie, stylo),
dactylographié ou imprimé, ou bien dans l'écran d'un ordinateur: toujours des graphies empiriquement différentes d'un même texte,
c’est-à-dire les mêmes différences linguistiques qui se répètent. Voici un exemple d'itérabilité. Mais
il y a un autre, celui des citations. Une certaine phrase citée d'un texte,
arrachée à son contexte et insérée dans un
autre contexte, c'est une répétition dont
le sens s'altère, plus ou moins, du fait de la différence des jeux contextuels (polysémie). Or,
c'est ainsi que nous apprenons, soit
à parler, soit à comprendre, à savoir, à penser, à partir des discours des autres et des greffes que
l'on fait entre ces discours (avec
leurs savoirs, pensées, etc.). Ces règles ou répétitions de la langue sont
faites de façon à rendre possible à chacun qui parle ou écrit de pouvoir
organiser son discours selon l'aléatoire de sa situation
d'interlocution, son habileté, sa pertinence:
ce sont ces règles qui rendent possible l'art du locuteur, ce que nous appelons
son savoir, son intelligence, sa pensée. Au lieu de déterminer, de contraindre
celui qui parle, elles sont la condition de sa
liberté de parleur et du même coup la possibilité de se faire comprendre (puisque les autres parlent selon les
mêmes règles de la langue). Ce qui nous rend difficile de comprendre cette importance de la répétition comme règle, c'est peut-être
l'idéologie du neuf qui est intrinsèque à notre modernité. Mais pensons aux textes d'un
grand inventeur en physique, par
exemple Einstein. Personne ne songe une seconde qu'il a inventé tout seul toute
la physique, en une grande première. Une
lecture de ses textes pourrait montrer comment l'énorme majorité des choses
qu'il savait, il les a
apprises de ses ancêtres en physique, dès
Galilée et Newton au moins, qu'il répète de façon
altérée par la tradition physique elle-même. Ce qu'il a inventé n'est repérable
que comme façon de greffer différemment des
apports divers de physiciens et
mathématiciens, mais aussi de philosophes (même s'il ne les a pas lu, ni
entendu parler dans ses études et lectures)
et autres. Laïcisés pourtant, nous ne sommes pas structurellement aussi différents que l'on pense de ces vieux hébreux
dont parle la Bible: ce qu'il
fallait démontrer.
[1] Mais 'maison' en français peut avoir aussi quelques uns de ces sens
multiples, c'est la fonction même du dictionnaire qui l'oblige à la différenciation.
[2] Il serait peut-être mieux de ne pas parler de 'famille' ici, ce que
nous appelons de ce nom, le couple et ses enfants, étant une invention
moderne.
[3] Il n'y a pas de mot primitif en hébreu pour dire le mariage, disent
les exégètes (pas non plus dans les langues indo-européennes, remarque Benveniste,
Vocabulaire des institutions indo-européennes, I,
Minuit, p. 239). 'Mariage' en français privilégie le rapport au 'mari',
'casamento' en portugais à la 'maison' (casa) - littéralement, ce serait 'le
maisonnement' en français - et le mari anglais, 'the husband', à son tour, dit
le rapport du 'mari' à la 'maison' (littéralement 'lié à la maison').
[4] On y reviendra en 4.4
[5] C'est au sociologue A. Joaquim que je dois l'indication concernant cet
art du jardinier-berger.
[6] Belo, 1974, pp. 63-71.
[7] 'Recette', c'est reçue des ancêtres, c'est
leur don. En portugais moderne, le mot dit aussi l'ordonnance d'un médecin (un ordre à suivre strictement), cette polysémie
signalant sans doute comment une recette traditionnelle était reçue: comme une
injonction qui doit être suivie telle quelle.
[8] C'est encore ainsi, à peu de choses près (l'emprunt de recettes
étrangères), l'art culinaire chez nous. Il implique composition assortie
d'aliments divers (d'origine animale ou végétale, eau, sel...), de façon à
garantir la nourriture suffisante (même que l'on ne sache rien de protéines ou
calories), un bon mélange entre eux, le goût, la variété selon les saisons.
Or, comment être sûr de le réussir? En faisant comme les anciens ont fait, selon
leurs recettes, c'est le seul moyen.
[9] Comme toute institution, école, entreprise, etc. où chaque jour il
faut que l'art de la faire marcher soit tenu, sous
peine de chaos, et cet art leur vient de leur tradition.
[10] C'est donc une raison confirmée par l'expérience qui fait les gens répéter, et non point une conception magique des
choses. Car la bénédiction est la reproduction réussie. On peut dire que les
Prophètes ne poseront des questions à cette tradition que quand deviendra
manifeste qu’elle est devenue impuissance à assurer la bénédiction.
[11] S'il n'est pas enseveli, il devient du "fumier" (2R 9,37 et
Jr 8,1-3), fécond à l'égard des plantes, pas de sa descendance.
[12] La répétition devient le plus stricte possible, éloignant l'aléatoire
autant que possible, dans les rituels sacrés, à relire scrupuleusement en latin
(voir note à 2.5). Quand on répète tel quel, on fait le même que les ancêtres ont fait depuis de nombreuses générations, on est - le temps d'un rituel, où l'on n'est que
ce rituel - le même que tous ces ancêtres ont été.
Le sacré ce serait ce même ancestral, ce qui assure bénédiction. Pareil à la
culture chez nous: si on lit un poème d'Éluard, on est, le temps de cette
lecture, le même que le poète a été en l'écrivant, le même que sont tous ses
lecteurs (un même itérable, voir § 22).
[13] Cette séparation a eu des conséquences très importantes dans la modernité
européenne, on n'a pas à être 'contre' elle, ce qui n'aurait aucun sens. Je ne
prétends pas ici 'comprendre enfin!' la 'logique de la bénédiction', car justement
il ne s'agit pas d'une 'logique': je crois en effet que nous ne pouvons plus
comprendre ce dont il s'agissait, nous sommes pour de bon étrangers à la Bible.
[14] Je m'expliquerai plus loin (7.7-10) sur ce motif heideggérien.
[15] D’une façon théorique, on peut dire que les divinités d’un peuple ce
sont leurs ancêtres en retrait: morts, ils ne sont plus ‘présents’, mais ils ne
sont pas non plus ‘absents’, puisqu’on répète leurs usages; cette non-absence
(puisque ayant des ‘effets’ aujourd’hui) de ce qui n’est pas présent ce serait
le retrait (sacré) des ancêtres.
[16] Voir ce raisonnement par rapport à plusieurs nations vaincues, y compris
Samarie, dans 2R 18,33-35. Voir aussi 1 Sm 26,19 et la note de B.J.
[17] Francolino Gonçalves, qui m'a fait l'amitié de lire le manuscrit des
chapitres 3 à 7, a attiré mon attention sur le fait que souvent ce que
j'attribue aux prophètes va au-delà de l'exégèse des textes. Disons que je
mets sous l'étiquette 'prophètes' tous les auteurs des livres bibliques plus
anciens, autant ceux des prophètes proprement dits que les narratifs et
législatifs. Je joue sur un 'implicite' des textes, en essayant d'assurer la
cohérence de l'ensemble de ma lecture.
[18] Chaque humain a 2n
ancêtres, n étant le nombre
de générations au-dessus de lui (deux parents, quatre grands-parents, huit
bisaïeuls, etc.); la généalogie obéit à un critère social discriminatoire, le
sexe mâle (ou l'autre, dans quelques rares sociétés matrilinéaires), qui
restreint la généalogie à un seul ancêtre par génération. Ce sont les
généalogies ainsi construites - les maisons - qui échangent leurs femmes, en
faisant des alliances entre elles. C’est cette dimension généalogique et ce
réseau d’alliances du tissu des maisons qui permet que ce mot soit élargi à la
société d’Israële en son entier, avec ses ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob.
[19] C'est, par exemple célèbre, ce qui est mis en cause dans le livre de
Job.
[20] Comme quelqu'un qui met son nom dans son entreprise - Louis Renault ou
André Citroën dans leurs voitures - pour que ce nom puisse lui survivre, ou
bien un écrivain dans ses livres. L'une des choses surprenantes de l'écriture
biblique est de constater que ces vieux noms de sémites ont été connus par de
nombreuses générations, autant juives que chrétiennes: cette promesse là s'est
bien accomplie!
[21] Avec les passages concernant la polygamie des Patriarches et des Rois,
l'octroi du divorce par la loi de Moise, c'est ici un récit qu'il est difficile
de lire en liturgie, d'en faire sujet de prêche, sans recourir justement à
l'idée d'archaïsme, voire, comme Jésus chez Mathieu,
de dureté de cœur des anciens.
[22] Voir TOB, note à Dt 12, 15.
[23] Comme Is 55,10-11 parle du cycle de l'eau. Je serais tenté de penser
que c'est cette inversion de l'impur-maudit en pur-béni (comme le fumier, § 8)
qui est au cœur du sacré et de ses rituels.
[24] Voir Belo, 1974, p.67.
[25] Nos mots 'béné-diction' et 'malé-diction' ont malencontreusement
'bien/mal' dans leur composition, ce qui n'est pas le cas de l'hébreu 'barak'
(que l'on traduit par 'bénédiction'). Est-ce que ce terme n'aurait pas d'abord
une équivalence à celui de 'sort' ou de 'chance', qui peuvent être bons ou
mauvais? Voir 1 R 21,10,13, Job 1,5,11 et 2,5,9, Ps 10,3 et les notes de B.J. et
TOB, celle-ci parlant d'euphémisme (sic) et d'antiphrase.
[27] L'auteur cité souligne que "la nèfèsh
n'a jamais la signification d'une substance vitale indestructible distincte de
la vie corporelle et qui pourrait subsister indépendamment du corps" (p.
25). La nèfèsh, dit Wolff, caractérise l'homme
"comme un être isolé qui ne possède pas la vie par lui-même et ne peut la
conserver, comme un être qui désire passionnément la vie, comme l'expriment si
bien la gorge, organe de l'alimentation et de la respiration, et le cou,
partie du corps si vulnérable" (p. 29). Il est cependant permis de garder
contre Wolff le sens fort à nèfèsh dans la lecture
du récit de la bénédiction d'Isaac: "...afin que ma nèfèsh te bénisse avant que je meure" (Gn 24, 4), dans un contexte où
Isaac désire ardemment manger. L'auteur le refuse pour ne pas se trouver
"en face du résidu de conceptions magiques" (p. 28).
[28] Dt 5, 17-21 dit le même très exactement à une différence de mot près,
sauf pour le dernier verset, où la femme vient d'abord, et les champs après la
maison, et aussi où le mot pour ces convoitises après celle concernant la
femme, est un mot plus fort, soulignant l'immodération, passionnée et revendicatrice,
de cette 'convoitise'. Voir la note de la TOB à ce passage.
[29] La psychanalyse a montré comment le refoulement des 'mauvais désirs',
opéré par l'interdit de l'inceste et par les règles majeures de la morale sociale,
est le ressort 'dynamique' de la sublimation éthique.
[30] Par rapport à ma proposition de 1974, j'aurais surtout à critiquer
l'opposition entre les deux systèmes dans les deux derniers chapitres (pp.
84ss). Ce furent les prophètes eux-mêmes (et Jésus plus tard, voir 7,31) qui
ont accentué cette opposition contre les prêtres de la cour, mais comme jeu de
domination, car aucune société ne peut exister sans des systèmes de ce type.
Ici j'ai essayé de les rapporter l'un à l'autre.
[32] Chez J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, enquête sur la
sorcellerie dans le Bocage, Gallimard, 1977, on
trouve une 'logique' semblable avec une toute autre morale, de haine et point
d'amour: dans chaque procès de sorcellerie, tout le domaine d'une maison, la
femme et les enfants, les domestiques, les terres, les arbres, les cultures,
les troupeaux, les machines agricoles, et ainsi de suite, tout cela semble
faire un-seul-corps, celui du père de maison. Il n'est pas impossible,
peut-être, bien que très difficile, d'envisager qu'un travail interdisciplinaire
puisse aider dans la voie de la compréhension de ce que je propose ici: la
biologie des hormones (J.D. Vincent, La biologie des passions, ed. Odile Jacob, 1986) serait à articuler avec des recherches
d'éthologie et d'anthropologie.
[33] Il y a un épisode quelque peu bizarre à nos yeux qui semble relever de
ce rapport intrinsèque de la bénédiction à la terre. Il s'agit de 2 R 17,24-34:
les nouveaux habitants de Samarie, 'importés' par les Assyriens, sont menacés
par des lions, et l'on doit faire venir un des prêtres déportés pour leur apprendre
les rites du Dieu du pays et avoir la paix.
[34] L'exégèse biblique, en tant que science, connaît les mêmes questions
des autres sciences de l'Occident. Si l'on a du mal à comprendre cette liaison
des énergies au travail comme constituant la maison dans ses rapports avec les
maisons voisines, c'est parce que le projet épistémique des sciences européennes
est centré sur des 'étants', comme disent les philosophes, sur des
'phénomènes', et que l'on ne peut les étudier qu'en les 'isolant' dans un
'domaine scientifique' comme condition de trouver des rapports de 'cause-effet'
permettant de formuler des lois scientifiques. Cet isolement nécessaire (des
laboratoires des spécialistes) oublie l'être, en termes de Heidegger,
c’est-à-dire ce qui donne ces étants-phénomènes; et l'oublie pour des raisons
essentielles: aucune science ne peut rien savoir de ce qu'elle élimine comme
condition de ses explications scientifiques elles-mêmes. Toute explication
exégétique, les miennes comme les autres, 'arrache' des segments textuels à
leur contexte et les approche d'autres segments textuels également 'arrachés'.
Il reste toujours des résidus: c'est la condition de toute lecture, de toute
écriture. C'est pourquoi il faut parfois élargir le paradigme.
[35] Et la Bible aussi, bien sûr. Mais qu'est-ce que lire la Bible?
Est-elle lisible en tant que la Bible? Tant de livres, si disparates en
termes de contenu, comme on dit, de rapport entre les uns et les autres, de
sédimentations de couches rédactionnelles... Si l'on lit l'un ou l'autre,
peut-on lier ces lectures à celles d'autres, de façon à en avoir une 'unité',
la Bible? Et puis, les notes explicatives nécessaires, la dépendance où l'on
est des spécialistes: lit-on de la Bible autre chose que des citations, plus ou
moins longues?
[36] On reviendra longuement sur la différence de la modernité: les
contemporains, qui 'inventent', y gagnent aussi une place d'ancêtres, souvent
avant leur mort.
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