1.
Dans le nouveau paradigme, c'est donc le Deutéronome, parmi les onze premiers
livres de la Bible, le premier texte écrit. Il se distingue assez nettement des autres, qui sont des
séries de récits (sauf le
Lévitique): ils seront rajoutés au Deutéronome, les uns après lui, les autres
avant. Mais lui, ce n'est pas un récit, c'est une large scène discursive.
Une scène
discursive
2.
Regardons-le dans sa structure. Les chap. 1-30 se présentent comme l'ensemble de trois discours de
Moïse au peuple d'Israël, dans le
pays de Moab, au-delà du Jourdain, c’est-à-dire avant l'entrée au pays de
Canaan que racontera le livre suivant, celui de Josué. Les 4 derniers chapitres
(31-34) font le récit de l'institution du même
Josué en tant que successeur de Moïse à la tête du peuple et de la mort de
Moïse. Les trois discours sont de très inégale dimension, le deuxième occupant 24 chapitres, alors
que le premier ne comporte que 4 et le troisième 2. On tient pour acquis
d'habitude chez les exégètes que ces deux discours sont d'une deuxième main rédactrice, postérieure à la prise
de Jérusalem et à la fin de la
monarchie en 587 (6.
21): en effet, on peut y lire sans difficulté l'annonce de l'exil et du retour (4,25-31,
29,21-30,5). Pour ce qui est des derniers chapitres (31-34), on peut voir en
eux le raccord avec la suite des livres suivants (de Josué aux Rois), racontant
l'histoire d'Israël dès son entrée en Palestine jusqu'à l'exil, qu'ils aient été écrits tout de
suite ou peu après le second discours.
C'est donc celui-ci qui nous retiendra comme le noyau structurel du texte.
Mais, à n'en lire que les versions françaises, on peut aussi estimer qu'il y a quelques ajouts postérieurs:
notamment les chapitres 9 (commençant par "Écoute, Israël", comme au
tout début, en 5,1) et 10, avec le rappel du récit d'Ex 32 sur l'incrédulité
concernant le veau de métal fondu, la brisure des tables de la loi par Moïse et
l'irritation de Yahvé voulant exterminer le
peuple, avec les thèmes de la nuque raide (que l'on ne trouve qu'ici et en
31,27) et de la circoncision du
cœur, qui relèvent de Jérémie (4,4 et 9,4); peut-être aussi 6,4-13 (ou
6,4-19?), débutant aussi par "Écoute, Israël", 11,26-32, débutant par un équivalent "Voyez" et
qui fait signe vers 27,11sv, lequel chap. 27
contient aussi des entorses à la linéarité du discours (27,1,9,11). Enfin, je proposerais
encore que le début de cette première rédaction soit les vv. 1 et 5 du chap.1,
à quoi se suivrait donc:
5,1-6,3, 6,14-8,20, 11,1-25, 12 à 26, et enfin 28, dont le dernier verset clôt
l'ensemble en reprenant 1,1 et 5,1.
3.
Ainsi réduit, le discours « au pays de Moab » a une très grande
unité: il est entièrement bâti autour de la loi que Yahvé donne au peuple d'Israël à travers Moïse. Mais on peut y
distinguer plusieurs sections:
l'entrée (1,1 et 5 plus 5,1); un récit d’abord, celui de l'octroi du Décalogue à l'Horeb[1] (5,2-22) et
de l'emplacement de Moïse comme intermédiaire
entre Yahvé et le peuple (5,23-31); ensuite l'injonction à garder et mettre en
pratique les lois de
Yahvé dans le pays où ils vont entrer (5,32 à 11,25); puis l'ensemble des lois
en deux sections (12-18, 19-25) avec une double conclusion (26,1-15 et
26,16-19, 28,1-68); enfin la sortie (28,69).
Entre Yahvé
et le peuple, Moïse
4.
Laissons l'entrée et la sortie pour le final de cette lecture, et prenons
d'abord le récit concernant l'Horeb. Commençons par le repérage du jeu des pronoms. Les versets 2-3
opposent "Yahvé, notre Dieu" à "nous", c’est-à-dire, Moïse
et le peuple. Mais le v. 4 fait intervenir un
"vous" du peuple - "sur la montagne, au milieu du feu, Yahvé
vous a parlé face à face" - dégageant le "moi" de Moïse dans le
verset 5: "et moi je me tenais alors entre Yahvé et vous pour vous faire
connaître la parole de Yahvé". La raison pour laquelle il faut quelqu'un
"entre" Yahvé et le peuple est donnée tout de suite et détaillée aux
versets 23-31: "(...) est-il en effet un être de chair qui puisse rester
en vie, après avoir entendu comme
nous la voix du Dieu vivant parlant du milieu du feu? Toi, approche pour entendre tout ce que dira Yahvé notre Dieu, puis tu
nous répéteras ce que Yahvé notre Dieu t'aura dit; nous l'écouterons et le
mettrons en pratique". Yahvé approuve cette réponse et l'entérine: qu'ils
aillent à leurs tentes, "mais toi, tu te retiendras ici auprès de moi, je
te dirai tous les commandements, les lois et les coutumes que tu leur enseigneras et qu'ils mettront en pratique dans
le pays que je leur donne".
5.
La voix qui parle du feu et la peur de mort qu'elle provoque marque la séparation de Yahvé par rapport
au peuple de chair. Celui-ci vient
d'en faire l'expérience, car le Décalogue a été dit directement au
peuple: "telles sont les paroles que vous adressa Yahvé quand vous étiez
tous assemblés sur la montagne. Il vous parla du milieu du feu, dans la nuée et
les ténèbres, d'une voix forte. Il n'y ajouta rien et les écrivit sur deux
tables de pierre qu'il me donna" (v.22). Cette dernière remarque sépare
aussi le Décalogue de l'ensemble de lois
des chapitres 12-25: celles-ci n'ont
point été dites directement au
peuple ni écrites par Yahvé sur la pierre, mais transmises, comme seconde loi,
comme deutéronomie, par Moïse[2]. Elles seront
écrites, elles aussi, "dans ce livre" (28,58) - qui sera à lire
solennellement tous les 7 ans (31,9-13) - copiées dans un rouleau par le roi (17,18-19), écrites encore sur
les poteaux et les portes de la
maison de chaque israélite
(11,20-21). On y reviendra.
Les dix
Paroles et le droit
6.
Les dix Paroles (Décalogue, en grec)[3] n'ont pas toutes
le même statut, le jeu de l'énonciation des pronoms le montre aisément. Les vv.
6-10 opposent le "je" de Yahvé et le "tu" du peuple, les vv. 17-21 ne présentent que le
"tu", tandis que les vv. 11-16 opposent "Yahvé ton Dieu" (à
statut de 'il') au "tu", ce tutoiement du destinataire étant donc la seule
marque commune à l'ensemble. Mais
il y a d'autres différences, au
niveau de l'énoncé: tandis que les 5 versets
de la fin, justement ceux que nous avons utilisés dans la description de l'économie des maisons entre voisins (3.17), sont lapidaires dans sa brièveté (aussi le v. 7, mais
avec le "moi" de l'énonciation divine), les autres développent des
raisons explicatives, si l'on peut dire, de l'énoncé normatif.
Ce qui me semble devoir être interprété, dans la logique du paradigme récent,
comme disant l'ancienneté traditionnelle, connue des destinataires
du texte, des 5 derniers préceptes et la nouveauté que représentent les 5 premiers (à entendre comme issus
de l’écriture des prophètes): la théophanie s’y donne comme le référent du
‘je’.
7.
Or, d'une façon assez générale, on peut faire une équivalence entre les 5 premiers commandements du
Décalogue et ceux des chapitres 12-18, d'une part (seuls les vv. 11 et 16 ne
semblent pas y être
repris), et entre les autres 5 et ceux des chapitres 19-25 (sauf le chap. 20, sur la guerre),
qui s'occupent de l'homicide, du vol de terre par déplacement fautif des bornes
traditionnelles, du témoignage
(chap. 19), de l'adultère (22,22sv), etc. Mais une autre différence doit être
relevée entre le Décalogue et les lois de 12-25: le "tu" du premier
est, certes, celui de l'ensemble du
peuple qui écoute, mais chaque commandement
(sauf le v. 6) a rapport à chaque père de
maison (qui doit l'apprendre à son fils, 6,20-25)[1], tandis qu'en 12-25 il s'agit plutôt de droit: il
relève souvent du peuple (de ses chefs, de ses juges, de ses scribes); avec le
"tu", il y aura des "vous" (12,2-12, 13,1, 14,1-21, etc.)
et des "ils" de législation (19,4-6,11-12, 22,15-23, etc.). On pourra
alors lire cette loi de Moïse au pays de Moab comme du droit qui développe la
loi, pour ainsi dire fondamentale,
donnée à l'Horeb, et aussi privilégier les premiers 7 chapitres (12-18) comme
une sorte de 'droit constitutionnel'[2] de la société
monarchique (avec son seul
lieu de culte, sa législation cultuelle des sacrifices et fêtes, ses dîmes, ses règles
concernant les juges, les rois,
les prophètes, les prêtres lévites), donc comme marquant très nettement la réforme, au sens de
l'activité prophétique, à y opérer, tandis que les autres 7 (19-25) relèvent du droit commun
concernant l'arbitrage des conflits singuliers,
certes aussi important du point de vue des prophètes (notamment le 20,
concernant la guerre), mais comportant probablement surtout du matériel législatif traditionnel.
Le discours
de l'alliance
8.
Je viens d'invoquer les prophètes pré-deutéronomiques. C'est donc le moment de
rappeler ce que j'ai proposé dans les deux chapitres précédents. Si l'on accepte
cette économie générale de la
maison d'Israël, et bien aussi le paradigme selon lequel le Deutéronome est le premier grand texte hébreu, et
qu'il est d'inspiration prophétique, alors on pourra commencer à évaluer ce qui
se joue d'inédit dans ce vieux texte. a) Écrit vers les années 630, donc presque 4 siècles après la geste militaire de
David - bâtissant, de façon inédite, une monarchie très forte en Palestine -,
le texte crée la mise-en-scène d'un discours hors de la Palestine, sur sa frontière dans les routes
des caravanes liant l'Égypte et la Mer Rouge à Damas[3];
c'est-à-dire, une scène hors l'espace-temps de la monarchie de Juda de son époque. b) Dans cet espace-temps fictif, il place la maison d'Israël
comme une assemblée géante
en face à face avec Moïse, les maisons étant réduites aux "familles" dans des
tentes, donc sans leurs biens habituels, notamment sans leurs terres, héritées de leurs
ancêtres, sans leur activité économique
quotidienne. c) Moïse tient un long discours
fondateur de la future
maison d'Israël, dans son futur pays, au nom du Dieu du feu et à la voix forte
de la montagne de l'Horeb,
écrivant sur la pierre la loi fondamentale et prescrivant le droit à observer dans cet avenir lointain, lequel Dieu a
ainsi conclu une alliance avec ce
peuple. d) Le discours, d'une part, rappelle un récit passé qui 'légitime' la
parole de Yahvé, si l'on peut dire: soit celui de la sortie d'Égypte - "Je
suis Yahvé ton Dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de
servitude", c'est la première parole du Décalogue, et cette sortie de
l'Égypte sera rappelée une trentaine de fois -; soit celui de l'Horeb, de
l'alliance - "ce n'est pas avec nos pères que Yahvé a conclu cette
alliance mais avec nous, nous mêmes qui sommes ici aujourd'hui tous
vivants" (6,3), et remarquons que
cette incise vaut autant pour la fiction (vv.4-5) que pour 'l'aujourd'hui' de
la réforme de Josias lisant ce même discours (2 R 23, 1-3, qui se termine
ainsi: "tout le peuple adhéra à l'alliance") -; et d'autre part, il remplit cet
'aujourd'hui' de son énonciation fictive par le futur (en français) de la majorité de ses verbes (dès "tu n'auras
pas", "tu ne feras pas", "tu ne te prosterneras pas"
de 5,7-9 jusqu'à "tu prélèveras",
"tu les mettras", "tu iras trouver" de 26,2-3); il rattache
donc le passé évoqué au futur du "pays que je leur donne" (5,31) -
expression qui sera reprise
aussi une trentaine de fois
- et de ce qu'il faut y faire: "tels sont les commandements, les lois et les coutumes que Yahvé
votre Dieu a ordonné de vous enseigner, afin
que vous les mettiez en pratique dans le pays dont vous allez prendre possession" (5,33), injonction qui reviendra
une vingtaine de fois.
Le
sanctuaire unique
9.
Regardons maintenant le droit de Moab, et commençons par celui que nous
appellerions aujourd'hui 'droit constitutionnel', celui des chap. 12-18. Il
s'agit d'abord de faire bâtir un seul sanctuaire pour tout Israël, dans un lieu
choisi par Yahvé lui-même. "Vous abolirez tous les lieux où les peuples
que vous dépossédez auront servi
leurs Dieux, sur les hautes montagnes, sur les collines, sur tout arbre
verdoyant: vous démolirez leurs autels, briserez
leurs stèles, abattrez leurs pieux sacrés, brûlerez au feu les images sculptées
de leurs Dieux, et vous abolirez leur nom en ce lieu. A l'égard de Yahvé votre
Dieu vous agirez d'autre sorte. Vous ne viendrez trouver Yahvé votre Dieu qu'au
lieu choisi par lui, entre toutes vos tribus, pour y placer son nom et l'y
faire habiter" (12,2-5). Dans ces 14 chapitres de droit, l'expression
"lieu choisi par Yahvé" revient vingt fois, ce qui souligne bien l'importance
majeure de ce commandement, duquel
dépend la sécurité
d'Israël dans le pays: "Vous allez passer le Jourdain et demeurer dans le pays que Yahvé votre Dieu vous
donne en héritage; il vous
établira à l'abri de tous vos ennemis alentour, et vous aurez une sûre demeure.
C'est au lieu choisi par Yahvé votre Dieu pour y faire habiter son nom que vous
apporterez tout ce que je vous prescris, vos holocaustes et vos sacrifices, vos
dîmes..."
(12,10-11).
10.
Quelle est la portée de ce sanctuaire unique? Remarquons d'abord qu'il semble indépendant des
traditions de l'Exode sur la Tente de Réunion (seule référence dans Dt, en
31,14-15), d'une part, qu'il s'oppose aux hauts lieux des Dieux des autres
nations et à leurs images, d'autre part. Il représente donc une loi qui se rapporte aux vv. 6-10 du Décalogue, à la primauté
évidente de Yahvé dans tout
ce discours et dans son scénario. Le sanctuaire
unique n'est pas un thème des prophètes antérieurs: l'expression "le lieu
choisi par Yahvé" n'apparaît chez
aucun d'eux, le Temple de Jérusalem n'a pas non plus (à la notable exception de
la vocation d'Isaïe, Is 6) de
rôle majeur chez eux. Il appartient donc bel et bien à la 'réforme' que le
Deutéronome propose, en rapport avec la condamnation des hauts-lieux et de leurs Dieux et
images. Le Temple manifeste de façon très visible la 'présence' de cet Yahvé de
l'alliance de l'Horeb au sein du pays d'Israël. Mais par là aussi il 'casse' la
clôture des réseaux de maisons autour des sanctuaires régionaux, de ce que j'appellerai dorénavant
clôture-sanctuaire[4]: à plusieurs reprises, le droit signale que les Israélites devront faire le voyage au Temple,
souvent en venant de loin (12,21-26, 14,24), de même qu'il change les
traditions concernant le
sacrifice des animaux à
consommer (que l'on peut dorénavant manger
sans les faire sacrifier d'abord, à l'exception des premiers-nés), comme de la dîme de froment, vin
et huile, qu'il faut apporter au Temple (12,15-27), auquel tous les mâles
devront venir trois fois par an, pour les fêtes principales (liées aux saisons
agricoles). Car là est, par
rapport à la clôture-sanctuaire des maisons,
la 'nouvelle économie de la bénédiction': "aucun ne se présentera les mains vides devant Yahvé; mais
chacun donnera, à la mesure de la bénédiction que
Yahvé ton Dieu t'aura donnée" (16,16-17).
11.
Or, d'autre part, ce lieu choisi étant le Temple de Jérusalem bâti par Salomon (à l'époque du
Deutéronome, le Royaume du Nord a déjà disparu), cette réforme a comme matrice
la monarchie de Juda[5]: il ne s'agit
pas seulement d'une réforme religieuse et cultuelle, mais aussi d'une réforme politique,
d'une réforme globale où
toutes ces dimensions sont liées. Ceci me semble contredire les lectures exégétiques qui ont prétendu voir, soit
dans le Deutéronome et dans les livres deutéronomistes (Js à 2 Rs), soit dans
les Prophètes, une 'critique' de
la monarchie: il n'y aurait que des critiques des rois et de leurs conduites,
pas du régime monarchique, ce qui serait, me semble-t-il, un
anachronisme historique[6].
12.
Une autre portée de cette réforme concerne le statut des prêtres lévites, du
personnel des sanctuaires locaux à faire disparaître: plusieurs
dispositions sont prises en ordre à leur soutien, puisque ce sont des professionnels qui n'ont point
de terre ni d'activité économique (le lévite "n'a ni part ni héritage avec
vous", 12,12) et dépendaient des dons offerts à ces sanctuaires. Elle revient soit au patrimoine du Temple et aux dons
qu'y sont faits (18,1-8), soit aux maisons des Israélites (12,12,18,19, 14,27),
notamment la dîme
triennale (14,28-29, 26,12-13), le lévite figurant en tête de la liste des
pauvres, avec "l'étranger, la veuve et l'orphelin" (ibidem et 16,11
et 14), c’est-à-dire ceux qui n'ont point de maison.
Le roi et
le prophète
13.
Après diverses lois concernant les sacrifices, les animaux purs et impurs, l'année sabbatique et les
grandes fêtes annuelles (chap.
12 et 14-16), les deux derniers chapitres du premier ensemble
du droit de Moab concernent l'institution des juges et scribes[7], des prêtres
lévites, des rois et des prophètes. Pour ce qui est du roi, le texte tient
compte de la lecture deutéronomique de la
royauté dans les livres de Samuel et des Rois. Le peuple peut en prendre
l'initiative mais c'est Yahvé qui le désignera et il doit gouverner selon sa loi[8], il ne doit
pas avoir trop de chevaux, de femmes, d'or et
d'argent, c’est-à-dire que il doit avoir des limites à sa cour, ne pas s'élever
trop au-dessus de ses frères (voir 1 Sam 8,11-18). Pour cela il doit observer
cette loi, l'écrire et la lire chaque jour: les prêtres lévites la lui
dicteront, mais ni eux ni les prophètes n'ont point de juridiction sur lui. Il
sera 'jugé' par sa conduite de
fidélité, condition de
"longs jours sur le trône en Israël" (18,20).
14.
À deux reprises ce texte de droit parle des prophètes. La première fois (13)
c'est dans le contexte du refus des "autres Dieux" et trois classes
de gens peuvent entraîner ses compatriotes israélites à leur suite et tous doivent mourir: en
ordre inverse, des "fils de Bélial" ou des "vauriens" (B.J.
et TOB), des parents ou des proches et, pour commencer, des "prophètes ou
faiseurs de songes" (13,2). Ces derniers, qui nous intéressent ici, sont
aussi tenus en compte, paraît-il, en
18,9-14, dans l'introduction à l'institution du prophétisme: au lieu des songes[9], on y parle
des diverses pratiques sacrées des
sociétés de l'époque, passer ses enfants par le feu, interrogation des oracles (TOB), incantation,
magie, enchantements et charmes, invocation de spectres, d'esprits ou de morts, tout cela étant refusé
comme "abomination". On est tenté de lire ici une décision, par le droit de Moab, non seulement entre les prophètes qui parlent au nom de
Yahvé et les prophètes de "ces nations-là" (18,9 et 14), mais
peut-être aussi entre les prophètes de la tradition à laquelle le Deutéronome se réfère et les
prophètes du passé israélite, comme étant ceux avec qui les prophètes de Yahvé
se battent encore (et se
battront aussi Jérémie et Ézéchiel), comme semble l'indiquer le contexte de ces
deux chapitres sur le discernement des 'vrais' et des 'faux' prophètes (à ceci près que le critère de 18,21-22
semble contredire
13,2-3): l'obéissance à la loi (13,5) et l'accomplissement de sa parole prophétique (18,21-22). Il s'agirait
donc, là aussi, de la séparation de
Yahvé.
15.
Or, toutes ces pratiques sacrées refusées appartiennent à la clôture-sanctuaire
des maisons, comme les autels locaux et leurs images divines: avec les règles
héritées des ancêtres et leur art d'agriculteurs et de bergers, ils sont la
partie sacrée des recours
habituels pour avoir la bénédiction des maisons. Cependant ces autels et images sont essentiellement locaux ou
régionaux, et en cela assurent une sorte de clôture de l'économie de la
béné(malé)diction, qui résiste à
l'espace unifié de la monarchie davidique: la centralisation du Temple prônée
par ce droit s'y oppose résolument. Ces autels et images ont quelque chose
de commun avec les pratiques
sacrées ici abominées: ceux qui se manifestent
plus puissants en matière d'assurer la bénédiction des maisons attireront plus de dévots et de suiveurs, et il va
de soi que, dans une société où des peuples à traditions diverses sont plus ou
moins mélangés, il ne saurait avoir de frontière ethnique limitant ces
attractions. La monarchie ayant entraîné un développement du commerce et des rapports avec des
peuples étrangers, il semble donc que le pullulement de ces lieux cultuels ne
pouvait que se développer lui aussi, et avec lui le mélange des critères de discernement pour les pratiques et l'obtention de
la bénédiction[10]. C'est là
justement le problème des prophètes dans l'horizon de la catastrophe politique menaçante. Le
Deutéronome doit donc trancher ici
aussi: et ce sera par la peine de mort. Mais la question du nouveau critère
de discernement se posera dans
l'avenir. C'est à quoi répond l'institution du prophétisme: "Yahvé ton
Dieu, dit Moïse, suscitera pour toi, du milieu de toi, parmi tes frères, un
prophète comme moi, que vous écouterez" (18,15). Certes, ce mot 'institution'
est-il ambigu: il ne s'agit pas d'une institution passant de père en fils
(comme la royauté et la prêtrise), ni de
gens constitués par le peuple (comme les juges), car c'est Yahvé lui-même qui
les suscitera (on pense aux admirables récits de vocation de prophètes, 1 Sam 3, Is 6, Jr 1, Ez
1-3). C'est une institution au sens où cela semble supposer qu'il en aura du
moins un à chaque
génération, elle relève donc d'une promesse. Qu'elle est de taille, c'est ce
qui est montré par la séquence qui rattache cette promesse à sa vocation à lui,
Moïse, à l'Horeb, comme intermédiaire entre
le feu et la voix de Yahvé et le peuple qui craint de mourir et qui fait parler
Yahvé lui-même, avec son "je" (seule fois dans tout le discours[11], à part le
récit initial de l'Horeb), entérinant à nouveau
la peur du peuple: "Ils ont bien parlé. Je leur susciterai, du milieu de
leurs frères, un prophète
semblable à toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce
que je lui commanderai..." (18,17-18). C'est donc la séparation de Yahvé
qui entraîne ici le prophétisme en tant
que séparé du peuple, comme elle a déjà entraîné Moïse et la loi. Ce qui me
semble confirmer ma proposition de lecture: ce sont les prophètes qui ont annoncé le Jugement de Yahvé sur
Israël, c'est leur expérience de la séparation de Yahvé (qui leur
fait dire une parole de malédiction sur le peuple, les arrachant à l'institution bénédictrice du prophétisme) qui a préparé, qui a poussé l'auteur anonyme du Deutéronome dans sa prodigieuse
fiction. Ces prophètes ne pouvaient y manquer.
La guerre
sainte
16.
C'est peut-être le commandement le plus dur à comprendre à nos yeux et oreilles modernes: celui qui concerne la guerre à faire pour entrer dans le
pays que Yahvé donne. On peut sans doute penser qu'à la fin de la monarchie il
s'agirait d'une 'utopie radicale',
mais il ne faut pas oublier que le texte est plus ou moins contemporain du
déclin d'Assur (§ 24n.), dont Juda a été le vassal plus d'une centaine d'années
et que Josias a récupéré militairement une partie du vieux royaume de David,
avant de mourir lui-même
au combat. Mais notre difficulté résulte justement de l'opposition, dans nos codes occidentaux, entre
celui du don et celui de la guerre, difficulté de comprendre que la guerre
puisse être comprise comme
don, comme guerre sainte, difficulté qui semble proche de celle de comprendre que la guerre est intrinsèque aux sociétés monarchiques, comme l'on a souligné au chapitre 4,
qu'elle n'y est pas vue comme un 'mal'. En tout cas, il s'agit ici d'une
'théologie radicale' au sens des prophètes et de leur diagnostique sur
l'une des principales 'causes' de tous les maux d'Israël: les mélanges, et ceux des rois faisant des alliances avec d'autres rois, se
mariant avec leurs filles et faisant importer leurs cultes, et ceux des pères
de maison israélites "se prostituant" avec des Dieux étrangers. Le
chapitre 7 est net: sept nations plus puissantes qu'Israël seront battues par lui et
devront être annihilées sans grâce, sans alliance, sans mariage avec ses filles (cf. 6. 44-45). Et le chapitre 20 renchérit: "...tu n'en laisseras rien
subsister de vivant" (v.16)[12]. Par contre,
les villes plus éloignées, qui ne font pas partie du pays promis par Yahvé,
peuvent être objet d'alliance (elles deviendront des vassaux d'Israël) si elles
acceptent la paix, au cas contraire 'seuls' les mâles seront tués, leurs
femmes, filles et bétail devenant le butin des Israélites.
17.
Avec cette loi sans merci contraste une théologie de la façon de conduire la guerre. C'est toujours la
même règle de la séparation de
Yahvé, maintenant par rapport à l'art guerrier et à ses moyens. En 7,7sv, c'est
la force que Yahvé a déjà manifesté en faisant Israël sortir d'Égypte qui jouera à
nouveau, la manifestation de cette force exigeant la moindre
puissance guerrière d'Israël lui-même[13]; ce qui sera
explicité au chap. 20 par une clause excluant de l'armée tous ceux qui ont
maison, vigne ou femme neuves, et puis aussi ceux qui auront peur, pour ne pas
contaminer le courage de ses
frères (cf. aussi Jg 7,3). Qu'un peuple faible puisse vaincre un autre plus
puissant, c'est la
manifestation de la force de son Dieu par rapport au(x) Dieu(x) du vaincu. Pour
celui-ci, mais pour Israël aussi:
"Garde-toi de dire en ton cœur: 'c'est ma force, c'est la vigueur de ma
main qui m'ont procuré ce pouvoir'. Souviens-toi de Yahvé ton Dieu: c'est lui
qui t'a donné cette force, qui t'a procuré
ce pouvoir, gardant ainsi,
comme aujourd'hui, l'alliance jurée à tes pères" (8,17-18). L'histoire de
David, dont l'épisode de Goliath est
l'emblème, est racontée dans
ce paradigme théologique (1 Sam 17,45)[14].
"Qu'il
n'y ait pas de pauvre chez toi"
18.
Dans le premier pan du droit de
Moab, on relève deux prescriptions générales de correction structurale, pour
ainsi dire, de la violence d'appropriation des plus riches et forts, des plus
'bénis', sur les plus pauvres et démunis, les moins 'bénis'. Elles instaurent
des délais de trois et sept ans respectivement. La première (14,28-29) oblige
toute maison à déposer à sa porte, tous les trois ans, la dîme de ses récoltes
(le dixième de la production
agricole) pour "le lévite, l'étranger, l'orphelin et la veuve" de sa
ville, "et ils s'en rassasieront". La
deuxième crée une année de "remise des dettes" (TOB) tous les sept
ans: des gages de prêts (sauf à des étrangers) (15,2-6), de l'esclave hébreu
(le pauvre endetté et insolvable qui a dû se vendre) qui partira les mains
pleines ("selon que t'aura béni Yahvé ton Dieu, tu lui donneras",
15,14) et "Yahvé ton Dieu te bénira en toutes tes actions" (15,18). Entre
ces deux prescriptions, une autre prévient le risque de ne pas prêter à celui
qui en a besoin la veille de cette année sabbatique (15,7-12). La consigne générale, qui a
l'air de résumer toute la portée de la prédication 'sociale' des prophètes[15], est ainsi
rédigée: "Qu'il n'y
ait donc pas de pauvre chez toi. Car Yahvé ne t'accordera sa bénédiction dans
le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage que si tu écoutes vraiment la
voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant intégralement ces commandements
que je te prescris aujourd'hui" (15,4). Là encore la bénédiction est
soustraite à la clôture-sanctuaire des maisons pour être rattachée à Yahvé seul
et à l'ensemble du pays, tout en maintenant
sa logique: donner du don reçu à celui qui en manque, la circulation du don-bénédiction entre
les maisons de façon à qu'il n'y ait pas de pauvre faisant la force même du
tissu social, étant le gage de la bénédiction elle-même (voir Belo, 1974,
pp.72sv).
19.
Dans la partie du droit commun, un certain nombre de mesures détaillent ces
lois générales. Hospitalité aux esclaves en fuite (23,16-17), pas de prêt à
intérêt au compatriote (si, à l'étranger[16]) (23,20-21),
liberté aux pauvres de cueillir des raisins
et des épis des vignes et moissons du voisin, à satiété mais sur place
(23,25-26), respect des gages, notamment des pauvres (24,10-13) et de leur
salaire (24,14-15), du droit de l'étranger et de la veuve (24,17), enfin
laisser des restes des moissons, gaulages
et vendanges pour les pauvres habituels, l'étranger, l'orphelin et la veuve
(24,19-21). De même, ce droit commun détaille nombre d'autres prescriptions concernant
l'homicide, le témoignage, l'adultère, l'impureté, le droit d'aînesse, les fils
désobéissants, et ainsi de suite.
Le pays
donné et la bénédiction
20.
Venons maintenant à la double conclusion dans les chap. 26 et 28. Si l'on omet
pour l'instant 26,16-19, on trouve deux fresques, toujours au futur, liant le pays que
Yahvé donne à Israël et à sa
bénédiction. La première (26,1-15) met en scène un Israélite béni (tous les
pères de maison en Israël): dans ce pays donné, de "tous les produits du
sol que tu auras fait pousser" les prémices seront apportées "au lieu choisi par Yahvé
ton Dieu pour y faire habiter son
nom", et un récit évoquera la théologie de ce don du pays à la suite de la
libération d'Égypte, se terminant par la reconnaissance: "voici que j'apporte maintenant
les prémices des produits de la terre que tu m'as donnée, Yahvé".
Déposition, par le prêtre, et prosternation devant l'autel, "puis tu te
réjouiras de toutes les bonnes choses
dont Yahvé t'a gratifié, toi et ta maison".
C'est le portrait deutéronomiste de la maison heureuse de l'Israélite. Un
rajout rappelle le lévite et
l'étranger, la dîme qui leur est due et aux veuves et orphelins, le refus de
certaines pratiques
religieuses énigmatiques (en
rapport peut-être avec le culte des ancêtres) et reprend le portrait de l'autre
côté, disons, de l'alliance: "J'ai obéi à la voix de Yahvé et j'ai agi
selon tout ce que tu m'avais commandé". Les versets suivants, auxquels on reviendra, pourront
donc évoquer les deux partenaires de l'alliance.
21.
L'autre volet de la conclusion de ce grand discours - il faut, bien sûr, pour
accéder au caractère fondateur de ce texte, le lire sans tout ce qui lui a été
rajouté, le prendre dans son unité - contraste avec le premier en ce qu'il ne
s'agit plus seulement de la bénédiction, mais de l'opposition de celle-ci avec
la malédiction, d'ailleurs bien
plus détaillée (une cinquantaine de versets contre la quinzaine pour la
bénédiction). Le texte de ce chap. 28 nous est déjà familier, car c'est de lui
que nous sommes partis pour décrire la maison du père et la maison d'Israël
(3.6, 4.4). Mais là on avait suspendu la mention de Yahvé: notre souci était de
lier, autour de l'opposition bénédiction/malédiction, les diverses pratiques et croyances de la société
d'Israël, composant ce qui a été interprété par le recours au Quadriparti
heideggérien. Tout en maintenant ce qu'il y a de conjecture dans cette
proposition, si l'on a accepté sa vraisemblance théorique, on dira que ce
chapitre a effacé la diversité des dons, gommé les sources multiples de cette béné(malé)diction, en
rattachant tous ses effets au seul Yahvé, c’est-à-dire encore, séparé. Et du coup, la bénédiction et la
malédiction elles-mêmes, dont on avait essayé de dire l'indécidabilité (ce que l'on a écrit
béné(malé)diction), sont posées en opposition,
avec cette conséquence inouïe
(au regard de la conception supposée
du croyant israélite) que
la malédiction est-elle aussi le fait du Dieu (et qu'il ne s'agit donc plus du
Dieu de l'ancêtre), lequel
Dieu n'est plus seulement la source
du don de la vie, mais aussi de la mort (dans la tradition mythique antérieure, la malédiction
arrivée supposerait soit l'éloignement du Dieu qui bénit, du Dieu de l'ancêtre,
soit sa défaite vis-à-vis d'un
autre Dieu plus fort que lui).
22.
Cette séparation entre bénédiction et malédiction (que le père de la maison
doit espérer) dépend de quoi, selon ce discours? De l'obéissance à la Loi, celle de
l'Horeb comme celle de Moab. Il s'agit d'une loi, d'un droit entre les maisons,
qui ne tient pas compte, à peu de choses près, du système de la souillure (dans
ce discours de Moab: les animaux purs et impurs - 14,3-21 - c'est presque la
seule pièce retenue), que le document P développera surtout dans le livre du Lévitique
(voir Belo, 1974, 63-71). Ni non plus de tout le côté art du berger et du jardinier qui me semble essentiel dans l'économie
que j'ai évoquée. Par exemple, peut-être
que l'on ne forcera le texte en y lisant que l'on peut bâtir une maison,
planter une vigne, élever un bœuf, un âne et des brebis (28,30-31) 'avant' la
décision bénédiction / malédiction, celle-ci venant d'ailleurs que de la sagesse
éventuelle dans cet art appris des ancêtres. Si j'ai raison, ce qui se sépare
ainsi ce sont les pratiques pour ainsi dire 'internes' à l'économie de la
maison, ce que l'on appelle le travail et ses diverses techniques, et celles
qui se rapportent aux autres maisons voisines, la 'justice sociale'. Or, la
grande scène de l'alliance présuppose d'elle-même cette séparation, car justement, on en avait déjà fait référence,
les pères de maison sont rassemblés devant
Moïse en dehors du pays, avant d'y entrer, ils ne travaillent donc pas[17]. Le texte
lui-même le dit, en évoquant la traversée du désert pendant 40 ans, "afin
de t'humilier, de t'éprouver
et de connaître le fonds de ton
cœur: allais-tu ou non garder
ses commandements? Il t'a
humilié, il t'a fait sentir la faim, il t'a donné à manger la manne que ni toi
ni tes pères n'aviez connue,
pour te montrer que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais que l'homme vit de tout
ce qui sort de la bouche de Yahvé. Le vêtement que tu portais ne s'est pas usé
et ton pied n'as pas enflé, au cours de ses quarante ans. Comprends donc que
Yahvé ton Dieu te corrigeait comme un père corrige son enfant..." (8,2-5).
Ces pères de maison, dans le désert et encore
à Moab, ce ne sont pas des gens qui ont appris de leurs ancêtres à travailler
pour avoir la bénédiction de leurs maisons, mais ce sont des enfants qui
apprennent du seul Dieu les lois qu'ils devront suivre quand ils seront adultes. La scène de
l'alliance fait abstraction du pays, réduit la sol des maisons et le travail qu'y fait le père
de famille. C'est, semble-t-il, la condition fondamentale pour toutes les autres séparations que l'on a souligné dans la
lecture de ce discours: on ne peut séparer Yahvé de toute l'économie de la
maison en régime de clôture-sanctuaire qu'en y soustrayant la terre elle-même,
le pays, qui perd sa fécondité et ne garde que le statut d'un objet promis. Or,
cette promesse est essentielle à la structure de l'alliance, en tant que
portant un engagement sur l'avenir de la part des deux partenaires: le gage du plus fort des deux est
justement le don du pays comme lui appartenant, au seul Seigneur de la bénédiction.
L'alliance
comme scène-fiction ou pensée
23.
"Telles sont les paroles de l'alliance que Yahvé prescrivit à Moïse de conclure
avec les enfants d'Israël au pays de Moab, outre l'alliance qu'il avait conclue
avec eux à l'Horeb" (28,69), c'est la conclusion du discours, répondant au
début: "Voici les paroles que
Moïse adressa à tout Israël au delà du Jourdain, au pays de Moab. Moïse
convoqua tout Israël et leur dit: Écoute, Israël, les lois et les coutumes que
je prononce à vos oreilles. Apprenez-les et gardez-les pour les mettre en
pratique. Yahvé notre Dieu a conclu avec nous une alliance à l'Horeb. Ce n'est
pas avec nos pères que Yahvé
a conclu cette alliance
mais avec nous, nous-mêmes qui sommes
ici aujourd'hui tous
vivants" (1,1,5, 5,1-3). Sur la scène il y a: Moïse, le tout Israël et les
paroles de Yahvé dites par la bouche du premier. Les paroles, c'est la Loi que
l'on a essayé d'analyser dans ses grandes
lignes. "Au delà du Jourdain, dans le pays de Moab": à l'étranger, hors du pays. Celui-ci y est aussi, pas
dans la scène, mais dans les paroles, comme enjeu de l'alliance. Les deux
partenaires, Moïse et Israël, sont mortels: l'un sera remplacé par le prophète
suscité par Yahvé, l'autre se succédera de génération en génération, l'apprentissage de la loi aux enfants étant
essentiel parmi les obligations de chaque père de famille (6,20-25, voir
l'ajout 6,4sv qui y revient avec le solennel "Écoute, Israël!"),
l'écriture de la loi devant être inscrite dans les poteaux et les portes de
chaque maison (11,1-21). Le "nous-mêmes qui sommes ici aujourd'hui tous
vivants" du début (5,3) - et donc aussi le "vous" et le
"tu" du destinataire de tout le discours - renvoie - dans la lettre du récit - à ceux qui
étaient au pays de Moab, distingués de “nos pères” “à l'Horeb”; mais en même
temps, cette distinction des deux scènes dans le récit renvoie directement tout aussi bien - au niveau
de sa narration - à ses premiers auditeurs historiques, “ici aujourd'hui tous
vivants" au temps de Josias; et de même il concernera plus tard tous ceux
qui, toujours “ici aujourd'hui tous vivants", écouteront la lecture
rituelle tous les 7 ans (31,9-13). Voilà donc la fabuleuse fiction du deutéronomiste[18], d'un
prophète qui marque bien sa place dans son discours, mais doit rester anonyme de par la
force même de sa fiction: "je leur susciterai, du milieu de leurs frères,
un prophète semblable à toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur
dira tout ce que je lui ordonnerai" (18,18), ce « je » étant
celui de Yahvé lui-même (§ 15). Ici est dite la 'vérité' de l'écriture de ce
texte: son auteur-prophète ne transcrit pas les paroles que Yahvé a transmis à Moïse, il est lui-même, tel Moïse qu’il
remplace, le porte-parole de Yahvé; cette 'vérité' est toutefois inversée dans
la scène deutéronomiste, où
c'est Moïse qui dit tout ce que le prophète-écrivain écrit, dans un anonymat
qui est la condition même de la réussite de la scène, jusqu'aujourd'hui. C'est ce qu'on appelle fiction.
24.
Un prophète de la seconde moitié du 8e siècle, anticipant la catastrophe imminente, nourri des
paroles de ses devanciers, escomptant (peut-être) sur la justice du nouveau
roi de Juda, Josias, dessine donc cette scène, compose ce discours. L'idée de
l'alliance, nombreux exégètes en sont d'accord, relève de la politique internationale des monarchies en guerre entre elles.
C'est signalé, si l'on peut
dire, en 20,10-11: "Lorsque tu t'approcheras d'une ville pour l'attaquer, tu lui
proposeras la paix. Si elle accepte et t'ouvre ses portes, tout le peuple qui
s'y trouve te devra la corvée
et le travail". Juda en a fait l'expérience avec Assur. L'alliance n'est
pas un contrat de coopération
entre des égaux, comme le peut être une alliance entre deux maisons dont le fils de
l'une se marie avec la fille de l'autre. C'est un 'contrat', si l'on veut, mais
entre suzerain et vassal, auquel
celui-ci ne peut échapper sous peine de mort (voir la suite en 20,12-14:
"mais si elle refuse la paix et ouvre les hostilités, tu l'assiégeras..."). Le suzerain est garant de la sécurité, de la paix
du vassal, face à d'autres nations;
celui-ci lui doit de la corvée, du tribut;
tant que c'est rendu, il aura la paix; s'il cesse de payer le tribut, de faire la corvée, il sera puni. Les spécialistes nous parlent des traités hittites d'alliance
conservés: "...des traités entre grande et moindre puissance; leur trait essentiel est que le rappel
des bienfaits du suzerain, collationné en forme de récit, précède
et fonde l'obligation énoncée en forme de loi pour le vassal: le don y précède
la loi; le vassal peut compter sur la même gracieuseté s'il est fidèle, mais doit craindre le
châtiment s'il cesse de l'être"[19]. La structure
est donc, pour l'essentiel, la
même; souvent c'est un messager du suzerain,
un intermédiaire comme Moïse, qui est le porteur de sa volonté. Sauf qu’ici - et c’est toute la
différence, la pensée de la séparation elle-même - c’est Yahvé qui est le
souverain de par son intervention puissante en Égypte pour libérer Israël de la servitude[20] - le texte le
rappelle tout le temps, ce don 'légitime' Yahvé comme celui qui prend
l'initiative de l'alliance, comme
"guerrier", on l'a vu (4. 8) - il commande donc, et c'est la seconde fresque
(26,16-19) annoncée au § 20: "Yahvé te commande aujourd'hui de pratiquer ces lois et ces
coutumes; tu les garderas et les pratiqueras de tout ton cœur et de toute ton
âme". Il s'ensuit la déclaration que les deux parties ont accepté: "Tu as obtenu de Yahvé aujourd'hui cette déclaration,
qu'il serait ton Dieu [...]. Et Yahvé a obtenu de toi cette déclaration, que tu
serais son peuple
propre, comme il te l'a dit [...]". Et les deux fresques de conclusion posent la même et seule
condition: "Mais à la condition que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses lois,
ses commandements et ses
coutumes et que tu écoutes sa voix". Enfin, la promesse de celui qui commande, au futur[21]: "il
t'élèvera alors au-dessus de toutes les nations qu'il a faites, en honneur, en
renom et en gloire, et tu seras un peuple consacré à Yahvé, ainsi qu'il te l'a
dit": c'est la bénédiction. Or,
parmi les prophètes du 7e siècle qui nous connaissons, antérieurs à l'auteur du Deutéronome, seul Osée
parle d'alliance ("....car ils ont transgressé mon alliance et se sont
révoltés contre ma loi", 8,1). Il semble donc qu'il faille attribuer l'invention de cette fiction, en s'inspirant
probablement de cette parole d'Osée, à la pensée de l'auteur de notre texte[22], qu’il faille
voir en lui un penseur de l’envergure d’un Platon rédigeant la Politeia (8. 25). S’il
y a des écritures décisives en histoire, ces deux textes ont destiné
l’Occident.
Le
mono-théisme
25.
Reprenons une vue générale du contenu de la loi: deux choses y sont à
souligner. D'une part, le droit comme faisant équilibrer le tissu des maisons ("qu'il n'y ait
donc de pauvre chez toi" (15,4)[23], y compris
celle du roi, obligé de lire la loi tous les jours; d'autre part, la
centralisation du culte au Temple de Jérusalem, au Temple du monarque. Paradigme de la
monarchie, ai-je dit plus haut: mono-archie, mono-temple. Mono-théos, aussi[24]. La question
est posée par les sanctuaires locaux et leur cassure, celle des clôtures-sanctuaire des maisons. Prenons l'exemple
des sanctuaires catholiques dédiés à la Vierge-Marie,
Guadeloupe, Lourdes, Fatima et d'autres, ou bien des saints patrons de chaque église locale ou régionale
et des rivalités entre les populations respectives, chacune revendiquant 'sa'
Notre Dame, 'son' saint, comme plus puissant
en ses miracles, voire comme garant de sa victoire contre les ennemis
catholiques eux aussi, St. Georges menant les Portugais contre St. Jacques du
côté des Castillains. En dehors d'une instance supra-locale qui se fasse effectivement entendre par ces populations, on peut très bien avoir là une sorte
d'équivalent pour 'la cause'
prophétique contre les hauts-lieux, même si souvent ils étaient des sanctuaires
dédiés à Yahvé. S'ils disparaissent, il deviendra évident pour tout le monde que, s'il n'y a qu'un
seul sanctuaire, il n'y a qu'un seul Yahvé. C'est, il me semble, l'un des gros
objectifs de la réforme deutéronomiste, autant religieuse que politique: elle
redouble le lien social
monarchique (4.6 et 16) par celui du culte (qui, comme la langue, pénètre en
chaque maison) et de la Loi (dont l'observance par tous les pères de maisons doit
garantir le tissu social). Tout ce que j'ai souligné concernant la séparation
de Yahvé en contraste avec
les clôtures-sanctuaire, si c'est acceptable,
ce sont des traits contribuant à ce mono-théisme[25]. Notre
difficulté dans cette affaire, c'est
que nous le connaissons, ce monothéisme, depuis toujours,
la Bible ne parle que de ça. Mais si elle insiste autant sur ce qui nous semble une évidence,
n'est-ce peut-être pas l'indice que son écriture travaillait à la susciter?
26. Pourquoi avoir
découpé le discours comme je l'ai fait, sans autorité exégétique à l'appui,
contre, par exemple, la proposition de M. Rose (1986), l'un des plus
avancés dans le travail de la nouvelle critique du Pentateuque, et d'autres qui
prétendent qu'il s'agit d'un texte de l'exil ou de
l'après-exil? On viendra, dans le chapitre suivant, sur les altérations
théologiques survenues avec celui-ci, et qui donc m'ont mené au
sectionnement du texte reçu. Ce dont il s'agit ici, c'est de plaider la cause
de l'écriture de ce grand discours avant l'exil et lié à la
réforme de Josias. C'est tout simple: est-il facile de concevoir un exilé, un
survivant de la catastrophe, en train d'élaborer cette fabuleuse scène discursive?
Peut-on concevoir la véhémence, le souffle extraordinaire
de tout ce discours tourné vers le futur, haletant à chaque loi, à chaque
exhortation[26],
se reprenant dans ses repères décisifs pour se relancer, sans que ce soit
le fait d'un réformateur pressé par l'imminence de la catastrophe?
Moi, je ne le peux pas. Il y va de mon idée même de l'écriture comme composition.
[1] Ce fils sera père de maison à
son tour: la morale du Deutéronome est bien une morale de maison, inscrite d'ailleurs dans
le Décalogue lui-même: "Car moi, Yahvé ton Dieu, je suis un Dieu jaloux,
qui punis la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants
et les arrière-petits-enfants, pour ceux qui me haïssent, mais qui fait grâce à
des milliers, pour ceux qui m'aiment et gardent mes commandements"
(5,9-10); une morale de maison qui ne s’adresse qu’au seul père, que le ‘tu’
désigne: pas son fils, sa fille, son serviteur, sa servante (v. 14), ni sa
femme non plus (v. 21). Il faut donc, semble-t-il, regarder 24,16, défendant
une morale de la responsabilité personnelle, comme un ajout postérieur (6.
16).
[2] Le Tractatus
theologico-politicus
de Spinoza, de 1665, est, comme on sait, le texte fondateur de la critique
historique de la Bible, sans doute de par la très singulière multiplication de
marginalités qui se jouent dans son écriture: philosophe qui travaille à part,
de ses mains, d’origine juive (avant le XIXe
siècle, il est le seul), donc connaissance de l’hébreu dans son éducation, donc
marginalité biblique par rapport aux chrétiens majoritaires, puis excommunication
de la synagogue, laquelle, créée par les rescapés du Portugal, était, elle
aussi, marginale à Amsterdam, ville à son tour exceptionelle en Europe du point de vue
de la politique tolérante vis-à-vis de la liberté de pensée. Quelle n’a pas été
ma joie quand, dans un séminaire autour de ce texte, une étudiante qui a choisi
de travailler le Tractatus
m’apprend que Spinoza, qui considérait que les premiers dix livres de la Bible
auraient été écrits par le même auteur (Esdras, suppose-t-il), pensait que
celui-ci aurait d’abord écrit le livre du Deutéronome! “[...] Et je pense que
ce livre fut le premier de tous ceux dont j’ai dit qu’il les avait écrits. Je
le suppose
parce que ce livre contient les lois de la nation dont le peuple a surtout besoin, et
aussi parce que ce livre ne se rattache pas au précédent comme tous les autres,
mais commence d’une manière brusque: Voilà quelles sont
les paroles de Moïse, etc. Après avoir achevé ce livre et
enseigné les lois au peuple, je crois qu’il s’est appliqué à
raconter l’histoire entière de la nation des Hébreux depuis la création du
monde jusqu’à
la suprême dévastation de la Ville, et dans cette histoire il inséra le
livre du Deutéronome à sa place” (Spinoza, Œuvres complètes, version Madeleine Francès,
ed. Pléiade, pp. 746-7). Spinoza argumente aussi que ce ‘seul auteur’ est
plutôt un compilateur qui “[...] n’a fait autre chose que réunir des récits
pris dans divers
écrivains, que parfois il s’est borné à les copier et les a ainsi transmis à la
postérité sans les avoir examiné ni mis en ordre.” (p. 747). Sans doute que les
arguments de Spinoza sont autres que ceux de l’exégèse actuelle, mais
ce motif de pensée politique qui le fait tenir que l’Écriture
ait commencé
par cette fresque du droit ne serait pas très éloigné du parallèle à venir
d’avec la Politeia de
Platon (8. 22-25, 9. 20).
[3] En traversant le désert par le
Sud (par Éilath, sur la pointe du golfe d'Aqaba) et en passant par le côté Est
du Jourdain, après avoir longé la Mer Morte (où le pays de Moab): c'est en gros
la trajectoire indiquée dans le premier discours du Dt, 1-3.
[4] Multiple dans sa façon
d’accueillir la donation, de la Terre et du Ciel, des Autres, des Ancêtres et
des Dieux, multiple donc dans le fonctionnement de son anthropologie, mais
close par rapport aux autres régions à sanctuaire. La réforme deutéronomiste
envisage l’unification religieuse de l’espace monarchique.
[5] Avant la réforme de Josias, le
Temple de Jérusalem n'était que le sanctuaire royal, de la maison du
roi, à côté des autres sanctuaires locaux; ses prêtres étaient des
fonctionnaires royaux (voir G.von Rad, Théologie de l'Ancien Testament, vol. I, Labor et Fides, 1963,
p.47).
[6] Sceptique sur cette
affirmation, F. Gonçalves cite Jg 9,7-15, 1 Sm 8,5-22 (voir la note au § 13),
12,12-19.
[7] Ceux des villes pour des
délits habituels ("tu ne porteras pas atteinte au droit, tu ne feras pas
acception de personne et tu n'accepteras pas de présent, car le présent aveugle
les yeux des sages et compromet la cause des justes", 16,19: contre la
corruption) et ceux du "lieu choisi par Yahvé" pour les causes plus
graves et difficiles - tribunal suprême dont les décisions feront
jurisprudence
(plus tard le Sanhédrin), l'une des mesures qui accompagnent la centralisation du
culte (TOB, en note à 17,8).
[8] Est retenue la théologie de 1
Sm 8-11, favorable à la demande du peuple d'avoir "un roi comme toutes les
nations" (l'expression est parallèle de celle de 1 Sm 8,6), et il devra
suivre la loi (6. 8-9). Remarquons qu'il n'y a aucune loi concernant
les rois dans Exode, Lévitique ou Nombres.
[9] Dans Nb 12,6-8, il y a aussi
un contraste entre un prophète qui reçoit vision ou songe de Yahvé et Moïse
lui-même, mais ce prophète-là est regardé de façon positive.
[10] C'est un peu, mutatis
mutandis,
comme le développement des Sophistes dans l'Athènes de Socrate et de Platon
(voir note à 4. 18 et 6. 45).
[11] Sauf l'énigmatique 11,14-15.
[12] Jos 7 raconte le châtiment
terrible d'un violateur de cet anathème; Jg 1 tire la leçon deutéronomique sur
la fin d'Israël du Nord (ils n'ont pas chassé les peuples du pays, au contraire
de Juda), tout en atténuant en 3,1-6 (c'est Yahvé lui-même qui les a laissé subsister
pour mettre son peuple à l'épreuve); mais même David laisse subsister à
Jérusalem les Jubéséens (2 Sm 5,6-8), restés en vie dès Jg 1,21, malgré que ce
soit l'une des 7 nations maudites.
[13] Les vv. 22-23 atténuent
curieusement l'immédiateté de la destruction des villes, en précisant que cela
se fera peu à peu, par des troubles qui leur surviendront (sans anathème!).
[15] Le système de ses
prescriptions deutéronomiques a été décrit dans ma Lecture de Marc de jadis selon l'opposition
entre don et dette.
[16] Soit dit au passage que cette
loi anti-capitaliste, valable au Moyen Âge autant pour les Juifs que pour
les Chrétiens, 'étrangers' entre eux, est pour beaucoup dans le rôle financier
que les premiers, minoritaires, ont eu: ils pouvaient prêter à presque tout le
monde, à l'envers des chrétiens. Elle fût aussi un obstacle au développement du capitalisme
dans les pays catholiques, jusqu'à son abrogation par Benoît
XIV, au XVIIIe siècle.
[17] Sauf dans l'élevage du bétail.
[18] C'est paradoxalement au
'wellhausien' Zenger que je dois l'idée de cette fiction: "La
particularité la plus remarquable du 'Deutéronome primitif' (Dt 6-26) [sans 5,
donc, il s'en explique à la note 26] est la 'fiction mosaïque'. Or, il me paraît certain
que ce 'Dt primitif' est préexilique, quelle que soit la façon dont on définit
en détail son étendue textuelle. Moïse promulgue une 'loi divine'
dont le cadre théologique est l'État, resp. dont la perspective vise la vie future dans
le pays. Pourtant il promulgue cette loi en dehors du pays. Imaginez-vous
à titre de comparaison que la constitution suisse ou celle de la R.F.A. aient
été promulguées aux Balkans ou dans le désert du Sahara! Cette fiction mosaïque
n'est rendue possible que sous la pression exercée par la tradition d'une
théologie de l'histoire déjà 'quasi-canonique', telle que le 'Dt primitif' la
résume en Dt 6, 26-23 d'une manière stéréotypée et programmatique
[...]" (de Pury, 1989, p. 309).
[19] P. Beauchamp, 1976, p. 66,
avec bibliographie. Voir aussi "Les traités politiques d'alliance au Moyen
Orient, d'après D. Mac Carthy", in Foi et Vie, Cahiers Bibliques nº 14, septembre 1975,
pp.42-48. Je relève des conclusions: "Ainsi, les traités hittites de vassalité
constituent
une technique d'administration impériale: l'ancien gouverneur est laissé sur
son trône, mais son pouvoir ne résulte plus d'une succession légitime, il n'est
dû qu'à la générosité du suzerain hittite. De ce fait, le prologue historique
des traités hittites rappelle au vassal l'histoire qui vient de s'écouler: il
s'agit en effet pour lui de comprendre l'histoire car elle est le fondement de
la sagesse d'une soumission reconnaissante. Chez les Assyriens, où le roi tient
son pouvoir
des Dieux (et non d'une structure sociale féodale), le prologue est plus
théologique qu'historique. S'il s'agit d'étendre la domination du Dieu national
à l'univers, il s'agit d'établir aussi que la domination du roi, sujet comme
ses vassaux du grand Dieu, se fait 'en vérité et en justice' (cf. les titres de
Sinnachérib
- Annales, col. I, 11.4-6: il est "Berger...gardien de la vérité, celui
qui aime la justice"). Alors le vassal pourra respecter les Dieux du
suzerain et se soumettre à la domination de leur représentant" (p.48).
[20] "'La sortie d'Égypte' est
dans la théologie deutéronomique l'acte de la prise en charge dans la
souveraineté de YHWH. La conséquence logique et politique en est la berît [alliance]
promulguée par YHWH qui accepte comme son peuple la 'troupe des esclaves
libérés' (cf. Dt 26,17-19)" (E. Zenger, op. cit., pp.303-304).
Dans l'Exode Yahvé est posé comme roi-guerrier, qui combat le Pharaon et non
pas son Dieu. C’est ce qui permet de comprendre la “guerre sainte” des §§
16-17.
[21] Le futur des verbes est de la
TOB, BJ utilise le conditionnel. Il ne manque ici, pour être complet, que
la mention du don du pays.
[22] En effet, dans les vieilles traditions
du Royaume du Nord, comme Osée lui-même, rapportées dans quelques citations
'mythiques' sur la sortie d'Égypte et l'entrée en Palestine, le Sinaï ou Horeb
manque toujours.
[23] Une nuance de 'réalisme' sera
ajoutée un peu plus loin: "certes, les pauvres ne disparaîtront point de
ce pays" (15,11), mais c'est une raison de plus pour lui "ouvrir ta
main".
[24] À la rigueur, il s'agit, à ce
stade, plutôt d'hénothéisme, un seul Dieu sans que les Dieux étrangers soient
niés (Bottéro, 1992, p. 63; voir 7. 30). Je laisse la question (qui dépasse ma
compétence) de savoir s'il y eût ou pas de polythéisme en Israël jusqu'alors:
c'est quand-même curieux que le nom courant de la Bible pour dire Dieu soit
Élohim, le pluriel de El (qu'on ne retrouve que dans Gn 33, 20 et 46, 3
et Nb 23, 22, 24, 4,8,16, ainsi que dans la formule sacerdotale El-Shaddaï, Gn 17,1, 28,
3, etc.). Littéralement, le premier verset de la Bible devrait être traduit
ainsi: "Au commencement Dieux créa le ciel et la terre". Mais Élohim
manque dans le document yahviste, justement le plus ancien (note à 6. 36).
[25] Le Deutéronome étant le
premier texte biblique composé, la séparation de Yahvé (en contraste avec ses
'présences' narratives, anthropomorphiques, comme on dit, dans les
récits archaïques) se marque aussi dans son 'absence': il n'est 'présent' que
dans les paroles de Moïse et dans le feu, les ténèbres, les nuées, la voix
forte (voir 7. 30).
[26] La parole prophétique doit
faire la bénédiction, mais cela passe et par le roi et par chaque père de
maison, par leur "mise en pratique" des lois commandées, "de tout leur
cœur, de toute leur nèfèsh,
de toute leur force" (cet appel au cœur revient une quinzaine de
fois, il faudra y revenir nous aussi).
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