vendredi 1 octobre 2010

La lettre aux Galates

1. Une première lecture de la lettre permet de comprendre tout de suite qu’il y a des différences notables entre elle et la première aux Thessaloniciens. Le ‘nous’ de l’énonciation disparaît presque[1] pour l’affirmation très large du ‘je’ et du ‘moi’[2], le nom de “tous les frè­res qui sont avec moi” (1,2) n’est même pas donné dans toute la lettre. Cette importance majeure du ‘je’ de Paul (qui sou­ligne avoir écrit de sa propre main, 6,11) se reflècte dans le titre de la lettre, où Paul présente déjà ses titres d’apôtre, et bien aussi dans la séquence (4) qui introduit avec grand détail le récit de sa vo­cation à devenir l’apôtre des peuples païens par le Messie lui-même et des démêlées avec les apôtres des Juifs à Jérusalem et Antioche. Par contre, le récit messianique est réduit à son ex­pression la plus simple, “Jésus Messie, et Dieu le Père le réveillant des morts” dans le titre (1,1), sans mention du récit final concer­nant son retour (ni de l’espérance, d’ailleurs). Enfin, il n’a pas “rendu grâces”, ni d’entrée de jeu ni par la suite, ce qui avait oc­cupée les deux grandes séquences I et II de 1 Thess. Aussi, les séq. III et IV d’exhortations se voient réduites (6g, 17 versets courts). Tou­tes ces différences formelles répondent d’une autre, de contenu, dirait-on: il s’agit d’une lettre de combat, dès son début jusqu’à à la fin, qui développe, scandé en plusieurs séquences, un seul ar­gument entre chair et souffle, dont fait partie essentielle le récit de vocation à la place, pour ainsi dire, des “grâces rendues au Dieu”: de cet argument résulte une seule et fondamentale exhor­tation (ce mot n’apparaît pas non plus)[3].
2. La lettre aux Galates est aussi rythmée par des vocatifs, des ‘frères’ (adelphoi), comme dans 1 Th, sauf deux fois (“Galates irrationnels”, en (5a), 3,1, et “mes enfants”, en (6b), 4,19. On peut donc en faire des critères de découpage en six séquences, l’avant-dernière se découpant, à son tour, en deux sous-séquences et la dernière en six: dans un texte très unifié, le retour du niveau d’énonciation, d’écriture de la lettre, je - vous, dit des pauses de l’argumentation scripturale. Que les séquences soient très inégales en extension - (6c) et (6e) notamment très courtes, (4), le récit de vocation de Paul, assez longue - permet, disons, de repérer des marques correspondant au rythme de ce qui serait l’entonation orale de ce texte.

Paul, apôtre, non de la part des humains, ni par un humain, mais par Jésus Messie, et Dieu le Père le réveil­lant des morts, et tous les frères qui sont avec moi, aux Assemblées de la Gala­tie

S3. Paul est le nom de l’auteur, il s’identifie (“moi”) tout de suite après, son “je” viendra très souvent, son récit, des marques aussi sur sa chair. Mais il est “apôtre”: ce n’est donc pas en son nom, Paul, qu’il écrit, “non de la part des hommes”, fussent-ils d’autres apôtres, on verra, “ni par un homme”, fût-ce lui-même, Paul (1,8), fût-ce peut-être même “le Messie selon la chair” (2 Co 5,16). On retrouve donc tout de suite dans le titre de la lettre et de son auteur, la différence humains / Dieu que 1 Thess avait déjà argumenté (les différences entre chair et souffle, entre loi et foi-promesse s’y inscriront): l’humain Paul est d’emblée placé par le titre du côté de Dieu. Le récit de sa vocation (1,11-2,21) en donnera la confirmation. D’autant plus frappante, cette mise de Paul, en tant qu’apôtre, du côté de Dieu, qu’il s’agit, dans ce titre qui dit l’auteur et les destinataires de la lettre - le “je, moi” et le “vous, frères” -, de la seule citation, dans toute la lettre, du récit messianique concernant la mort et la résurrection de Jésus, avec omission du récit finale en attente d’espérance, chez 1 Thess, on l’a vu. Certes, il sera question du récit évangélisateur de Paul aux Galates destinataires de la lettre (1,8-11 et 4,12-15) et du désir de Paul d’aller les voir (4,18-20). Ce serait donc l’accent que la lettre fera des travaux de Paul - titré “apologie personnelle” dans la Bible de Jérusalem -, une sorte de déplacement demandé par le combat évangélisateur, que le titre ‘corrige’ d’avance, si l’on peut dire: pas Paul, un humain parmi tous les autres, mais l’apôtre “par Jésus Messie, et Dieu le Père le réveillant des morts”.
S4. Ensuite, modestement, puisqu’ils ne sont pas ‘apôtres’ au même titre, “tous les frères qui sont avec moi”, qui n’ont même plus de nom, ils n’ont plus part à l’instance énonciatrice, au “nous” devenu rare. Les destinataires sont maintenant pluriels : “aux As­semblées de la Gala­tie”, sans mention d’aucune des villes où se situent ces assemblées, le code géographique, autrement, étant limité, dans l’ensemble de la lettre, au récit de la vocation de Paul (en plus de l’allé­gorie des deux femmes d’Abraham).

Que la grâce et la paix vous soient données de la part de Dieu le Père à nous et de Seigneur Jésus Messie, qui s'est livré lui-même pour nos péchés afin de nous ôter de (cet) âge établi méchant, selon la volonté du Dieu et Père à nous, à qui soit la gloire aux siècles des siècles! Amen!

P5. La grâce reviendra dans le texte pour dire soit ce à quoi on a été appelé (1,6 et 5,4) soit l’initiative gratuite de Dieu, son don (1,15 et 2,9,21): donc son ‘domaine’ (voir dans Lect 1 Thess P6, R31-32). La paix, par contre, ne reviendra qu’en 6,16, juste avant la fin, dans une salutation dissociée de la salutation finale seulement de la grâce, comme en 1 Thess, mais avec un ajout, la miséricorde.
S6. À la suite du développement du titre, celui de la saluta­tion corrige d’avance la paulinisation, si l’on peut dire, de la lettre, en contraste avec 1 Thess. Le combat, qui peut-être demande l’ajout inédit de la miséricorde, est annoncé dès cette salutation initiale, “la grâce et la paix” venant en opposition claire avec “(cet) âge établi méchant” (plus loin, “moi” sera opposé au “monde”, 6,14). La première partie du récit messianique, la mort de Jésus, en conti­nuation du titre, qui n’en avait dite que la deuxième, est référée mais en oblique, pas en lui-même, remplacée par son interpréta­tion[4]: “il s'est livré lui-même pour nos péchés [...] se­lon la volonté du Dieu et Père à nous”, “afin de nous ôter de (cet) âge établi méchant”, de cette génération qu’il combat.
P7. Le mot grec aiôn, dit une période de temps, celle de la vie d’un humain ou d’une génération, et aussi les siècles, comme tout de suite après, dans l’expression hébraïque “siècles des siècles”[5] qui dit l’en­semble des temps, passés et à venir, et sa maîtrise par Dieu, op­posé justement à cet âge, cette génération établie et méchante.
S8. “Je m'étonne”, dit Paul, d’un verbe que l’on ne retrouve dans aucune de ses lettres[6], au lieu de rendre grâces comme d’habitude (dans toutes les autres, tout de suite après la saluta­tion): c’est qu’il n’y a plus de quoi rendre grâces de la foi, l’amour et l’espérance des assemblées de Galatie, car elles ont “vite changé de leur appel à la grâce, pour passer à une autre bonne annonce”. Des persécutions de ses compatriotes, dits “Juifs”, et de ceux des Thessaloniciens, de leur tribu, ainsi que de beaucoup d’autres tribulations, Paul en avait connaissance, mais ici il s’étonne, il y a du nouveau pour lui: “une autre bonne annonce”, mieux dit, “des gens troublions voulant renverser la bonne an­nonce de Messie”. Des adversai­res donc de l’intérieur, voici ce qui étonne Paul d’abord, mais aussi que ‘ses’ assemblées, fondées par lui, par sa proclamation de la bonne annonce du Messie Jésus, aient changé, passé à d’autres. Ces troublions qui seront con­damnés (5,10), c’est contre eux le combat, et il commence très fort : qui que ce soit qui vous annonce une autre bonne annonce, soit anathème, c’est à dire pour un juif le pire possible, devenir un fidèle offrant des sacrifices à des autels païens. Même si c’était Paul, en supposant qu’il ait changé lui-même, soit devenu fou, sans doute, ou un ange, c’est à dire, en grec, un ‘annonceur’, ce qui a été annoncé est sans recul ni révision. Toute la lettre en sera l’argu­mentation.
S9. Comment argumenter? Paul présente d’abord le récit de sa vocation, comment est-il arrivé là, à cette proclamation dorénavant inalté­rable (littéralement: pas suscep­tible de devenir ‘autre’), inamo­vible. Cette ar­gumentation suppose le discerne­ment juif d’éva­luation d’un évé­nement, d’une nouveauté hors des habitudes : cela vient de Dieu ou des humains?[7]. Ce qu’il écrit devient clair. “Et maintenant, est-ce des humains que je cherche à gagner les bon­nes grâces, ou du Dieu? Est-ce que je cherche à plaire aux hu­mains? Si j’étais encore [comme avant je l’ai été] à plai­re aux hu­mains, je ne serais pas serviteur de Messie. Je vous déclare, frè­res, que la Bonne Annonce qui a été annoncée par moi n'est pas selon l'hu­main [à sa mesure]; car je ne l'ai ni reçue d'un humain ni ap­prise, mais par ré­vé­lation de Jé­sus Messie”.
P10. Ces derniers mots - révélation / apprentissage - relèvent de la façon hébraïque, pro­phétique au sens des écrivains des textes bibliques, de compren­dre l’écriture en tant que révélation divine : par contraste avec ce que l’on apprend d’autrui, avec les connais­sances fort utiles que les générations se transmettent entre elles[8]. En effet, dans le récit de sa vocation qu’il commence ensuite, le contraste est saisissant entre sa phase juive, de persécution - “à outrance”, dit-il (“selon l’hyperbole”, littéralement) - de l'As­semblée du Dieu, phase où il est déjà “animé d'un zèle excessif”[9] “pour les traditions qui sont à la base de ses pères”, zèle par lequel il se fai­sait remarquer parmi les “égaux de sa génération” (genos : nais­sance, famille, tribu). C’est déjà de la logique de la chair qu’il s’agit, comme un peu plus loin, quand il dit : “je ne de­mandai conseil à la chair et au sang”.
S11. Que la “révélation” du “Fils (du Dieu), afin que j’en fasse la bonne annonce parmi les peuples païens”, qui n’est pas racon­tée[10], sans lieu ni date, soit opposée aux traditions apprises par génération, ceci est renforcé par “la mise à part dès le sein (l’utérus) de ma mère”, par “celui qui m'a appelé de par sa grâce”: hyperbole une autre fois, sans doute, dans l’utérus maternel il n’y a point encore d’apprentissage. Si prodigue de récits le concer­nant, Paul ne parle ja­mais de son père[11] ; de sa mère non plus, sauf ici pour lui être, en quelque sorte, ‘enlevé avant la naissance’ par celui qui l'a appelé. Mais “je ne de­mandai conseil à la chair et au sang” refère, semble-t-il, à ces parents dont il ne parle point, restés sans nom, pour qu’il reste bien marqué que ce n’est pas selon leur chair et leur sang qu’il a vécu. Il s’agit là aussi d’une tradition hé­braïque, atténuée sans doute, dont il sera question bien tôt : l’enfant de la promesse à Abraham opposé à celui de la chair, tradition re­prise pour Samuël (chap. 1 de son livre)[12].
S12. À la ligne du “je ne de­mandai conseil à la chair et au sang”, sans aucune suspen­sion, voici ce qui suit: “je ne montai point à Jéru­salem vers les apôtres avant moi, mais je m’en allai à l'Arabie. Puis je revins en arrière à nouveau à Da­mas[13]. Trois ans plus tard, je montai à Jé­rusalem pour faire la connais­sance de Kêphas et je demeurai pendant quinze jours chez lui. Mais je ne vis aucun autre des apôtres, sauf Iakôbos, le frère du Seigneur”. Or, ces démarches racontées à la suite de la révélation (qu’il ne nous raconte pas), apparemment anodines, sont suivies d’une sorte de serment: “ces choses que je vous écris, eh bien en face du Dieu, que je ne mens point”. Quelle importance ont elles pour justifier la solemnité de cette confirmation? Ce qui est ainsi sou­ligné, et prépare la suite du récit, c’est que Paul est “apôtre, non de la part des humains, ni par un humain (1,1), que “je ne l'ai ni reçu d'un humain ni appris”, mais bien par révélation, disons, di­rectement du Messie. C’est à dire que l’opposition entre ce qui, dans sa mission d’apôtre, relève de Dieu et non des humains, va jusqu’à Kêphas et ceux de Jérusalem. C’est assez fort: ceux-ci pourront-ils être, eux aussi, du côté de la ‘chair’. Voilà qui engage: “en face du Dieu, que je ne mens point”.
S13. Soulignons encore un point, la mention d’Arabie, qui semble relever de l’anedocte: il se trouve que c’est, avec Jérusa­lem, le seul terme géographique qui se trouve repris dans la let­tre, à propos de l’opposition entre Agar et Sara (4,25), c’est à dire entre les peuples païens et les Juifs. Reçue la ré­vélation, il est allé tout de suite en Arabie vers les peuples païens, c’est là sa vocation, les Autres que les Juifs. Ce que la suite du récit affirmera. Cette au­tonomie d’apôtre, réclamée dès le dé­but de la lettre, n’est toute­fois pas anarchie : trois ans plus tard, il vient faire la connaissance “des apôtres avant lui”, de Kêphas seulement, avec mention ra­pide de “Iakôbos, le frère du Seig­neur”; selon la chair donc, voici une raison de suspicion de sa part, d’autant plus que, mentionné avec plus d’importance que Pierre lui-même dans les Actes (12,17, 15,13 et 21,18), c’est seulement ici (même pas en 1 Co 15,7) qu’il est dit qu’il s’agit du “frère du Seigneur”[14].
S14. C’est lors du deuxième voyage à Jérusalem, “quatorze ans après”, que surgi­rent les problèmes qui ont rendu nécessaire le serment de tan­tôt et le recours de l’argumentation à une révélation directe du Mes­sie. C’est d’ailleurs toujours “selon une révélation” qu’il y monte ; maintenant il est accompagné de Barnabas et de Tite, et il a sa “bonne Annonce que je proclame parmi les peuples païens, [...] afin de ne pas courir ou avoir couru en vain”. L’apôtre selon la révélation n’est donc pas opposé “aux apôtres avant lui”, dont on nommera trois, les deux cités lors du premier voyage, plus Iôannês, ceux qui sont “considérés être des piliers”. Il a be­soin d’être confirmé par eux. Mais c’est “en privé” qu’il leur parle.
S15. Il y a donc une affaire compliquée, elle est énoncée à partir du cas de Tite, qui est Grec, donc incirconcis : “il ne fut pas même obligé de se faire circoncire”, voici le triomphe de Paul sur ses adversaires qui sont finalement indiqués. Il s’agit de “faux frères intrus, introduits en secret pour espion­ner la liberté à nous que avons en Jésus Messie, à fin de nous ré­duire en esclavage”. C’est enfin manifesté le caractère politique du combat paulinien, dit dans un langage d’espionnage et selon un code opposant la li­berté à l’esclavage, déployé plus loin.
P16. La circoncision, son nom l’indique en grec (peritomês) comme dans nos langues latines, est la ‘coupure autour’ du mem­bre mâle de la génération, la coupure du prépuce. Elle signale dans la chair de chaque Juif l’alliance de son Dieu avec son peuple (Genèse, chap. 17)[15] et c’est par ce biais que Paul trouvera moyen, ici, de se rapporter à la loi de l’alliance mosaïque : dans le débat qui suit, l’ensemble des Juifs sera nommé Circoncision (coupure-autour), tandis que l’ensemble des peuples non-Juifs, donc des peuples païens, sera nommé Prépuce. Il s’agira donc d’un débat, indissociablement théologique et politique, si l’on peut dire dans nos catégories européennes, autour d’une petite taille dans l’organe mâle de la génération[16] et de son absence : ceux qui n’ont pas subi cette petite coupure dans leur tradition non-juive, doivent-ils la subir lorsqu’ils sont admis comme croyants dans les assemblées en Messie? Puisque il s’agit d’un comman­demment de Dieu aux Juifs, doivent tous ceux qui croient au Messie (croyance qui n’a pas de sens que dans le judaïsme) de­venir aussi des Juifs? Voilà l’enjeu.
P17. Chair / souffle - Avant de continuer, il faut tenir compte du mot ‘chair’ (sarx), qui ne figurait pas dans 1 Thess et ici vient 18 fois, avec des sens à polysémie oscillante. Il traduit l’hébreu ‘basar’, dont le sens dominant est celui de parenté[17], là où elle a rapport à la génération, deno­tant donc de lui-même la mor­talité. C’est le sens de la première manifestation du mot (P10-S11), dans le contexte de génération et d’apprentissage. La mor­talité est connotée dans “le semeur pour sa chair à lui moissonne­ra de la chair la corrup­tion” (6,8) : or, corrup­tion, traduction latine de ‘phthora’, ruine, dit des parties d’une chose qui s’en séparent, rupture ensemble (co-), la ruine donc, en bref la mort. Aussi, la mortalité de la chair qui se repro­duit (génération : naissance et mort) se dit dans “l’infirmité de la chair” de Paul (4,13-14), et en­core dans l’excès des désirs hu­mains (5,19-21), dont les deux premiers, “la forni­cation et l’impu­reté”, relèvent tout de suite de l’excès du désir se­xuel en tant qu’écarté de la parenté. C’est cet excès qui s’impose à la fragilité de la volonté de la chair, qui “a des désirs contre ceux du souffle, et le souf­fle en a contre ceux de la chair; ils sont oppo­sés entre eux, afin que ceux que vous vou­driez vous ne les fassiez point” : ce sont ces excès des désirs des humains, en tant qu’en­gendrés et devant engendrer, et tous les autres concernant les rapports en­tre humains, ces excès sur la volonté, “ceux que vous voudriez” et qu’il ne faudrait pas faire, qui posent le problème éthique[18]. Pour deux fois, Paul ira jusqu’à métaphoriser ses desti­nataires comme des animaux: “irrationnels” (3,1), qui se mordent et se dévorent, au risque de se faire périr mutuellement (5,15). Sans que dans cette lettre il soit question de la résurrection des morts, comme chez 1 Thess, on peut compren­dre que la différence entre chair et souffle en relève. Si je garde le mot ‘souffle’[19], pour rendre plus proche de la littéralité de la respiration (donc de la chair, fût-ce métaphoriquement), c’est justement en vue d’éviter, autant que possible, une opposition de principe. On vit dans la chair, Paul y compris (“maintenant je vis dans la chair”, 2,20, dans un “je vis” repris aussi pour dire: “dans la foi je vis dans celle du Fils du Dieu”). L’opposition sera marquée clairement au niveau éthique (5,16-22), marcher selon la chair “contre” marcher selon le souffle (v. 17). Elle prendra source dans la différence entre celui qui “naquit selon la chair” et celui qui naquit “de la promesse” (4,22), donc du souffle (4,29) : le souffle y retrouve le paradigme de la génération.
P18. Pour comprendre ce mot ‘souffle’, il faudrait penser à sa proximité de ‘voix’ et aux expériences de ‘conversion’, assez variables - dans la dimension du spirituel, de l’esthétique, de l’acquisition de savoir ou de savoir-faire professionnel, de la res­ponsabilité gagnée entre l’adolescence et la vie adulte, etc. -, ces expériences qui inscrivent dans une vie un avant et un après. Ces expériences auront en commun d’accorder une nouvelle voix, un nouveau discours et comportement, un nouveau souffle donc, ac­compagné souvent aussi du senti­ment que c’est arrivé comme une sorte de donation, d’une chance innatendue. Mais ce à quoi Paul se réfère, s’il semble relever d’expériences conscientes des croyants en Jésus Messie, étant donnée la manière dont Paul ar­gumente comme si ses destinataires savaient très bien de quoi il s’agissait, n’a pas de connations relatives au caractère ‘personnel’, ‘individuel’, de ce type d’expériences (charisme, talent, être doué pour telle ou telle chose); il semble relever, au con­traire, d’une sorte de caractère collégial ou collectif, comme dans certains mouvements charismatiques[20]. Si le triple motif de la foi, l’amour fraternel et l’espérance semble y appartenir, c’est sans doute à la façon d’une conversion éhtique, d’une répudiation des conduites caractérisées comme “selon la chair” (5,19-21).
S19. Revenons à la lecture de la séquence. Il y a, dans le texte transmis, quelque chose d’incompréhensible pour celui qui lit la lettre sans connaître rien d’autre (que celles de Paul). Au milieu du récit, autour de Kêphas, Iakôbos et Iôannês, un verset et demi fait l’interpollation d’un nommé “Pierre” dont on ne sait pas d’où il vient et qui disparaît ensuite, mais qui est bien pa­rallèle avec le récit plus tardif des Actes, chap. 15, concernant cet épisode, lequel par contre ignore Kêphas et parle de Pierre. N’au­rait été un passage de l’évangile de Jean qui éclaire ceci - “[...] tu t’appelleras Kêphas, ce qui veut dire Pierre” (1,42) - en donnant la traduction grecque du nom araméen que Jésus a donné à Si­mon, on ne le saurait que par conjecture (Kêphas signifie ‘pierre, rocher’ en araméen, comme Petros en grec et Pierre en français). C’est à dire que Jean nous transmet la vieille tradition araméenne que les synoptiques et les Actes ont grécisé en Petros: il faut donc conclure que cette grécisation n’avait pas encore été faite à l’épo­que de Paul et qu’il ne connaît que la tradition araméenne, et que donc cet verset et demi a été une inclusion postérieure, lors de la mise en collection de ses lettres, pour clarifier les choses auprès de lec­teurs dorénavant ne connaissant pas, en général, l’araméen. Si on le supprime, on se rend compte qu’il n’y est pas encore question d’une suprématie de Pierre parmi les apôtres de Jerusalem, parmi notamment les trois qui sont “considérés être des piliers”, que c’est elle que l’interpollation ajoute.
S20. Ce fut donc “en privé aux plus considérés” que Paul a posé “en consultation la bonne annonce que je proclame parmi les peuples païens”, à causes des espions, dans une sorte de clandes­tinité qui donne à la dimension ‘politique’ de l’enjeu toute une autre lumière de tension que celle d’un prétendu ‘concile de Jéru­salem’, comme c’est raconté dans les Actes, chap. 15 : ces “piliers” n’en étaient pas autant, ils n’arriveraient pas à s’imposer à l’as­semblée des croyants et doivent décider en privé. Ce fut la condi­tion de pouvoir discerner “la grâce” dans l’œuvre évangélisatrice de Paul parmi les peuples païens: “ils ne me chargèrent rien en plus ; au contrai­re, voyant que la bonne annonce du Prépu­ce[21] m'avait été confié et ayant reconnu la grâce qui m'avait été don­née, Iakôbos et Kê­phas et Iôannês, les considérés être des pi­liers, donnèrent la droite, à moi et à Barnabas, en communion, afin que nous vers les peuples païens, tandis qu’eux vers la Cir­concision” (2, 7a,9). Cette communion a une seule condition, que Paul agrée aisément: “seulement que nous nous souvenions des pauvres, ce que préci­sément j'ai bien eu soin de faire”[22].
S21. Réussite de l’œuvre de Paul en toute la ligne, donc, au­près des diri­geants de l’as­semblée de Jérusalem, mais de courte durée, car ce qui a été accordé ‘en droit’, sera renié ‘dans les faits’, quelque temps après, non plus à Jérusalem, mais dans la métro­pole asiati­que des peuples païens, à Antioche. Revient la différen­ce entre ce qui relève de Dieu et des humains, Paul n’étant pas dupe de ceux qui étaient “considérés”, dont il avait écrit: “quels qu'ils aient été jadis [sous-entendu: qu’ils aient connu Jésus selon la chair], à moi aucune différence: Dieu ne regarde pas le visage [l’aspect extérieur] de l’hu­main”. Kê­phas a peur des gens de chez Iakôbos: avant qu’ils n’arrivent, ils fréquente les assemblées avec des croyants d’origine païenne, après leur arrivée, il se retire (hup-estellen): non seulement il renie d’être envoyé, apôtre (apo-stellô)[23] devant les païens, mais il entraîne à la dissimulation, à l’hypocrisie, les autres Juifs, jusqu’à Barnabas lui-même. C’est le comble! Paul lui résiste “de­vant son visage à lui parce qu’il était condamnable”, en public donc maintenant, “en présence de tous”, puisque Dieu ne regarde pas le visage de l’hu­main, fut-il Kê­phas, un apôtre de Jésus qui a peur du “frère” dudit Jésus. En effet, le discours, avant de venir à la question de la loi, enchaîne selon la chair: “si toi, Juif, tu vis à la façon ancestrale (huparchôn) des peuples païens et pas à celle des Juifs, pourquoi obliges-tu les peuples païens à judaïser? Nous, nous sommes Juifs de naissance et pas issus des peuples païens pécheurs”. C’est la question de la différence entre les traditions ancestrales des Juifs et des peuples païens, qui est posée de façon plus générale que celle de la seule circoncision, posée en termes de vivre selon la tradition juive ou pas, en regard de la nouveauté qui est la foi au Messie, posée donc en concret, selon ce qu’il, Paul, voit les autres faire: “mais j’au vu qu'ils n’allaient pas des pieds droits selon la vérité de la bonne annonce”.
S22. Dans la suite du texte, il n’est plus question de Kê­phas, qui vient d’être attaqué - “toi, Juif” - ni d’Antioche ni de Barna­bas[24]; la question se pose donc de l’adresse de la continuation de la diatribe de Paul, qui semble changer de Kê­phas et les croyants d’Antioche et de Jérusalem vers ceux de la Galatie, nommés en 3,1 et taxés d’irrationnels. Comment trancher[25]? Pour les Galates, la question ne se pose pas : toute la lettre les concerne, le récit de la vocation de Paul et de son conflit avec Jérusalem sert à cautionner toute la lettre, à rendre de l’autorité à l’ensemble de son argumentation, y comprise celle qui s’adresse directement à Kê­phas et à Iakôbos. Ils ont reçu la bonne annonce de “Paul, apôtre, non de la part des humains, ni par un humain [pas Kêphas, par exemple], mais par Jésus Messie”. Par rapport à Kêphas, l’absence de toute marque de fin du récit le concernant laisse ouvert l’en­semble du discours de la lettre comme adressé aussi à lui : s’il la lisait, il saurait que tout ce discours opposant loi et foi visait son compromis entre le Messie et la loi des traditions juives[26]. La lettre cautionne la thèse de Trocmé d’une rupture claire [de la communion] entre les assemblées de Paul et celles de Jérusalem et Antioche, dont le premier cherchera la réconci­liation par la collecte qu’il fera en faveur des “pauvres” de ces as­semblées.
P23. Hamartia (faute, erreur, péché) / dikaiosunê (justice) - On trouve, au début de ce discours, ces deux motifs qu’il faudra comprendre: “nous sommes Juifs de nais­sance et non pas pé­cheurs issus des peuples païens. Sachant néan­moins que l'humain n'est pas justifié de par les œuvres de la loi, mais de par la foi de Jésus Mes­sie [...]” (2,15-16). Il semble aller de soi que “pécheurs issus des peuples païens”, en oppositon à la “naissance” (ou ‘nature’, phusei) des Juifs, ne signifie rien d’individuel (comme le motif de la tradition chrétienne occidentale comprend le mot ‘péché’[27]), mais plutôt une situation collective, disons de perte, sans ‘salut’, sans ‘justice’: on peut lire “per­dus [...] peuples païens”, d’une perte que les Juifs (“fils d'Abraham”, “élus”) ne partagent point. ‘Salut’ (sôtêrias) c’est un terme qui n’est pas dans ce texte mais que l’on a trouvé dans 1 Thess pour dire l’œuvre du Mes­sie[28], et aussi bien la forme verbale dé­rivée: “nous empêchant de parler aux peuples païens pour que ils soient sauvés (sôthôsin) [...]” (1 Th 2,16), qui nous intéresse ici par le contraste avec le terme “perdus”. Qu’ils passent de ‘perdus’ à ‘sauvés’, c’est ce que Paul tâche de réussir par la bonne annonce concernant le “Seigneur Jésus Messie, qui s'est livré lui-même pour nos péchés afin de nous ôter de (cet) âge établi méchant” (1,4), on l’a lu. Ce ‘nous’, toutefois, concerne tous les croyants, pas que ceux d’origine païenne, ces ‘péchés’, ‘fautes’, ‘pertes’, sont cet “âge établi mé­chant” des humains, à cette époque de l’empire romain, par con­traste avec quoi Paul comprend le ‘domaine’ en Messie: l’ex­pres­sion “bâtir une maison” (oikodomô) venant d’ailleurs tout de suite après (2,18). Si l’on cherche maintenant du côté de justice et justi­fica­tion, on retrouve la question des peuples païens, autour de la fi­gure d’Abraham: “prévoyant ainsi l'Écriture que le Dieu justifie­rait les peu­ples païens par la foi, a d'avance (bonne)annoncé à Abraham que tous les peuples païens se­ront bénis en toi” (3,8). La condition de ceux qui sont ‘sauvés’, “justifiés” par le Dieu, c’est à dire ‘rendus justes’ et non plus pêcheurs perdus, est dite par le mot “bénédicton” (eulogia, v. 14), la situation de perte ou péché relevant donc de la malédicton (kataran). La question qui sera longuement argumentée est celle du comment de ce passsage, d’un état de malédiction ou péché à celui de bénédicton ou justice : là encore, c’est la différence entre le labeur des humains, leurs œuvres, et la grâce accordée par Dieu, qui aura le beau rôle.
S24. On peut présumer aussi, comme pour le souffle (P17), que c’est l’expérience de Paul, de pharisien très zélé d’abord et d’apôtre également zélé ensuite, qui lui sert de repère. Toutefois, elle ne lui sert pas d’argument. Puisqu’il s’agit de discuter l’im­portance de la différence d’origine juive / païenne dans ce do­maine des assemblées messianiques, Paul sera amené à relire l’é­criture juive pour y discerner des indications lui permettant de comprendre ce salut des païens, que l’on n’attendait pas du tout, Paul pas plus que les autres apôtres : il s’est imposé comme une sorte d’événement (“la grâce qui m'avait été donnée” d’aller “vers les peuples païens” qui en ont reçu le souffle, eux aussi, le Prépu­ce autant que ceux de la Circoncision). Il s’agira en effet de compren­dre à nouveaux frais toute l’histoire de l’élection du peuple juif et de l’alliance que son Dieu a établie avec lui, moyennant Abraham et Moïse notamment, celui-ci, pas nommé[29], étant celui par qui la loi a été donnée, cette loi que Paul estime révolue. Il faut quand même remarquer qu’il ne s’agit pas, pour Paul, de faire de l’ar­gumentation abstraite: il y va, pour Paul lui-même, de la vérité de son travail et de sa vie, cherchée par le seul moyen pour un juif d’y arriver, trouver des indications dans l’Écriture qui rendent possible de comprendre cette geste inouïe d’un Messie crucifié et ressuscité. Inouïe: ce n’était pas du tout ce qui avait été expres­sément annoncé, pas du tout ce qu’on attendait. Dans cette lettre aux Galates, c’est la figure d’Abraham qui servira d’appui à la réflexion.
S25. “Sachant néanmoins que...” enchaîne sur la différence de situation, de naissance, entre peuples païens et Juifs: ce que nous savons par notre ‘expérience’ de foi, disons, par ce don qui nous a été donné, par cette ‘donnée’ de base. Que savons nous ainsi? Que “ l'humain n'est pas justifié de par les œuvres de la loi” de l’alliance reçue par Israël à travers Moïse, qui est constitutive, disons, de la ‘naissance’ ou nature des Juifs par rapport aux non-Juifs, mais “de par la foi de Jésus Mes­sie”. C’est l’énoncé-base de Paul, posé, et répété par la suite, une sorte d’axiome de sa pensée, que nous savons d’expérience : “et nous aussi avons cru en Jésus Messie”. Par là, nous ne sommes plus ni des païens, ni des Juifs. Un ‘parce que’ propose un argument qui couvre en négatif toute l’histoire biblique des Juifs, en mettant leur loi en rapport avec la chair, c’est à dire, la génération, la naissance, des Juifs: “parce que (oti) de par les œuvres de la loi ne sera justifiée nulle chair”.
S26. L’argument est développé ensuite. Il se fait par le con­traste entre deux ‘constructions de maison’, l’une, qui était déjà là (l’histoire biblique juive bâtie par Dieu), est détruite par son pro­priétaire qui bâtit une autre à sa place (le même Dieu de par le Messie): s’il refait la même chose qu’il avait détruite, il démontre à soi-même qu’il était ‘à côté de la plaque’[30], qu’il avait échoué dans sa démarche : si Dieu, qui a détruit l’ancienne alliance, la re­construit à nouveau telle quelle, il se joue de lui-même ; s’il re­bâtit, c’est autre chose, pas la même qu’il vient de détruire. Nous n’avons donc pas, Kêphas, “nous qui cherchons à être justi­fiés en Messie”, à nous croire pécheurs, transgresseurs de la loi, si nous mangeons avec des croyants issus des peuples païens, comme si “Messie était un ministre du péché”, comme si on était toujours dans la maison de la loi. Bien au contraire, son an­cienne expérience de zélé pour la loi sans le réussir, c’est ce qui a disparu avec le Messie, la vieille maison a été détruite par la nouvelle “maison de la foi” (6,10): “car moi, de par la loi, j’ai été mort pour la loi, afin de vivre pour Dieu”, à la maison détruite ré­pond la mort de son habitant (une maison n’est pas qu’un bâti­ment, c’est aussi la génération qui y habite, qui l’a héritée de la mort de ses parents). Or, comment a été détruite cette maison ancienne? Par la mise en croix du Messie au nom de la loi, comme s’il était un pécheur. Ancien habitant de cette maison, j’en suis passé à la nouvelle: “j'ai été supplicié en croix avec Messie”. C’est là, dans ce nouveau ‘domaine’ où il est Seigneur, que je vis: “et je vis non plus moi, vit en moi Messie”. Ce serait donc la paraphrase de cette “reconstruction de maison” (oikodomô palin) entendue comme suite de générations, en se transmettant la même chair, qui ren­drait compte de l’argument, dont les commentateurs avouent l’obscurité. Tout en continuant de vivre “dans la chair, je vis dans la foi du Fils du Dieu” (dans le nouveau domaine des assemblées en Messie). Le v. 21 conclut cet argument sur la différence entre les deux constructions: si la première avait été suffisante pour obtenir la justice, la mort du Messie aurait été “pour rien”. Paul souligne donc qu’il est en train d’argumenter sur ce qu’il y a de plus énigma­tique pour un Juif : que le Messie ait été crucifié, à quoi répond l’incise “m'ayant aimé et qui s'est livré lui-même pour moi”, sur laquelle il faudra revenir plus loin.
P27. Promesse / loi - La question de la loi reste ouver­te ce­pendant, puisqu’elle a été donnée par le Dieu, elle aussi. C’est où la re­lec­ture de la Bible va incider sur Abraham, à la source généa­logi­que des Juifs, leur ancêtre selon la chair. Une nouvelle diffé­rence, en­tre promesse et loi, dominera cette séquence (5), de 3,1 à 4,12, avec une pause en 3,15. On n’y parle pas de circoncision (celle-ci reviendra seulement dans la séq. (6d), en 5,2, en appli­cation de l’argumentation déployée entre-temps), malgré qu’elle soit liée à la génération selon la chair ; d’autre part, elle est attri­buée, dans Genèse 17, à l’alliance avec Abraham, en ce qui con­cerne sa des­cendance juive, et c’est en fonction de cette tradition ancienne qu’elle est reprise par la loi[31]. Or, c’est cette descendan­ce juive d’Abraham qui est relue par Paul comme rapportée à une pro­messe (adressée à une chair stérile et vieille), mot qui dans le grec, epan­gelia, contient ‘annonce’[32] (de ce qui est ‘promis’, de ce que l’on va faire), promesse d’un fils (Gn 15,6) et que Paul as­sortit à la bonne an­nonce: “Dieu [...] a d'avance (bonne)annoncé à Abraham” (3,8). Or, de même que le croyant en Messie est celui qui reçoit de lui la foi, aussi “Abraham crut à Dieu, et que cela lui fut compté comme justice”, c’est à dire lui a valut d’avoir un fils de sa femme légiti­me (dont l’enfant héritait) quand sa chair n’en pouvait pas.
S28. Kêphas a disparu de l’horizon, même si l’argumentation qui suit vaut toujours contre son hypocrisie, car Paul s’intéresse surtout aux anciens païens de Galatie qui, à travers sa proclama­tion, sont devenus les croyants des assemblées en Messie, et qui seront, le jour du retour du Seigneur, son espérance, sa joie, sa couronne de gloire, disait-il de ceux de Thessalonique (2,19). Ceux dont, seule fois dans toutes ses lettres, il n’a pas pu rendre grâces, car ils ont changé de ‘bonne annonce’. Des “irrationnaux” (sans pensée, anoêtoi), comme on dit des animaux, “ensorcelés”, fasci­nés, vous, “aux yeux de qui Jésus Messie a été affiché (proe­graphê) (publiquement écrit) comme supplicié en croix”: vous avez reçu le souffle par les œuvres de la loi ou par l’écoute de la foi? Du souffle retourner à la chair, à la circonci­sion? Vos souf­frances, en vain? Le souffle et des prodiges : par les œuvres de la loi ou par l’écoute de la foi? C’est contre cette irra­tionnalité que l’argumentation va être détaillée, d’abord dans les vv. 6-9, de fa­çon géniale, il faut le dire (on ne la retrouve qu’ici et dans Ro­mains) : Abraham a cru à la possibilité d’avoir un fils au-delà de la chair, “cela lui fut compté comme justice”, donc “ceux par la foi sont fils d'Abraham” ; “ainsi l'Écriture prévoyant que Dieu justifie­rait les peu­ples païens par la foi, a d'avance (bonne)annoncé à Abraham que tous les peuples païens se­ront bénis en toi!” (Gn 12,3).
S29. Paul rejoint ainsi la trouvaille théo­logique des Prophè­tes : la promesse et la foi y précédaient la gé­nération selon la chair[33], Dieu étant ainsi ‘séparé’ des ancêtres, d’où cependant il avait été originé, selon la logique anthropologi­que de n’importe quelle société. Conclusion: “ceux par la foi sont bénis avec Abraham le croyant, le ayant-foi”. Cette façon de lire l’Écriture n’a pas été inventée par lui, elle est typiquement juive. Les textes prophétiques n’annoncent pas l’avenir, comme semble le croire la notion vulgaire de prophète, ne racontent pas d’avance le récit de ce qui se passera plus tard. Toujours qu’il s’agit de discerner des événements, notamment pour savoir leur rapport possible au Messie que l’on attend (figure hautement obscure et diverse dans les textes), on tâche de trouver dans les textes bibliques des indi­ces permettant de ‘comprendre’, selon le registe juif de vérité, cette nouveauté, bienfaisante ou catastrophique. Sans que ceci ait à voir avec l’allégorie dont il sera question plus loin.
S30. La suite (vv. 10-15) oppose à cette bénédiction des peuples païens par la foi, de façon assez brutale pour des oreilles juives fidèles, la malédiction de ceux qui se réclament des “œuvres de la loi”, l’argument étant avalisé par une citation du li­vre du Deutéronome (27,26): “maudit qui­conque ne se mantient pas (fidèle à) tous les écrits dans le livre de la loi pour les faire”. Comme si Paul jouait de son expérience antérieure de phariséen zélé par la pratique de la loi et n’arrivant jamais à devenir juste, selon “tous les écrits dans le livre de la loi”. Deux autres citations rendent “claire” l’opposition loi / foi : l’une du prophète Habacuc (2,4), selon laquelle “le juste vivra par la foi”, l’autre du Lévitique (18,5), selon laquelle, à l’envers, “celui qui fera ces choses (de la loi) vivra en elles”, recevra d’elles la vie, ce qui est contredit par son expérience déçue. Vient enfin la réflexion sur l’incompréhen­sible, scandaleuse, crucifixion du Messie: car “il est écrit: ‘maudit quiconque (est) suspendu au gibet’” (Deut 21,23). Pourquoi cette monstruosité, la malédiction là où l’on attendait la dernière bé­nédiction? il est devenu “malédiction pour nous”, c’est de cette “malédiction de la loi” - expression insupportable pour tout juif fidèle, où il faut à nouveau supposer une expérience déçue - que le Messie nous a rachetés, affranchis. La malédiction de la loi était un état d’esclavage. C’est donc pour nous, les juifs-esclaves, qu’il est devenu “malédiction pour nous”? Retour à la première partie de l’argument, la foi d’Abraham avant la loi : “afin que pour les peuples païens la bénédiction d'Abraham soit devenue en Jésus Messie, afin que nous re­ce­vions de par la foi la promesse du souffle”. ‘Nous’, c’est moi, juif, et vous, Galates, païens.
S31. Première partie de la séquence (5a), 6-9 et 10-14 pré­sentent ainsi les deux volets de l’argument du dépassement de la loi mosaïque par la foi et, par voie abrahamique, du dépassement des Juifs aux peuples païens. La deuxième partie, (5b), 3,15-4,11, repren­dra la difficulté que cet argument présente concernant la loi : pourquoi donc celle-ci? demandera un juif qui serait ébranlé par l’argu­ment. Pour trois fois, deux de suite (vv. 15 et 17), puis 4,1, un legô, “je pense que”, tout en nouant l’ensemble de l’argu­menta­tion, souligne qu’il cherche des comparaisons (“frères, je dis en fa­çon humaine” de penser), lesquelles se jouent autour de la ques­tion de la filiation et de l’héritage. On part d’une réflexion sur un tes­tament humain : il n’est pas susceptible d’être reformulé après la mort par quicon­que d’autre. Eh bien, il en va de même avec la promesse à Abraham et “à sa semence” (Genèse 12,7), une fois établi que cette semence, au sin­gulier, pas au pluriel, est le Mes­sie. “Voici ce que j’en pense”. La loi est venue 430 ans après la promesse faite par le Dieu, elle ne peut pas l’annuler. “Car si l'héri­tage venait de la loi, ce ne serait plus de la pro­messe ; or, c'est par la promesse que le Dieu a grâcié Abraham”. À cet argument de précédence[34] que j’ai dit ‘génial’, sera ensuite ajouté un autre, concernant le fait que la loi ait eu besoin d’ “anges” et d’un “médiateur”[35], ce qui impliquait donc “l’économie basée sur un contrat bilatéral, dit la B. J. en note, par quoi l’accomplissement de la promesse eût été subordonné à l’observation d’une loi”, tandis que la promesse, “inconditionnée” telle un testament, a été le don gratuit de Dieu tout seul. Ces ar­guments demandent de com­prendre pourquoi cette loi, ainsi ‘inférieure’, a-t-elle donc été ajoutée. Elle a été un répit, “jusque à ce que vînt la semence à qui a été promis” ; et ce répit, il en a fallu “(à cause) des transgressions”. C’est à dire? Le mot était venu avant (2,18) dans le contexte de la maison détruite et reconstrui­te, qu’on a présumé renvoyer à l’ex­périence antérieure de Paul (S26). Ce temps de répit a été celui d’une clôture, la loi comme enfermement (le mot vient deux fois) sous vigilance, “sous le pé­ché” ou sous son interdit, “sous la loi”, avec une visée : “afin que la promesse fût donnée de par la foi de[36] Jésus Messie à ceux qui croient”, “en vue de la foi à révéler”. Dernière explication concer­nant la loi, nous étions des enfants, donc sous clôture, en répit d’éducation, “sous des tuteurs et des administrateurs”, dira-t-il un peu plus loin, lors du troisième “je pense” : “ainsi la loi a été no­tre pédagogue pour nous conduire à Messie, afin que, de par la foi, fussions justifiés”. Les enfants sont incapables encore du bien, la loi-pédagogue est d’elle-même incapable de rendre juste celui qui essaie de la mettre en œuvre.
S32. Ensuite, tout découle du fait que “la foi étant venue, nous ne sommes plus sous ce pédagogue”. Et ce ‘nous’ juif, c’est à dire, concernant les croyants d’origine juive, qui vient du v. 21 au 25, cède sa place, jusqu’au v. 29, au ‘vous’ des croyants de Galatie, d’origine païenne : “car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jé­sus Messie ; car (vous) tous baptisés vers Messie, vous avez revêtu Messie. Il n'est plus possible Juif ni Grec, il n'est plus possible es­clave ni libre, il n'est plus possible ni mâle ni fe­mel­le ; car tous vous êtes un en Jésus Messie. Et si vous (êtes) à Messie, donc vous êtes se­mence d'Abraham, (vous êtes) héritiers selon la promesse”. Ce qu’il fallait démontrer, on est tenté d’ajou­ter de ce retour à l’ar­gument de (5a), mais il faut encore le troisième “je pense”.
P33. Faisons une pause. Au dedans de l’argument, vient cette merveilleuse et célèbre déclaration qui rend caduques des dichotomies anthropologiques immenses, dont la première s’en­chaîne très bien dans le fil de l’argument[37]: “il n'est plus possible Juif ni Grec” (‘eni’, abréviature de ‘enesti’, est une forme im­per­sonnelle signifiant ‘il est possible’). Je suis tenté de lire, au lieu d’une sorte de déclaration universelle de l’égalité humaine, de­vançant de vingt siècles celle des Droits humains (qu’en tout cas a ici l’une de ses sources, avec la pensée philosophique grecque), lecture qui suppose toute une histoire post-paulinienne impen­sable par l’auteur de ces lettres, je lirai donc ceci dans la pers­pective du retour bientôt du Messie (pas explicité dans cette let­tre, c’est vrai, mais implicite toujours que le mot ‘Messie’ y est écrit) comme ceci: “il n'est plus possible” doréna­vant qu’entre vous (qui êtes “un en Jésus Messie”) il y ait de dis­criminations dûes à l’origine d’un chacun, vous ne pouvez plus faire comme on faisait avant. Vous ne pouvez surtout pas faire comme Kêphas et les gens de chez Ia­kôbos. Il y a donc une continuité entre l’argu­mentation de la let­tre et le récit qui l’a précédé. La question se pose, par contre, des deux autres dichotomies: quelle logique les rattache à cette argu­mentation? Souvenons-nous que, à un mo­ment donné, dans le contexte encore d’Antioche, le discours de Paul avait opposé “les pécheurs issus des peuples païens” à la “naissance” (ou ‘nature’) des Juifs (P23), l’opposition donc selon la génération, selon la chair. Celle-ci, liée à la question de la circon­cision, semble à première vue ne jouer de rôle dans l’argumenta­tion entre foi et loi, mais “la semence d’Abraham”, l’héritage, l’héritier mineur bientôt, tous ces motifs relèvent de la chair, de la génération. De même que la naissance n’a plus de rôle, en ce qui concerne le Juif et le Grec, dans le domaine de la foi, de même il en va de la différence entre celui qui est né esclave, d’une part, et d’autre part celui qui est né libre. En effet, “doulos, au sens propre, esclave né à la maison, [est] distinct de andrapodon, es­clave pris à la guerre, de pais, jeune esclave considéré comme fai­sant partie de la famille”, explique le dictionnaire de Magnien. L’argument semble aller de soi en ce qui concerne, non point l’homme et la femme[38] des traductions habituelles, mais le mâle (arsen) et la femelle (thêlu)[39]: puisque leur différence se rapporte nettement ici à la seule génération, elle ne devient plus possible dans le ‘domaine’ de la foi, où l’on est “un en Mes­sie”, où la chair n’a plus de rôle discriminateur[40]. “En Messie”, tant qu’on l’attend, la génération, la chair, la filiation, ne comptent plus. L’ar­gument qui suit, le troisième “je pense”, en répétant celui-ci, s’adresse juste­ment à la filiation: “la preuve que vous êtes fils”.
P34. “L’accomplissement du temps”, cela veut dire quoi? To plêrôma, dit Magnien, c’est ce qui emplit un vaisseau, son équipage et sa cargaison, les aliments que contient l’estomac, le contenu d’un vase, ou bien d’une ville, sa popula­tion. C’est donc le temps (chronos), le temps en tant que durée, qui selon la Genèse a eu un début par la parole créatrice du Dieu, c’est ce temps qui devient complet, rempli, il s’achève avec le Messie : il n’y a plus de temps après lui, c’est intrinsèque à la notion même de Messie. C’est dé­cisif dans ces textes de la première génération de croyants que Jésus est le Messie[41]. Là est la certitude de Paul, son urgence. C’est pourquoi je disais tantôt que son re­tour est implicite tou­jours que le mot ‘Messie’ (Christ en grec) y est écrit, c’est pour­quoi je garde le terme araméen[42].
S35. “Je dis que”: nouvelle comparaison avec le testament, mainte­nant pour insister sur le répit quand l’héritier est encore enfant, soumis à des tuteurs, maître qui ne diffère point d’un es­clave (puisqu’il est obligé d’obéir), cela jusqu’au jour que le père défunt a fixé d’avance. Maintenant toutefois, il y a un déplace­ment, il ne s’agit plus de la seule loi mosaïque, mais d’un ‘nous’ qui inclut le juif Paul et les païens galates : “sous les rudiments du monde (les premiers éléments, l’ABC) nous étions en esclavage”, tous asservis aux rudiments appris de nos maîtres plus âgés, en rapport encore avec la génération, puisque c’est avec le père que les garçons apprennent, les filles avec la mère. “Mais, lorsque arriva l’accomplissement du temps, le Dieu a envoyé son Fils né de femme, né sous la loi, afin de racheter, d’affranchir ceux qui étaient sous la loi, afin que nous re­çussions l'adoption”. Voici donc qu’on peut comprendre tout cet enjeu autour des questions de naissance : c’est une autre génération, au niveau du domaine “en Messie”, qui exclut la génération selon la chair. C’est ce que les trois “je pense” autour de l’héritage cherchaient : le lan­gage de la filiation selon la chair pour dire ce qu’il en est du souf­fle. Une fois encore, il faudrait pouvoir être surpris par l’audace d’une pensée à laquelle on n’en est que trop habitué[43].
S36. On a trouvé cette expression “Fils de Dieu” à trois repri­ses (1 Th 1,10, Ga 1,16, 2,20), sans faire attention, la première explicitant qu’il s’agissait de Jésus : “son Fils, qu'il a éveillé des morts, Jésus, qui nous délivre de la colère à venir”, ainsi que la troisième : “je vis dans la foi du Fils du Dieu m'ayant aimé et qui s'est livré lui-même pour moi”. On ne connaît pas ce que Paul procla­mait aux croyants de ses assemblées et que ces lettres pré­suppo­sent. Sans qu’on ait de certitudes sur l’ordre chronologique de ses diverses lettres, que celle-ci soit anté­rieure ou postérieure à celles aux Corinthiens et aux Philip­piens, la série des trois “je pense” rend possible la fiction qu’on serait en train de lire une grande première de pensée (aussi l’incise abolissant les dichoto­mies Juif / Grec et les autres), notamment par rapport aux autres textes du Nouveau Testament. Essayons donc d’évaluer ce qui est proposé ici : “lorsque arriva l’accomplissement du temps, le Dieu a envoyé son Fils né de femme, né sous la loi, afin de racheter (d’affranchir[44]) ceux qui étaient sous la loi, afin que nous re­çussions l'adoption”. C’est fait, les temps sont finis, c’est un aoriste référant le passé, l’envoi a eu lieu, ce Fils du Dieu est “né d‘une femme, né sous la loi”. Bien avant Mathieu et Luc racontant la naissance de Jésus d’une vierge, bien avant le Verbum caro factum est de Jean, né d‘une femme, donc dans la chair, et sans père (omis, c’est exprès : à l’épo­que, on n’est rien si l’on n’est pas fils d’un tel) ; né sous la loi, donc né juif, in-fans, enfant ayant appris la tradition juive. Mais Fils du Dieu, pourquoi sans doute sans père selon la chair. Or, il est dit souvent “Seigneur”, titre que Paul n’attribue jamais à Dieu (sauf dans une citation d’Isaïe, en Romains 9,29). Dans le ‘domaine’, dès le titre de la lettre aux Thessloniciens qu’on le sait, il y a deux fi­gures, toutes les deux référées aux gens du domaine : le Dieu qui est Père des croyants en assemblée, d’où l’épithète de frères qui rythme les lettres, et leur Seigneur Jésus Messie ; d’autre part, le premier est aussi dit parfois le Père du second, lequel n’est jamais dit ‘notre frère’[45], de même que Dieu n’est jamais dit être à la fois le Père de l’un et des autres. “A envoyé” (ex-apo-stellô)[46] : en­voyer à partir de soi, pour un projet à soi, tout en en restant éloigné, en n’y participant pas directement, en restant retiré. Cette distance du Dieu par rapport aux humains est décisive pour les Juifs, Dieu ne vient jamais de lui-même, il ne le pourrait pas sans cesser d’être Dieu. C’est pourquoi il a fallu Moïse, les prophètes, et la figure du Messie. Envoyé par celui qui reste en retrait. Mais cet envoyé-ci est son Fils : les deux citations au début de ce paragra­phe semblent impliquer que c’est la réflexion (révélation) de Paul sur le pourquoi de l’incroyable crucifixion d’un Messie, son réveil des morts et le conséquent retour bientôt, qui l’a amené à ce motif de la filiation divine. Avec celui du Seigneur : du ‘domaine’ de ceux qui ont cru. Il y a un Père, d’une part, de l’autre le Seigneur du ‘domaine’, lequel justement se définit par cette seigneurie : comme si sa fonction d’intervention politique, pour ainsi dire, conçue comme plus ou moins directe dans les premiers textes bibliques (Yahvé guerrier), puis demandant Moïse comme médiateur et les prophètes, plus tard encore, sous influence perse, des ‘annonceurs (anges), le Dieu se retirant de plus en plus (sainteté, on ne peut le voir sans mourir), comme si cette fonction ‘d’intervention politi­que’ était dorénavant, au plêrôma des temps, revenue au Messie Jésus, le Seigneur à nous, du domaine. Quel rapport entre le Père et le Seigneur? de paterni­té et filiation. À l’instar des humains, en fait, mais la mère étant une femme, extérieure à la seule divinité, le Fils étant et du Dieu et de femme. “Né sous la loi”, soumis à la loi sous laquelle on a été enfermés (c’est au nom de la loi qu’il a été condamné à la mort)[47]: cela veut donc dire - sorte de conclu­sion inaperçue à la question “pourquoi donc la loi ?” - qu’elle a été nécessaire pour faire faillite, s’enfermer et ouvrir la porte à la ‘solution inouïe’, que l’on l’attend lorsqu’on est en état de faillite.
S37. Audace de la réflexion de Paul. Car on peut poser la question: de cet envoi par le Dieu, qu’il soit Fils du Dieu, comment le sait-il, si justement le Dieu reste retiré, n’apparaît point? Il s’agit de pensée, de réflexion à partir des données du côté humain (mort et résurrection de Jésus en tant que Messie, donc retour bientôt), même s’il a reçu des ‘révélations’ pour les rapporter, ces ‘données du côté humain’ (1 Co 2,7-16). Révélation ou réflexion spéculative, il s’agit toujours des ‘expériences de pensée’ chez Paul, où il lui arrivre de discerner ce qu’il dit au nom du Seigneur ou en son nom à lui. Et lui-même le sait, qui présente une ‘preuve’, “le souffle de son Fils dans nos cœurs, lequel crie : Abba! oh Père!”
S38. À quoi bon, donc, cet impossible Messie? “afin de ra­cheter (d’affranchir) ceux qui étaient sous la loi, afin que nous re­çussions l'adoption”, bref qu’on devienne ‘fils’, à notre tour, dans le domaine, frères les uns des autres : qu’il n’y ait donc plus de Juif ni de Grec, plus d’esclave de la loi ou des rudiments appris, que des fils-frères. Pour que cette fraternité inouïe ait été possi­ble, “frères”, il a fallu la radicalisation humaine de la filiation, la femme y mettant quelque chose qui relève de la chair, de la nais­sance, du temporel (genomenos), en ce temps qui s’est achevé, qui ne peut pas ne pas être achevé. Or, ce Messie, lié par sa condition humaine, élevé et devant revenir, n’est plus là : il faut donc qu’un souffle, de son Fils, dit-il, souffle dans les croyants, “preuve que vous êtes fils, le Dieu a envoyé (exapestei­len) dans nos cœurs le souffle de son Fils, lequel crie: Abba! oh Père!” Il y eut donc un nouveau ‘envoi’, avec donc un nouveau répit : le temps de Paul et de ses lettres, de sa pensée[48]. L’expérience du nouveau souffle, que nous avons dû présupposer, est ainsi rattachée au récit mes­sianique, d’un envoi à l’autre, donc aussi la double condition de celui qui “maintenant vit dans la chair et dans la foi vit dans le Fils du Dieu” (2,20).
S39. À la suite de la reprise du “vous” et du passage au “nous” du verset sur le souffle, le discours arrive enfin à la situa­tion des frères galates qui l’avait demandé, moyennant un rac­courci saisissant, qui permet de pas­ser à leur passé païen, où l’on trouve un “tu” inédit au lieu du ‘vous’ destinataire[49]: “ainsi tu n'es plus esclave, mais fils ; et si fils, aussi héritier par Dieu”. Entre le “vous êtes fils” et le “tu es fils”, il y a, encore “dans nos cœurs”, les vôtres et le mien, il y a donc, “le souffle de son Fils, lequel crie: Abba! oh Père!”, dans chacun de “nos cœurs”, dans le tien, dans ton cœur à toi. Ce qui permet de remarquer, d’une part, qu’il y a une sorte d’individualisation du souffle, il souffle dans la voix et les comportements d’un chacun, mais d’autre part, puisque sou­ligné seulement maintenant, que d’emblée le souffle relève de l’assemblée (S18), selon qu’il avait été écrit : “vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus Messie ; tous vous êtes un en Jésus Messie”. Le souffle de la filiation : en tous-un et en chacun, en vous et en toi. Et l’on peut sans doute comprendre que cette individualisation du ‘vous’ des destinataires en ‘tu’ est similaire à celle du ‘nous’ des trois destinateurs en 1 Thess dans le ‘je’ de Paul dans celle-ci.
S40. “Tu n’es plus esclave [des rudiments] mais fils”, donc héritier de cet héritage qui ne vient pas de la loi (3,18), mais de la promesse, par laquelle vous, anciens païens, vous Galates, vous êtes devenus aussi “semence d’Abraham” (3,29), à qui a été “d'avance (bonne)annoncé à Abraham que tous les peuples païens se­ront bénis en toi” (3,8). C’est bien la conclusion de tout l’argu­ment déployé à partir de l’injonction à Kêphas et continué aux Galates irrationnels, à laquelle irrationnalité on revient : retour en arrière. “Autrefois, ne connaissant pas Dieu, vous serviez des dieux ne l’étant pas de leur nature ; mais à présent que vous avez connu Dieu, ou plutôt que vous avez été connus par Dieu”, car c’est lui qui a eu l’initiative, “comment retournez-vous à nouveau à ces faibles et pau­vres rudiments, auxquels de nouveau vous voulez vous asservir encore? Vous observez les jours, les mois, les temps et les années!” On s’attendrait à retrouver le reproche de la circoncision (3,2-3), qui reviendra plus loin (5,6, 6,11-15), mais celle-ci n’est peut-être que la porte d’entrée dans des observa­tions de la loi accaparant les temps quotidiens, ce qui est repro­ché, c’est, soit un retour à des traditions d’observation des astres qu’ils pratiquaient avant, soit une judaïsation liturgique impli­quant également l’observation des astres[50]. Il semble qu’il y ait en tout cas une ironie sur l’escompte du temps, maintenant que nous sommes à son plêrome (4,4). “Vous me faites craindre d'avoir travaillé en vain pour vous” : travailler en vain, c’était l’une de ses obsessions en 1Thess (1,3, 2,9, 3,5, 5,12), en rapport avec son espérance à lui le jour du retour du Messie.
S41. Nouvelle séquence, avec plusieurs sous-séquences qui reprennent le vocatif “frères” des destinataires, des exhortations reviennent parfois sur l’argument développé, voire en ajoutent un point nouveau (6b). Pour commencer, marque claire de ruptu­re avec le long argument précédent, il introduit le récit de quand “je vous ai an­noncé la bonne annoncee pour la première fois” (qui, chez les Thessaloniciens, était à la place d’honneur qu’ici a été celle du récit de vocation de Paul jusqu’au débat avec Kêphas), avec allusion à une maladie dans sa chair qu’aurait dû créer de répugnance chez eux mais a joué à l’envers, comme dévouement envers le Paul souffrant : “je vous atteste que, si possible, vous vous seriez arraché vos yeux pour me les donner”. Plus mainte­nant, Paul craignant d’être “devenu votre ennemi” devant les nouveaux amis évoqués au début de la lettre, ces “gens trou­blions, voulant renverser la bonne annonce de Messie” (1,7), mais il n’y en a pas, d’autre bonne annonce ; on se trouve donc dans un conflit politique, dont l’enjeu est la direction de l’assemblée : ils ont du zèle à votre égard, “ils vous jalousent pas bien, mais ils veu­lent vous détacher [de moi], afin que vous les jalousiez”, cette di­rection dépendant du bon vouloir, du zèle, d’un mot qui dit aussi envie, jalousie. Or, problématique que l’on a retrouvé dans 1 Thess, Paul est absent (“quand je suis présent parmi vous”), souffre pour ses “enfants”, en “éprouve à nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que Messie soit formé en vous, je vou­drais être auprès de vous à présent, et changer ma voix, ma paro­le”, la rendre autre. Ne pouvant pas y aller, il écrit, “puisque je suis sans issue en (ce qui) vous (regarde)”, sans passage: littéra­lement, il est aporétique (aporoumai), du mot des philosophes pour dire qu’il n’y a pas de solution. Dans ce conflit entre deux bonnes an­nonces, quand il n’y a qu’une, celle “qui a été annoncée par moi”, “qui n'est pas selon l'humain ; car je ne l'ai ni reçu d'un humain ni appris, mais par révé­lation de Jé­sus Messie” (1,11-12). L’aporie de cette lettre écrite[51] se révèle sans doute dans l’absen­ce d’ac­tion de grâces initiale (S1), remplacée par l’étonnement devant ce “transfert à une autre bonne annonce” (1,6) : qu’il n’y ait pas d’action de grâces, signe de silence du Dieu peut-être, de sa non-puissance devant ce transfert qui étonne Paul, qui le laisse dans l’aporie après toute l’argumentation. Des humains l’ont em­porté sur ce qui, annoncé par Paul, “n'est pas selon l'humain”. Si son travail dur, semblable aux douleurs d’enfantement pour ses enfants, n’est pas béni par la “grâce et la paix” du Dieu le Père, ou bien, si l’avant été, il y a retournement en arrière, de la liberté revenir à l’esclavage, Paul est dans l’aporie[52]. On se souvient que son “espérance ou joie ou cou­ronne de gloire devant le Seigneur à nous Jé­sus, lors de son avènement” (1 Th 2,19) ce sont les as­semblées de croyants qui ont été le fruit de son labeur d’annon­ceur : l’aporie serait justement qu’elles défaillent avant cet avé­nement, que lui, en mauvaise posture avec les assemblées de Ju­dée, de Kêphas et de Iakôbson, après l’incident d’Antioche, qu’il se retrouve tout seul lors de ce jour, tout son travail en vain. Il n’y aura pas de perspective pire que celle-ci, même pas qu’il puisse mourir avant la venue de ce jour (2 Co 5,8).
S42. Il va continuer toutefois, en changeant sa voix, sa paro­le en autre (allaxai), en parlant par allégorie, par un dis­cours dif­férent, allo, autre que le discours public courant dans l’agora[53]. Pour essayer de contourner l’aporie, peut-être, il ne lâche pas ses Galates. Il re­prend le dis­cours sur la loi par un autre biais, en opposant à l’es­clavage de son régime (4,1,3,7) la liberté (2,4) de celui de la foi. Et revient sur la promesse à Abraham d’une se­mence, promesse se­lon la­quelle les peuples païens en sont les “héritiers” (3,29). Il relit le sort des deux femmes d’Abraham, une servante, dont le patriar­che a eu un fils “selon la chair”, l’autre libre, dont le fils est né “selon la promesse”. L’auda­ce de l’allé­gorie consistira en met­tre en série, dans le même ligne Agar, le mont Sinaï et l’Arabie païenne (où il s’est adressé dans sa toute première mission), le mont Sinaï étant le lieu où le Dieu a octroyé la loi à Moïse, cette loi dont Jérusalem vit “en esclavage avec ses enfants”, à quoi il op­pose la Jérusalem d’en haut (sous-entendu : en Messie), libre et “notre mère” (seule référence dans tout le N. T.), celle que le pro­phète Isaïe (54,1) a annoncé, femme stérile et délaissée, qui aura beaucoup plus d’enfants que la femme mariée à un homme. Ce serait la ‘solution’ de l’aporie pour Paul, qui compte sur ses autres assemblées, sa couronne de gloire : la multi­tude de païens venus au Messie, bien plus nombreux que ceux d’origine juive. “Notre mère” “sans homme”, sans père hu­main donc ; l’allégorie couvre cette reversion qui fait la loi du Si­naï rejoindre la chair et s’oppo­ser à la foi : car les deux femmes “sont les deux allian­ces”.
P43. Elle se poursuit dans un ajout : celui qui a été rejeté persécute l’autre, Isaak, ainsi les Juifs persécutent les assemblées du Dieu (1 Th 2,14-16). Ce motif de la persécution des assemblées revient à plusieurs reprises : d’abord c’est Paul lui-même qui a été persécuteur excessif, hyperbolique (1,13), avant de passer de l’autre côte, celui de la bonne annonce de la foi (1,23). Sans que l’adversaire devienne clair, autre que Kêphas et Iakôbson (c’est à partir d’eux que a été proposé le motif de la circoncision et de la chair), la lettre vise, on l’a vu, un autre proclamateur d’une bonne annonce qui n’en est pas une, car retour à l’esclavage de la loi. Il est visé ensuite à plusieurs reprises. En 5,7-9, celui “qui vous a empê­ché de faire confiance à la vérité”, l’enjeu politique est donc celui de la persuasion : “cette persuasion (de ne plus courir) ne vient pas de votre appellant”, de celui qui vous a appelé, n’est pas celle qui s’est faite à travers la bonne annonce de Paul. Or il faut peu de choses, semble-t-il : “un peu de ferment fermente toute la pâte”, ce qui semble s’appliquer autant au travail de Paul qu’à celui de son adversaire. C’est donc le ferment qui répondra, le jour de la parousie : “mais celui qui vous trouble, en endurera la condamnation” (6,10). Puis : “pour moi, frères, si je proclame enco­re la circoncision, pourquoi suis-je encore persécuté ? Le scandale de la croix a donc disparu (s’est éloigné) ! Qu’ils se fassent châtrer, ceux qui vous boule­versent !” (6,11-12). Ironie suprême, avec la circoncision, d’abord, puisqu’ils y tiennent autant, mais aussi avec la fécondation selon la chair, qui n’est plus nécessaire, les temps sont accomplis, pas de père humain, il est devenu stérile, après que le Fils de Dieu soit né de femme. Et enfin : “ceux qui veulent se rendre leur visage agréable en chair, ce sont eux que vous obli­gent à vous faire circoncire, uni­quement afin de n'être pas persécutés à cause de la croix de Messie. Car les circoncis eux-mêmes n'observent point la loi : mais ils veulent que vous soyez circon­cis, pour se vanter dans votre chair”. L’enjeu politique est dit vers le final, quand l’assemblée en Messie est dite “l'Israël de Dieu” (6,16). Le but ‘politique’[54] de l’activité de Paul est, en effet, de remplacer l’Israël selon la loi par les assemblées en Messie, dites aussi “maison de la foi” (6,10).
P44. Le motif de la maison était déjà venu deux fois. La première pour dire l’alliance qu’avait été détruite et qu’il ne fal­lait pas refaire de même (2,18). La deuxième, à propos de l’héri­tier mineur, qui était comme esclave avant l’âge fixé par feu son père (4,2). C’est donc l’héritage et la génération selon la chair, avec celui d’alliance, qui relèvent de ce motif de la maison qui soustend donc toute la lettre, même s’il n’est pas explicité, qui explique ces deux expressions finales, la “maison de la foi” et la maison d’Israël comme “Israël de Dieu”. Ce remplacement est donc politique, malgré que ses moyens - fait par la force de la persuasion, de celui qui vous a appelé, peu de ferment dans la pâte, par le souffle qui vous a été donné - ne semblent pas adé­quats à ce que nous pensons sous ce nom. C’est aussi “le scandale de la croix” qui n’est plus politique pour nous, mais l’était pour tous ceux qui, à l’époque, savaient qu’il s’agissait du châtiment que l’empire romain réservait aux rebelles politiques.
P45. Sans qu’il faille opposer politique et éthique, comme nous le faisons aussi. L’enjeu éthique sous-jacent à cette lettre peut être repéré d’abord par “le Messie, qui s'est livré lui-même pour nos péchés afin de nous ôter de (cet) âge (qui est) établi mé­chant” (1,4), les “peuples païens per­dus” (P23), et puis “monde est crucifié pour moi, comme moi pour monde” ; sans article, ‘monde’ est à lire peut-être au sens de ‘mondain’ (Zerwick). À cette épo­que du monde à culture helléniste et de l’empire romain, les grandes villes connaissent des phénomènes nouveaux de cosmo­politisme dans les grandes villes où les traditions ancestrales, religieux et mœurs, se perdent dans les croisements de mariages[55], devant le rationa­lisme sceptique des philosophes et d’autres nouveautés urbaines, les libertés qu’elles offrent[56]. Ce brassement de cultures rend com­préhensible le surgissement d’assemblées ou sectes spirituel­les diverses, ve­nues de la Perse souvent, des ré­gions cosmopolites à écriture d’Orient (ce que les écritures grec­ques ne semblent pas avoir ori­giné, à l’époque tout au moins, avant le gnosticisme du I siècle apr.J.C.), où se fait l’embat entre traditions juives, dont ce­lui-ci. Ce pullulement spirituel était aussi une réponse aux li­ber­tés éthi­ques nouvelles qui les effa­raient. On trouve dans la lettre de Paul une liste édifiante de ces excès : “la fornication (l’adultère), l'impu­reté, la dissolution (l’in­so­lence), l'idolâtrie, les drogues (potions magi­ques), les hai­nes, les discordes, les jalousies (rivalités), les emportements pas­sion­nés, les disputes [jurant sur le nom] des dieux, les dis­sensions, les scissions, les envieux, les ivresses, les banquets, et les choses semblables. Je vous dis d'avance, comme je l'ai déjà dit, que ceux qui font de telles choses n'hériteront point le royaume de Dieu” (5,19-21). Il est aisé à voir que c’est une liste de déchaînements, d’excès, soit relevant de la sexualité, soit de l’agressivité, soit de boisson et autres potions, etc., de ce qui rend la vie sociale im­possible, liste sans doute rhé­torique, mais qui dit une époque où les contrôles des excès ne se font plus aisément. Or, écrit Paul, “le semeur en vue de sa chair à lui mois­sonnera de la chair la cor­rup­tion” (6,8), le mot grec étant ph­tho­ran, ruine, la désagrégation de choses avant rassemblées, la mort, la dé-com­position (P17). Faites attention, Galates: “si les uns les autres vous vous mordez et vous dévorez, prenez garde que vous ne périssez les uns par les autres” (5,15). Ce pay­sage de dissolution n’est pas la liberté, mais “prétexte en vue de la chair” : vous êtes, “frères, ap­pelés à la liber­té, seulement ne [faites] pas de cette liberté un prétexte en vue de la chair ; mais de par l’amour, soyez les escla­ves les uns des autres. Car toute la loi est complètement contenue dans une seule pa­ro­le, celle-ci : ‘tu aimeras ton prochain (voisin) comme toi-même’ ” (Lev 19,18). Le plêsion est le voisin, celui qui est proche : ce vieux mot d’ordre prophétique est celui de l’ouver­ture du don, de ce que l’on a soi-même reçu de la terre (et de son travail, certes), à ceux qui en sont privés. Cette ouverture réci­proque serait la liberté, qui ferait de l’assemblée “la maison de la foi” (6,10). Cet amour du voisin donnera des fruits, en est-il déjà un : “le fruit du souffle, c'est l'amour, la joie, la paix, la patience, la serviabilité, la bonté, la loyauté, la douceur, la tempérance ; contre de telles choses il n’y a pas de loi” (5,22-23). Le fruit c’est ce que l’on cueille de ce que l’on a planté et arrosé, de même “celui qui sème en vue du souffle moissonnera du souffle la vie éternelle[57]. Ne nous lassons pas de faire le bien, car nous moisson­nerons au temps propre ne relâ­chant pas. Ainsi donc, pendant que nous en avons le temps, tra­vaillons le bien envers tous, et surtout envers ceux de la maison de la foi” (6,8-10). Le seul endroit de cette let­tre où perce la pro­ximité du retour du Messie, qui était un des points forts de celle aux Thessaloniciens[58]. C’est sans doute cette attente urgente qui rend possible la quasi coïncidence entre poli­tique et éthique.
P46. Soulignons le paradoxe de la métaphore des fruits et des semailles, que l’évangile de Marc (et les autres deux à sa suite) a aussi privilégié. D’une part, elle dit une continuité entre le ‘travail’ de semer et de moissonner, il atténue la rupture eschato­logique. D’autre part, puisque le semeur ne sait jamais ce qui poussera, ce “sans qu’il sache comment” étant souligné chez Marc, il se prête aussi à dire autant l’inconnue qui est, pour celui qui annonce, le résultat de cette annonce chez chaque auditeur, que la part de souffle, de ‘donation’ divine, ce qui est résumé dans ce mot : “celui qui sème en vue du souffle moissonnera du souffle la vie éternelle”. Or, la semence est le sperma : on reste toujours dans le registre de la génération, qui est celui de cette lettre ; le souffle rompt avec elle, avec la chair, mais tout en la continuant, comme la plante continue la semence.



[1] Seulement 1,8,9,23 et 2,5,9,10 (ici en glissant nettement au ‘je’).
[2] 89 fois, contre 3 fois seulement en 1 Thess.
[3] Trocmé pense, à l’envers de la majorité des spécialistes, que la lettre aux Galates a été la première que Paul aurait écrit, dans la mesure où il a été dans les diverses villes de Galatie avant la Macédoine. Les différences que l’on signale ici semblent être suffisantes pour le contredire: la simplicité pro­blématique de 1 Thess et nous->vous ne reviennent jamais dans les let­tres de Paul. Tout se passe comme si le combat dont il y est question, autour des assemblées qu’il a fondé, avait déclenché toute une élaboration d’écriture que 1 Thess igno­re totalement, sans qu’il soit facile d’admettre que l’auteur ait trouvé le style simple de celle-ci après avoir écrit aux Galates. En tout cas, la question n’a pas, me semble-t-il en ce moment (après avoir lu 1 Thess et en commençant Galates), une grande importance, même si d’avoir commencé par 1 Thess est fort commode pour la lecture.
[4] Comme en 1 Th 5,10 (S10). Mais “il s'est livré lui-même” et pas “il a été livré”, comme ailleurs (1 Co 12,23).
[5] Tobie 8,5, Ps 45,18, 48,15. L’expression, à la façon du “saint des saints”, le lieu le plus saint de tous au cœur inaccessible du Temple, du “cantique des cantiques”, le plus beau de tous les cantiques, est un superlatif pour dire tout le temps humain dont Dieu est “le seigneur des siècles” (Tobie 13,13).
[6] Toute l’argumentation chair / promesse, relisant Abraham - en accord avec la lecture récente du Pentateuque (Pury, Albert de, (ed.), Le Pentateuque en question. Les ori­gines et la composition des cinq premiers livres de la Bible à la lu­mières des recherches récentes, Labor et Fides, 1989) -, en est sortie, de cet étonnement, qu’il faudrait rapprocher du thaumazô philosophique de Platon et Aristote.
[7] Voir Marc 11,27-33 et parallèles, Act 5,38-39.
[8] On pourrait, semble-t-il, établir un certain parallèle possible, mutatis mutandis, avec le mot socratique, “je sais que je ne sais rien”, qui désautorise le savoir appris par héritage, et ensuite avec la conception de la réminiscence platonicienne, qui, dans le Ménon, est argumentée contre l’apprentissage, par une sorte de ‘révélation’ venue à l’âme de son temps pré-corporel de contemplation des Idées éternelles.
[9] Le mot grec, perissoterôs, a été utilisé à plusieurs reprises dans 1 Thess (S22 de sa lecture) pour dire son amour par ses frères : toujours excessif, Paul, avant comme après.
[10] Elle le sera bien plus tard dans les Actes des Apôtres (9,3-20, 22,16-21 et 26,12-18).
[11] Ni de Tarse, sa ville natale, que l’on ne connaît que par les Actes.
[12] Cette tradition sera aussi signalée par Luc (1,5-25) en ce qui concerne Jean le Baptiste (né comme Isaac et Samuël d’une femme stérile, vieille comme Sara) et, de façon radicalisée, en dépend aussi la conception de la naissance virgi­nale de Jésus chez Mathieu et Luc. Jean ignore ces récits, mais écrit: “lui que ni sang ni vouloir de chair ni vouloir d’homme, mais Dieu a engendré” (1,13).
[13] Par là, on sait que la révélation eût lieu à Damas.
[14] Et dans la lettre qui se donne comme écrite par lui.
[15] Il faut dire, sans pouvoir toutefois le développer, que les écrits des pro­phètes et les psaumes ignorent tout à fait cette tradition, dont l’origine semble être sacerdotale, de la dernière main sur la Bible hébraïque (sauf Ézéchiel 44,7, de tradition sacerdotale, et Jérémie 4,4, 6,10, 9,24-25 qui po­lémique envers elle). Absente à peu de choses près aussi dans le N. T., sauf une allusion de Jean dans une polémique autour du sabbat (7, 22-23) et le rituel subit par les bébés juifs Jean et Jésus chez Luc (1,59 et 2,21): c’est une querelle de fond du seul Paul.
[16] Que personne ne voit dans la rue, mais reste susceptible d’enquête, de type judiciaire.
[17] Lévitique chap. 18, sur l’inceste (trad. B. Bayard): “n’approchez jamais votre chair d’une chair proche de votre chair” (v. 6), “ne découvres pas la nudité de la sœur de ton père, sa chair est la chair de ton père” (v. 12), “[...] l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils devien­nent une seule chair” (Gn 2,24, B. J.).
[18] Que Paul explicitera dans ces mots célèbres : “Car je ne fais pas le bien que je veux, et commets le mal que je ne veux pas. Or, si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. Je découvre donc cette loi : quand je veux faire le bien, c’est le mal qui se présente à moi. Car je me complais dans la loi de Dieu, du point de vue de l'homme intérieur ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ?” (Romains 7,19-24, B.J.).
[19] Comme d’ailleurs aussi le latin ‘esprit’; ce mot a gagné dans la tradition occidentale, à partir des lectures de ces textes pauliniens justement, un sens ontique ‘désincarné’, extérieur à la ‘chair’, très proche de l’âme pla­tonicienne. C’est aussi l’option de la nouvelle traduction de la Bible de chez Bayard et Médiaspaul.
[20] C’est ainsi aussi qu’il est raconté dans le récit de la Pentecôte (Actes 2).
[21] Le souffle, tout opposé qu’il soit à la chair, ne l’épargne moins, puisque les peuples païens, dits prépuce, c’est à dire pas coupés autour de l’organe mâle de la reproduction de la chair, en sont épargnés des marques de l’al­liance. Pas Paul, qui, lui, en a des marques de Jésus (6,17) en plus des in­firmités (4,13).
[22] Cette indication, renvoyant au passé (“j'ai bien eu soin de faire”), sem­ble aller dans le sens de ne pas permettre de comprendre cette lettre comme la première de Paul : on retrouve en effet, dans celles aux Corin­thiens et aux Philippiens, des références à la collecte envers les pauvres des assemblées de Palestine, ce qui semble indiquer que la lettre aux Gala­tes est contemporaine de celles-ci.
[23] Bible litt., p. 3053.
[24] De telle façon qu’il n’en est plus question, chez Paul, que dans 1 Co 9,6, dans un contexte où l’on parle aussi de Kêphas et des “frères du Seigneur”. Ce qui est somme toute bizarre, car, selon les Actes 15,39, Paul s’est brouillé et séparé de Barnabas après cette querelle (omise, d’ailleurs), celui-ci n’ayant pas été de l’équipée de Corinthe (Kêphas et des “frères du Seig­neur” non plus).
[25] Les éditions actuelles tranchent à travers des guillemets ouverts au mi­lieu du verset 14: la B. J. et celle de Bayard les ferment à la fin du chap. 2, donc elles posent le discours de 15 à 21 comme adressé à Kê­phas, tandis que la TOB ferme les guillemets tout de suite au v. 14, ce qui suit étant déjà adressé aux Galates.
[26] Sans qu’aucune distinction entre ‘de droit’ ou ‘de fait’ soit ici perti­nen­te, de même qu’il n’y a pas de marque différentiant récit et discours gno­séologique en général.
[27] Il ne semble pas non plus signifier ici quelque chose comme un ‘péché originel’, puisque ne concernant que les peuples païens.
[28] “[...] l'espérance du salut” (5,8), [...] “l'ac­quisition du salut à travers Seigneur à nous Jésus Messie” (5,9).
[29] Et pour cause, il n’aura pas un très joli rôle (qu’il avait encore en 2 Co 3,7,13), visé toutefois en 3,19. Mais aussi sans doute parce que la loi de Moïse est visée par le biais de la circoncision, et surtout parce que la discorde entre loi et foi est menée autour d’Abraham.
[30] Parabatês: guerrier porté sur le char avec le conducteur, fantassin ac­compagnant un cavalier; dans les deux cas, le verbe parabainô implique avoir les pieds à côté, d’où le sens figuré de transgression de la loi : dans le cas, ne pas réussir le plan de construction.
[31] Ex 12,44,48, Lev 12,3.
[32] Magnien-Lacroix.
[33] Que du temps d’Esdras a été clôturé par la loi de l’endogamie, qui a sans doute garanti la survie du peuple juif en diaspora depuis deux millénaires et demi.
[34] Là encore, il rejoint le travail théologique des Prophètes car on sait au­jourd’hui que c’est la loi de l’alliance selon le Deutéronome qui a été écrite d’abord, et que les textes des quatres autres livres du Pentateuque ont été ajoutés, à partir certes de traditions antérieures, par des écrivains prophè­tes anonymes après la chute de Jérusalem et l’exil, au début du VIe siècle av.J.C, avec remplacement de la promesse conditionnée du Deutéronome, qui vient de faire faillite, par une inconditionnée à Abraham. À son insu, Paul rejoint cette logique prophétique.
[35] Seule référence à Moïse dans Galates.
[36] ek génitf : de par la foi de J. Messie: souvent (3,7,9,16 2 x), comme si la foi des croyants était à lui, venue de lui, pas d’eux: avec lui, en tant que grâce, v. 23! “la foi vint”. Cf 1Th 1,3.
[37] Ce qui n’entend pas du tout diminuer sa portée. Il y a toutefois une sorte de parallèle d’audace de pensée: l’abolition des maisons dans le chapitre 4 de la République de Platon (Le Jeu des Sciences, 11. 118). Le sort des deux textes a été inégal : celui du philosophe semble avoir été méconnu pendant les siècles jusqu’à l’avent du féminisme (qui ne semble d’ailleurs pas, j’écris en 2005, l’avoir reconnu). Celui de l’apôtre, par contre, s’il n’a pas eu non plus d’effets anthropologiques repérables sur la scène sociale des mai­sons jusqu’à la modernité que les deux ont annoncé de façon stupéfiante, il a sans doute joué un rôle capital, détourné, si l’on peut dire, dans la façon d’organisation sociale des assemblées ecclésiales, de ses for­mes spirituelles (monastères et ordres religieux médiévaux et européens) qui a eu des effets dans la modernité, avec la philosophie et les sciences qui, pendant quelques siècles, ont été la chose des intellectuels de ces mai­sons ‘sans génération’.
[38] ‘Femme’ vira bientôt, en 4,4.
[39] Ce sont les mêmes termes qu’utilise Platon dans la République (4.454d-e) pour caractériser la différence entre les deux sexes, en dernière instance, on dirait, puisqu’il s’agit, là aussi, d’égaliser homme et femme autant que possible : “la femelle a des petits, le mâle la couvre”.
[40] Donc, éliminée la génération, la nature : la génération sur-naturelle, méta-physique. Ce qui n’était pensable que dans la perspective de la parousie pour bientôt, aura du mal devant l’épreuve de la mort dûe à l’ajournement de celle-ci.
[41] De même chez Marc, le premier mot de Jésus est: “le temps est accompli (peplêrôtai, le verbe correspondant au nom plêrôma), le royaume du Dieu est proche” (1,15).
[42] Si on lui aurait dit que “dans deux mil ans, on dira de toi telle chose...”, ce serait tout à fait absurde pour lui. Puisque nous n’avons plus aucune notion de ceci, ‘Christ’ est devenu chez nous, selon les mœurs occidentales, le nom de famille de celui dont le prénom est Jésus.
[43] Je reviens à Platon : si l’on arrivait à se laisser surprendre par l’abolition des maisons (de la propriété privée et du mariage) qu’il préconisait, il faudrait comprendre qu’il y a ici quelque chose de semblable, de tout à fait inouï.
[44] Métaphore de l’affranchissement des esclaves (Lohse, Eduard, Le milieu du nouveau Testament, trad. A. Liefooghe, Cerf, 1973, p. 270-1).
[45] Sauf Iakôbson, “frère du Seigneur” mais c’est selon la chair, pas dans le ‘domaine’, c’est sans doute la raison pour laquelle Paul s’en méfie.
[46] “stellô, mettre dans l’état voulu pour qu’arrive telle action projetée”; ex, en dehors, en s’en allant; apo, à partir de, le point de départ étant d’ordi­naire considéré plus élevé” (Magnien).
[47] Donc, ce Fils de Dieu a une vie selon la chair, dont Paul est désintéressé. Ce qui est intrigant, c’est qu’il soit parti ‘d’en haut’, pour ainsi dire, à l’envers des synoptiques, dans lesquels, de Marc à Mathieu et puis à Luc, il est loisible de discerner une sorte de progression de la figure de Jésus, d’humain à Fils de Dieu, qui éclate chez Jean de façon presque paulinienne du point de vue considéré ici. Or, des trois synoptiques, seul le troisième est d’un disciple de Paul (Paul du côté de Platon).
[48] Si l’on continue de suggérer des parallèles avec l’audace de pensée de Platon : les Eidê célestes, divines, engendrent les choses d’ici-bas ; il y en a donc aussi une filiation du céleste sur le terrestre, et l’on peut se demander dans quelle mesure c’est elle qui amène l’abolition des maisons, de la per­manence manifeste de la filiation des ‘corps’ ; en tout cas, elle est fort se­condaire aux yeux de Platon. Tandis que les ‘âmes’, par contre, sont innées et immortelles, divines elles aussi, devant chercher la vertu. Grande diffé­rence toutefois : c’est plutôt une histoire qui concerne les seules élites des philosophes, rassemblés en leur académie, où, en effet, ils ont été à l’origi­ne d’une institution qui a duré dix siècles, les maîtres devant donc ‘engen­drer’ des disciples, par une filiation non-parentale. Quand j’écrivais ces parallèles n’avais pas encore découvert un rapport bien plus fort entre Ro 1,4 et Platon : le fils de David a été ‘défini’ Fils de Dieu avec puissance de par sa résurrection. Les Eidê (Formes idéales) sont justement définis par sa philosophie.
[49] De nouveau, en 6,1, dans un contexte exhortatif plus adéquat.
[50] Selon D. Buzy, La Sainte Bible, vol. XI, Letouzey, 1951, pp.456-457. Dans la première hypothèse, retour aux “rudiments” (équivalents païens de la loi, selon 4,3) qui viennent d’être évoqués à nouveau (4,7), dans la deuxième, la circoncision aurait été l’ini­tiation à une observation plus stricte du judaïsme (celle de ceux qui sui­vaient Iakôbos, probablement).
[51] Le verbe ne se trouve chez Paul que dans 2 Co 4,8, lui et son contraire : “sans issue mais non sans aucune issue”, aporétique mais non-aporétique.
[52] Que le Messie ne soit pas retourné, les lecteurs de ses lettres seront aussi en aporie : était-ce de Dieu ou e Paul? Ne s’est-il pas trompé? La foi sera une ‘issue’ pour l’aporie.
[53] Choses dites autrement que pour une discussion publique, avec des mots-choses valables pour tout le monde : allégorique, discours qui n’est valable pour tout public, implique différence de références sur lesquelles il faut être de commun accord.
[54] Car le rapport biblique du Dieu avec son peuple est politique d’emblée, la loi donnée à Moïse (Deut) est une loi à la fois éthique et politique, avec ses lois et son droit. Mais le recours de Paul à la promesse à Abraham (ve­nue après, on le sait depuis quelques années) d’une part est une radicalisa­tion - jusqu’à la semence - de la politique, avant la monarchie et le peuple, à son ancêtre soi-disant premier (déjà le Deut avait posé les choses avant la monarchie) : tout en Israël relève de ce Dieu qui a appelé Abraham et lui a donné un fils - ancêtre aussi - à sa femme stérile. D’autre part, étant don­née l’imminence eschatologique qui abolirait toute politique, ce recours à la foi avant la loi (qui est le geste des Prophètes eux-mêmes, la nouvelle exegèse permet de relire le N. T. autrement !) tend aussi à dé-politiser la bonne annonce. Justement il faut voir ce qui se passera après l’ajourne­ment de la parousie : les episcopoi devront avoir rapport aux autorités poli­tiques (en Constantin, il y aura un chambardement), de même que les per­sécutions relèveront toujours du politique, même quand les chrétiens n’en voudraient pas.
[55] Devenus plus faciles, par consentement, et faciles à défaire (Lohse, p. 272).
[56] Cet âge est mauvais, dit Paul aux Galates (1,3), sans doute en at­tente de son fin proche. Mais il faut probablement situer ceci dans le contexte urbain qui a été le sien, à Tarse, pas très loin d’Antioche, la mégapole de l’Asie mineure. Or, comme à Athènes et Rome, Alexandrie, etc. il y a un phénomène dont il faudrait préciser les dates (selon ce que l’on puisse savoir des chiffres des populations, mais aussi de par le mouvement de sectes spirituel­les) de cosmopolitisation (fin de la polis) : c’est l’accroissement des villes par des gens venus des petites villes, villages, des anciens esclaves, etc., avec perte des généalogies, et donc perte de l’ho­lisme religieux des sociétés closes, avec aussi une nouvelle ‘liberté’ morale plus ou moins licencieuse, effervescente. Ce serait ce climat qui provo­querait un désarroi éthique et spirituel à quoi essayent de répon­dre lesdites sectes venues d’Orient, de la Perse notamment.
[57] Zôên aiônion, aiôn (cf. P7). C’est à partir de l’expérience du temps vécu que l’on pense sa continuation, probablement le temps à venir du peuple d’Israël sans la mort, la séparation des parties du corps, la cor-ruption, cela vaut sans doute aussi pour Platon ; ce serait donc ici aussi l’expérience du nouveau souffle comme amour, qui s’oppose à la mort, comme celle de la pensée et de la vertu chez le philosophe (Phédon).
[58] De même que l’on ne retrouve pas d’adresse spéciale aux frères diri­geant les assemblées.

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