Par Michel
CLÉVENOT (1932-1993)
En mai 1974, les
éditions du Cerf (maison catholique) publiaient un livre au titre curieux: Lecture
matérialiste de l'évangile de Marc. L'intérêt aussitôt
soulevé par l'ouvrage, son succès en librairie, sa traduction rapide en
plusieurs langues avaient déjà de quoi étonner. Mais, en outre, de multiples
«groupes de lectures matérialistes» se formaient, en France, en Belgique, en
Hollande, en Allemagne etc. Des sessions étaient organisées, des rencontres
internationales avaient lieu, des articles, des livres s'attachaient à étendre
et approfondir le champ des «lectures matérialistes de la Bible» .
De quoi s'agit-il
donc ? Comment cette «méthode» est-elle née ? En quoi consiste-t-elle ? Quels
problèmes pose-t-elle ?
I - HISTORIQUE
1 . Fernando Belo
et «Marc»
L'auteur de Lecture
matérialiste de l'évangile de Marc est portugais.
II s'appelle
Fernando Belo. Ingénieur, puis prêtre, il ne supportait pas l'autoritarisme réactionnaire
du cardinal de Lisbonne, très lié au dictateur Salazar. Il s'exile en Belgique,
où il poursuit des études de théologie à Louvain, puis à Paris, où il se marie
et a deux enfants. En relation avec les mouvements de libération qui se
développent alors dans les anciennes colonies portugaises, ainsi qu'en Amérique
latine (où s'élaborent des «théologies de la libération»), il se trouve
affronté à une contradiction qu'il formule ainsi : «La foi n'est- elle pas une
idéologie contradictoire avec les pratiques de libération dans lesquelles nous
essayons d'être partie prenante ? Sur quel terrain épistémologique peut-on
poser cette question ? Sur celui du matérialisme historique où se situe le
concept d'idéologie, ou celui de la théologie où se situe celui de foi ?»
Choisissant
délibérément «le champ épistémologique du matérialisme historique», il décide
d'analyser plutôt les pratiques chrétiennes et de s'attacher d'abord à ces
«récits de pratiques» que sont les évangiles. Et il se met à lire l’Evangile de
Marc, «parent pauvre des évangiles, oublié au profit des autres, plus riches de
discours, d'enseignements, plus élaborés théologiquement».
Pendant sept ans,
travaillant à mi-temps l'après-midi, Belo se consacre chaque matin à sa
«lecture», pour laquelle il a recours aux travaux qu'il découvre un peu au fur
et à mesure : Althusser, Derrida, Lacan, Barthes, Benveniste, Bataille ...
Audacieusement, il utilise, essaie et met au point des concepts nouveaux :
- l’ordre
symbolique qui régit les textes législatifs de l'Ancien Testament selon deux
optiques opposées : pureté/souillure, don/dette.
- le mode de
production subasiatique de la Palestine ancienne, où le Temple de Jérusalem
apparaît comme le point de concentration des contradictions de la formation
sociale.
- l’ecclésiologie
matérialiste, qui permet de rendre compte des transformations complexes subies
par les groupes chrétiens primitifs et des Eglises qui les ont supprimés et
remplacés.
- une théorie des
rapports entre Récit-Pratique-Idéologie, qui éclaire le caractère subversif de
certains textes, conçus comme pratiques (écriture-lecture) de récits de
pratiques subversives...
Pour résumer son
ambitieuse entreprise, Belo a cette formule : «rendre possible la confrontation
entre une pratique politique se voulant révolutionnaire et une pratique chrétienne
ne se voulant plus religieuse». Et il la symbolise par le sigle «C/X»,
c'est-à-dire «faire lire Marc par Marx», ce qui est aussi un hommage à Roland
Barthes et à son fameux S/Z.
2. Rencontres,
édition
Outre ses lectures,
Belo faisait aussi des rencontres, notamment parmi ceux que l'on appelle les
«chrétiens de gauche», entre autres le pasteur Georges Casalis, le dominicain
Paul Blanquart, l'équipe de la revue LETTRE et l'équipe nationale de la JEC
(Jeunesse étudiante chrétienne), à laquelle appartenait alors, en qualité
d'aumônier, le signataire de ces lignes.
En 1970, la JEC se
remettait à peine du «coup de crosse» de Mgr Veuillot en 1965 : démission de
l'équipe nationale et suppression de la branche étudiante. On en était à tirer
les conséquences de mai 68 et le Conseil national d'Amiens (mai 70) venait
d'adopter un rapport d'analyse sur l'école qui préfigurait «L'école capitaliste
en France» de Baudelot et Establet (Maspero 1971).
Or, la
contradiction était flagrante entre cette pratique politique «se voulant
révolutionnaire» et notre pratique chrétienne qui n'arrivait pas à sortir d'une
«religion» dont nous ne voulions plus. Parmi cent exemples possibles, qu'il me
soit permis de citer celui qui me touche de plus près : le statut clérical
apparut à beaucoup, clercs et laïcs, comme incompatible avec une pratique
chrétienne authentique; cette caste de mâles célibataires, financièrement
dépendants, interdits de travail, de sexe et de politique, nous paraissait
«anti-évangélique». C'était le moment où le mouvement «Echanges et dialogue»
battait son plein.
L'une des réactions
que nous eûmes alors (parmi d'autres) fut de tenter une relecture de la Bible.
Par une illusion fréquente, nous nous imaginions pouvoir retrouver, par-delà
vingt siècles de compromissions et de réaction, la pureté des origines, puisée
à la source des textes fondateurs. Nous devions nous apercevoir très vite qu'il
n'existe pas de pureté originelle (les premières communautés chrétiennes ne
pratiquaient pas toutes ni sans disputes le «communisme» admiré par Engels) et
même qu'il n'y a pas d'origines, car, s'il est certain qu'a existé un Jésus de
Nazareth, le personnage des Evangiles et des épîtres est raconté («fabriqué»)
en fonction des besoins des communautés...
Nous en étions là
quand nous fîmes la rencontre de Fernando Belo. C'était au cours d'une réunion
autour de Giulio Girardi, qui venait de se faire chasser de son enseignement à
Rome sous l'accusation de «marxisme»... Maigre et barbu, Fernando se mit à nous
expliquer sa lecture de Marc. C'était cela que nous cherchions ! Pendant trois
ans, nous avons travaillé avec lui, lui permettant, par là même, d'essayer ses
analyses sur un auditoire, de les préciser, d'en affiner l'énoncé.
En mai 1974, alors
que Fernando venait de rentrer au Portugal, qui vivait la «révolution des
oeillets», son livre paraissait en librairie.
3. Diffusion,
travaux, recherches
Le succès de ces
quatre cents pages touffues et complexes avait de quoi surprendre. Pourtant il
ne s'agissait pas d'un de ces éphémères «succès de librairie» qui font parfois
vendre des ouvrages que beaucoup achètent et que peu lisent... Il faut croire
que celui-là répondait à un besoin, car de multiples «groupes de lectures
matérialistes» se créèrent un peu partout, travaillant ensemble «le Belo»,
lisant l’Evangile de Marc, publiant des comptes-rendus, essayant de s'attaquer
à d'autres textes en adaptant la méthode.
La revue LETTRE fut
la première à s'y intéresser. Pendant deux ans, le groupe étudia le livre; un
numéro spécial (février 1975) lui fut consacré, présentant, vulgarisant et critiquant
ses thèses. Moi-même, sollicité de tous côtés pour «expliquer Belo» (qui était
au Portugal), je publiai en janvier 1976 des Approches matérialistes de la
Bible, vite traduites en six langues.
En novembre 1978,
les premières Rencontres internationales des groupes de lectures matérialistes
de la Bible réunissaient à Paris plus de cent participants venus de quatorze
pays. Le document préparatoire, publié par la LETTRE (supplément au n° 237)
présentait des comptes-rendus de travaux de groupes français et étrangers
(Québec, Pays-Bas, Allemagne) et des lectures de textes nouveaux : Actes des
apôtres, Evangile de Jean, 1ère lettre de Paul aux Thessaloniciens, Livre de
Jérémie .
En octobre 1980,
les deuxièmes Rencontres internationales, toujours à Paris, centraient les
échanges sur un seul texte : l'épître de Paul à Philemon, où il est question
d'un esclave. Ce qui permettait de préciser et discuter à la fois les procédés
de lecture et les conditions historiques de production et de circulation du
texte. Monique Clavel-Lévêque nous donna, à cette occasion, une importante
contribution : «La lettre à Philemon et les rapports esclavagistes» (LETTRE n°
269, mars 1981; cf. aussi n° 262-263, oct-sept. 80).
En juin 80, à
Berlin-ouest, plus de cent cinquante étudiants, étudiantes et professeurs (en
théologie surtout) participaient à une session de trois jours sur le thème
«lectures matérialistes de la Bible». Des rencontres de ce genre ont eu lieu en
RDA, Italie, Hollande, Grande-Bretagne... Elles sont généralement
interconfessionnelles et bien malin qui pourrait y reconnaître un protestant
d'un catholique... Une différence pourtant : en France, les «lecteurs
matérialistes» sont des gens de 30-50 ans, mariés, ayant profession et engagements
politiques; dans les autres pays, ce sont en majorité des étudiants et
professeurs de théologie, d'ailleurs tous engagés politiquement. A cela
plusieurs causes, semble-t-il : d'abord le caractère spécifiquement français et
même assez «parisien» des travaux qui ont inspiré Belo (Althusser et Barthes ne
sont guère lus à l'étranger en dehors des universités); ensuite le statut
différent des études théologiques, cantonnées en France dans les séminaires,
aujourd'hui à peu près vides; enfin, sans doute, une relation différente des
chrétiens au marxisme dans les pays d'Europe du nord et du sud...
Me permettra-t-on
ici un mot sur mes travaux personnels ? A la suite de Belo, j'ai entrepris une
sorte d'«Histoire matérialiste du christianisme», sous le titre général Les
hommes de la fraternité. Le premier tome (F. Nathan,
mars 1981) porte sur le 1er siècle, le deuxième (janvier 82) sur les
Ile et IIle siècles. Il s'agit de tenter une «lecture» nouvelle des pratiques
chrétiennes, en présentant des personnages et des événements caractéristiques
et si possible modestes et peu connus, à partir de documents : monuments, monnaies,
archives, contrats... Le projet de couvrir vingt siècles en quelques douze
volumes est un peu fou, j'en conviens; mais l'accueil fait au tome I
m'encourage à poursuivre [il a fini le 12ème l’année de sa mort, en
1993).
II -
CARACTÉRISTIQUES
Ces lectures
matérialistes de la Bible, qui suscitent tant d'intérêt, qu'est-ce donc ? Avant
de décrire les procédures qu'elles utilisent, il n'est pas inutile de définir
clairement les termes qui les désignent.
1 . matérialistes
Commençons par
l'adjectif, car c'est lui qui provoque le plus de questions, de réticences, et
aussi de curiosité. Il est vrai qu'il traîne un lourd passé de luttes et
d'incompréhensions. Mais justement ! Il est certainement là d'abord à cause de
son caractère polémique. «Matérialiste», c'est le contraire d'«idéaliste», dans
le sens de «coupé du réel», «dans les nuages», sans rapport avec la vie
concrète, matérielle, des hommes et des femmes situés historiquement. Il s'agit
donc, selon la formule de L'idéologie allemande, de
«partir des hommes dans leur activité réelle», c'est-à-dire de leurs pratiques.
Pour les chrétiens,
c'est un renversement considérable. En effet, la théologie s'est développée (il
faudrait nuancer, préciser où, quand, comment) comme un discours déductif,
organisé en concepts empruntés à la philosophie grecque (Platon, puis
Aristote), à partir de postulats communs à la plupart des religions : Dieu, le
monde comme création, le mal comme péché, nécessitant un salut et un sauveur.
C'est devenu une banalité de rappeler que le grand Dictionnaire de théologie
catholique de Vacant et Mangenot, en x volumes, ne comportait aucun des mots
qui désignent nos occupations quotidiennes : travail, argent, sexe (sinon des
anges !), politique, famille (sinon la Sainte Famille !)... Bref, la tradition
chrétienne dominante est non seulement dualiste (âme/corps), mais parfaitement
méprisante pour les corps. Cependant c'est avec nos corps que nous vivons, que
nous aimons, que nous travaillons. Nos sentiments, nos passions, nos idées,
nous les éprouvons, les disons, les défendons dans un langage qui est charnel,
fait de signes et de sons qui ont une histoire, un terroir, une odeur...
«Matérialiste»,
donc, c'est un parti-pris. Un parti-pris contre, d'abord : contre une certaine
théologie, c'est-à-dire une certaine idéologie, par conséquent une certaine
pratique, qui est aussi une politique et qui consiste à assurer son pouvoir sur
les corps en prétendant s'occuper des âmes... Mais aussi un parti-pris pour :
pour l'insurrection des corps, leur vie debout, en espérant peut-être leur
résurrection.
2. lectures
On aura remarqué le
pluriel, il est important et nous y reviendrons. Mais, alors que «matérialistes»
a un côté agressif qui retient l'attention, «lectures» semble banal et plat :
«eh bien, oui, il s'agit de lire des textes; et alors ?» Alors, ce n'est pas si
simple que ça. Car le langage nous donne une double illusion :
- illusion de la
transparence : comme si les mots étaient les choses elles-mêmes qui se
mettaient à parler, comme s'il y avait adéquation parfaite entre le langage et
la réalité. Alors que le langage n'est qu'une façon de donner sens au monde,
une manière de le découper en concepts saisissables, toujours inadéquats,
imparfaits, perfectibles. Ainsi le langage est un matériau, que la parole ou
l'écriture utilisent selon des procédures repérables; et la lecture est donc un
travail, une façon de «faire produire du sens» à un texte.
- illusion de
immédiateté : comme si le langage n'était que le véhicule d'une pensée parfaitement
claire, qui se transverserait directement de la tête de l'auteur dans celle du
lecteur. Alors que les processus de communication sont infiniment complexes et
qu'un texte a maintes façons d'agir sur le lecteur. La lecture n'est donc pas
une opération naïve, au premier degré; un texte n'a pas «un sens» unique et
immédiatement perceptible; c'est pourquoi les lectures sont toujours plurielles
et les textes vraiment intéressants sont ceux que l'on ne cesse de relire, car
ils ne cessent de produire du, des sens.
Par conséquent, les
lectures doivent prendre au sérieux le langage comme matériau, l'écriture comme
production, le texte comme produit. D'où la nécessité de mettre en oeuvre deux
disciplines qui n'ont guère l'habitude de travailler ensemble, la linguistique
et l'histoire :
- la linguistique,
en tant que science de ce «système symbolique» qu'est le langage, système de
signes étudiés dans leur fonctionnement synchronique , donc a-historique. Depuis
Saussure, cette science a fait des progrès considérables; c'est notamment à R.
Barthes (dans Communications n° 4 et 8, et dans S/Z) que Belo a emprunté l'essentiel de ses procédures.
- l’histoire, non
pas en tant que diachronie (histoire de telle langue), mais en tant qu'espace
social où fonctionne telle parole, tel texte, à tel moment : par exemple,
l’Evangile de Marc, texte écrit en grec commun (koïnè) du 1er siècle de notre
ère. Un texte n'est jamais qu'un morceau, un fragment du tissu (texte, textile)
social d'une formation sociale déterminée; il у joue un rôle, son
fonctionnement n'est pas séparable du fonctionnement d'ensemble de cette
société. D'où la nécessité de connaître celle-ci, en particulier grâce au matérialisme
historique.
3. Bible
II s'agit ici de
lectures matérialistes «de la Bible». Sur le pourquoi de ce choix, nous reviendrons
en conclusion. Mais, le fait étant admis, il faut se demander ce qu'est «la Bible».
Car ce gros volume, qui comprend plus de soixante-dix textes (le nombre varie selon
les éditions juive, protestante ou catholique ) de langue, d'époque, d'auteur
et de genre littéraire différents, est d'abord et avant tout déterminé par son
titre au singulier : «la Bible», qui semble effacer les différences pour donner
à l'ensemble un sens univoque, celui que désigne son autre appellation courante
chez les chrétiens : «la Parole de Dieu» .
Des lectures
matérialistes auront pour premier effet de souligner cette contradiction :
soixante-dix textes, un seul titre, et de la questionner : qui, où, quand,
comment, pourquoi, a eu besoin de faire fonctionner cet assemblage hétéroclite
comme un tout homogène ? Ce n'est pas ici le lieu de répondre à cette question
(cf. mes Approches, 1ère partie : «la Bible ou des
écritures»). Contentons-nous d'indiquer que le problème redouble à propos des
Ecritures chrétiennes (le «Nouveau Testament»), qui sont pour une bonne part
une relecture des Ecritures juives (alors baptisées «Ancien Testament»)
qu'elles prétendent achever et accomplir.
Et la qualification
divine («Parole de Dieu») ou sacrée («la sainte Ecriture») doit aussi être
interrogée : à quel moment, pourquoi et comment tel texte a-t-il été considéré
comme faisant partie du corpus ? Quels indices porte-t-il lui-même d'une telle
affectation ? Que peut-on savoir de son fonctionnement social, de son
utilisation liturgique, par exemple ?
Bref, «la Bible»
est devenue un système de textes dont la production et la circulation sont des
phénomènes sociaux dont la compréhension est désormais indissociable du «sens»
(des sens) que chacun peut avoir. Et c'est le seul moyen de sortir du cercle
vicieux : ce dont parlent les textes chrétiens, la réalité qu'ils font exister,
ne nous est connue que par eux; comment donc apprécier leur véracité ? La
question, on l'a compris, n'est pas pour nous de reconstituer le «réfèrent»
exact, par exemple une «vie de Jésus» ; mais de chercher pourquoi ces textes
disent ce qu'ils disent et qui avait besoin de les entendre.
Dans ces
conditions, les lectures matérialistes sont déjà, dans leur projet même, une manière
subversive de se référer au corpus chrétien.
4. Méthode (ou
plutôt : procédures)
Alors, ces
lectures, en quoi consistent-elles ? Plutôt que de méthode, terme qui évoque
des règles éprouvées, valables universellement «dans les mêmes conditions de
température et de pression», nous préférons parler de procédures, c'est-à-dire
de manières d'aborder un texte, sortes de techniques pour entrer en matière,
après quoi chacun est livré au «plaisir du texte» .. Plusieurs exposés ont déjà
été faits à ce sujet, notamment dans les numéros cités de la LETTRE. Nous nous
contenterons ici de rappeler trois points importants :
a/ récit/discours.
D'abord la
distinction, établie par Benveniste, entre récits et discours. Tout texte est
adressé par quelqu'un à quelqu'un. Mais certains exhibent les traces de cette
énonciation , ce sont les discours, où un/e (ou nous) s'adresse à un tu (ou
vous) aisément repérables; à l'opposé, les récits effacent les indices
d'énonciation : les verbes sont à la 3e personne («il», la «non-personne»,
celle dont on parle) et essentiellement au passé simple (l'aoriste grec); là
les événements semblent se raconter eux-mêmes, on ne sait pas qui parle à qui
l'Evangile de Marc est un récit; les épîtres de Paul des discours.
La lecture de ces
deux sortes de textes ne peut pas s'effectuer de la même manière. Dans un
discours, l’énonciation est capitale : ces procédés par lesquels le locuteur
(celui qui dit je) s'adresse à l'allocutaire (vous) permettent de comprendre la
situation respective de chacun : par exemple, si le locuteur s'exprime à
l'impératif, c'est qu'il est en position de commander, l'allocataire en
position d'obéir; ce n'est pas une indication négligeable. De même, si le
locuteur présuppose chez l'allocutaire un savoir concernant telle chose, qui
lui permet de comprendre tel énoncé, ce non-dit doit être noté soigneusement.
Dans les récits, par contre, la situation d'énonciation n'étant pas explicite,
l'analyse portera surtout sur les postes occupés par les différents actants
(par exemple selon la grille simplifiée de Greimas : destinateur, destinataire,
sujet, objet, adjuvant, opposant), lesquels sont autant de miroirs où le
lecteur est en quelque sorte invité à se regarder (cf. mes Approches, chapitre XII).
b/début/fin
Une procédure
simple et efficace consiste à comparer le début et la fin d'un texte. Cela est
particulièrement utile lorsqu'on a affaire à un morceau de texte, surtout si
les Bibles courantes le présentent tout découpé, avec un sous-titre qui lui
impose déjà un sens : «la femme adultère», «la parabole du bon Samaritain», «la
multiplication des pains»... Prenons ce dernier exemple dans la version de Marc,
chapitre 6 : on peut commencer au verset 30, ou 32, ou 34; on peut finir au
verset 44, ou 45, ou 46. Un seul point commun : «la barque», en 32 et 45; ce
sera donc l'hypothèse de découpage.
Si l'on prend un
texte comme la 1ère épître aux Thessaloniciens , on en connaît bien le début et
la fin, mais il reste intéressant de les comparer. Début : «Paul, Silvain et
Timothée, à l'assemblée des Thessaloniciens». Fin (5,27) : «Je vous en conjure
par le seigneur : que cette, lettre soit lue à tous les frères». On passe donc
d'un locuteur triple s'adressant à un allocutaire unique , à un locuteur unique
(«je») s'adressant à un allocutaire dédoublé («vous»/ «tous les frères.»); qui
est donc ce «vous», chargé de lire la lettre à tous les frères ? On l'apprend
en 5, 12 : ce sont les «présidents» (proîstamenoî) de l'église de Thessalonique
; et cette simple observation permet de penser qu'ils devaient avoir, quelque
difficulté avec les «frères»... Voilà une bonne hypothèse de lecture.
Cette petite
procédure peut paraître simplette. A l'expérience, elle se révèle toujours fructueuse.
A la réflexion, elle souligne un fait que la rhétorique antique connaissait
bien : les procédures d'embrayage et de débrayage de la parole sont délicates
et nécessitent un effort, particulier. Tous ceux qui ont eu, un jour, à prendre
la parole en public ou à rédiger le moindre article le savent bien : il est
toujours difficile de démarrer et de s'arrêter. D'où le recours à des formules
toutes faites, à des tournures éprouvées, à des phrases soigneusement
balancées, qui permettent d'annoncer ou d'introduire ce que l'on va dire, puis
de le résumer et de conclure. C'est pourquoi l'analyse de ces formules peut
être si intéressante.
c/ les codes
R. Barthes, dans S/Z, propose cette magnifique image : «le texte, dans sa masse, est comparable
à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères; tel
l'augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger
selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du
texte des zones de lecture, afin d'y observer la migration des sens,
l'affleurement des codes, le passage des citations». Et celle-ci encore : «Le
texte, pendant qu'il se fait, est semblable à une dentelle de Valenciennes qui
naîtrait devant nous sous les doigts de la dentellière: chaque séquence engagée
pend comme le fuseau provisoirement inactif qui attend pendant que son voisin
travaille, puis, quand son tour vient, la main reprend le fil, le ramène sur le
tambour; et, au fur et à mesure que le dessin se remplit, chaque fil marque son
avance par une épingle qui le retient et que l'on déplace peu à peu; ainsi des
termes de la séquence : ce sont des positions occupées puis dépassées en vue
d'un investissement progressif du sens. Ce procès est valable pour tout le
texte. L'ensemble des codes, dès lors qu'ils sont pris dans le travail, dans la
marche de la lecture, constitue une tresse (texte, tissu, tresse, c'est la même
chose); chaque fil, chaque code est une voix; ces voix tressées - ou tressantes
- forment l'écriture ; lorsqu'elle est seule, la voix ne travaille pas, ne
transforme rien : elle exprime; mais dès que la main intervient pour rassembler
et entremêler les fils inertes, il y a travail, il y a transformation ».
Nous distinguons
deux sortes de codes : séquentiels et culturels. Pour comprendre cette
distinction, il faut rappeler l'opposition syntagme / paradigmes. Prenons
l'exemple d'un repas : en France, il se compose ordinairement de hors-d'œuvres,
d'une viande ou poisson, avec légumes, puis salade, fromages, dessert; c'est le
syntagme, l'ordre du déroulement. Mais à chaque poste correspond un choix : il
y a plusieurs hors-d'œuvres possibles, plusieurs viandes, plusieurs fromages,
etc.; ce sont les paradigmes. Les codes séquentiels permettent de repérer le
syntagme, l'organisation narrative d'un texte; les codes culturels ouvrent
l'univers des paradigmes : pourquoi tel mot plutôt que tel autre, comment fonctionne
telle série de mots (isotopie), quelles différences présente-t-elle avec une
série analogue dans d'autres textes, etc.?
A - CODES
SÉQUENTIELS
On cherche les
différentes séquences et leur montage (le scénario, comme on dit pour un film).
Nous distinguerons la procédure selon qu'il s'agit de récits (R) ou de discours
(D).
1 — Code ACTionnel
: On compare le début et la fin du texte ; souvent, les différences remarquées
permettent de poser une hypothèse sur le programme narratif (R) ou énonciatif
(D). Voir des exemples dans Approches, p. 26-27 et
91-92 et, ici même, la lecture de la lettre aux Thessaloniciens. Ensuite, on
repère les séquences (et sous-séquences) par le même procédé : un début, une
fin et leur différence, c'est-à-dire la transformation opérée, décelable par
une action des actants (R) ou un changement de position des interlocuteurs (D).
C'est donc les verbes qu'il faut regarder : verbes d'état (être et avoir) qui
indiquent la situation de départ et celle d'arrivée ; verbes d'action qui
marquent la transformation (R), ou bien temps des verbes (D) et leurs rapports
(par ex., verbes principaux au présent et subordonnés au passé, ou verbes
principaux au futur ou à l'impératif).
2 — Code ANALytique
: Dans les récits, ce code désigne les analyses, les lectures, que les
personnages font de l'action en cours. Elles s'expriment par de petits
discours, ou des phrases introduites par des verbes comme «voir, entendre,
comprendre» . [Dans les récits évangéliques, la question autour de savoir ‘qui
est Jésus’, réponse : le Messie]
Dans les discours,
le locuteur ne cesse pas d'exprimer son point de vue. On cherchera à le
préciser en étudiant notamment trois choses :
a) les modalités
d’énonciation, qui caractérisent le type de relation entre les interlocuteurs:
qui parle ? quel est son statut ? Par ex., des verbes à l'impératif indiquent
que le locuteur a un statut qui lui permet de donner des ordres et que
l'allocutaire est en situation d'en recevoir.
b) la
présupposition est ce qui permet de dire quelque chose tout en ayant l'air de
ne pas le dire. Ex. : «Jean ne fume plus» — ce qui est «posé» : Jean ne fume
pas actuellement — présupposé : Jean fumait auparavant. Autre exemple : les
phrases relatives appositives : «attendre des cieux son fils, qu'il ressuscita
des morts» (1 Th 1, 10); la phrase relative est ici prononcée comme en passant,
comme si elle était forcément admise déjà, donc présupposée. La présupposition
a pour effet de placer quelque chose hors de portée d'une contestation
éventuelle de la part des allocutaires, puisqu'on fait comme s'ils étaient déjà
d'accord,
c) les citations,
ou «énoncés rapportés» (en style direct ou indirect) renvoient à un corpus, une
«intertextualité», supposés communs aux interlocuteurs (par ex., l'Ancien
Testament dans les textes du Nouveau); mais leur utilisation est un bon
indicateur des fondements idéologiques du discours qui les cite.
3 — Code
STRatégique : Dans les récits, ce code désigne les stratégies, les projets, que
les personnages mettent en oeuvre, à partir de leurs analyses. Elles peuvent se
trouver contrées par des stratégies opposées. On les repère, soit aux petits
discours qui expriment une intention, une volonté, soit aux verbes d'action qui
la montrent en train de se réaliser. [exemple : la stratégie de
clandestinité de Jésus dans Marc dès la fin du chap. 1 jusqu’à Gethsémani]
Dans les discours,
les stratégies sont des actes de langage qui tentent de modifier la relation
locuteur/ allocutaire. On cherchera ici ce qui détermine comment tel énoncé
doit être reçu par le récepteur : assertion, menace, ordre, prière etc. (c'est
ce qu'on appelle la notion ď «actes illocutionnaires»). Pour tout ce qui
concerne les discours, voir Maingueneau, L'analyse du discours, Hachette, p. 99-1 50.
В - CODES CULTURELS
Le cadre du montage
étant repéré, il s'agit de voir comment il est rempli avec des mots (de même
que, dans un film, le scénario est rempli avec des images). Or les mots n'ont
pas un sens, ils n'ont que des emplois. La preuve en est que les dictionnaires
définissent un mot par une série de citations; mais celle-ci sont presque
toujours empruntées au registre du langage «soutenu», celui de la langue écrite
par les «grands auteurs» (cf., dans le «Petit Robert», la «liste des principaux
auteurs cités», p. XXXI). Mais le grec utilisé par Marc ou Paul n'est pas celui
de Platon ou Démosthène ; ce sont bien les mêmes mots (dieu, parole,
travail...), mais ils jouent des rôles différents, qui renvoient à des
pratiques sociales différentes. Dans un texte, on repère vite que les mots vont
par bandes, par séries (on dit aussi «isotopies») : par ex., la série
«économie» dans Actes 4, 32-5, 11 : terrains, maisons, propriétés, argent,
vendre, distribuer... Il s'agit donc de comprendre comment, dans une même
série, les mots produisent du sens par leurs différences, leurs oppositions
(c'est à quoi peut servir le fameux «carré sémiotique»). Nous appelons «codes
culturels» des ensembles de séries : ainsi la série «économie» rentre dans le
«code social» . C'est ici que la linguistique rejoint l’histoire, car le
fonctionnement des codes culturels est évidemment situé dans des pratiques
sociales données. Il faut donc avoir recours à des informations extérieures au
texte [venus d’autres textes], mais en les fondant toujours scrupuleusement
dans le texte.
1— Code
TOPographique : Dans un texte, les lieux n'ont de signification que les uns par
rapport aux autres. Il ne s'agit donc pas (seulement) de consulter une carte,
il faut comprendre comment le texte organise un espace textuel avec des
positions différemment valorisées : par exemple, «Nazareth en Galilée», dans
Marc, est valorisé négativement par rapport à Judée et Jérusalem.
En outre, dans les
récits, les déplacements et notamment les entrées et sorties des personnages,
sont à prendre en compte pour déterminer les codes ACT et STR.
Pour les discours,
il faut découvrir l’ici du locuteur, par rapport auquel sont déterminés les
autres lieux.
2 — Code
CHRonologique : Comme les lieux, les temps n'ont de signification que les uns
par rapport aux autres et le texte organise une temporalité textuelle qui lui
est propre : par exemple, «le troisième jour» dans les noces de Cana {Jean 2,
1). De plus, dans les discours, c'est le maintenant du locuteur qui est le
«présent» par rapport auquel sont fixés les temps des autres verbes.
3— Code SOCial :
Tous les codes culturels sont aussi sociaux ; nous classons sous ce titre ce
qui relève plus particulièrement des niveaux économique et politique, qui
renvoie donc aux «conditions réelles d'existence» de tels membres de telle
formation sociale donnée (par exemple, les esclaves dans l'empire romain). La
documentation historique extérieure au texte servira à préciser le rapport
entre le fonctionnement du code SOC du texte avec ceux que l'on peut connaître
par ailleurs : par exemple, l'opposition «esclave / citoyen» dans 1
Thessaloniciens et dans l'empire romain.
4 - Code SYMBolique
: C'est, en somme, la partie «idéologique» du code SOC. Rappelons la définition
qu'Althusser donne de l’idéologie : «une représentation du rapport imaginaire
des individus à leurs conditions réelles d'existence» (Positions, éd. sociales, p. 101); il précise qu'elle consiste en «des actes
matériels insérés dans des pratiques matérielles, réglées par des rites
matériels, eux-mêmes définis par des appareils idéologiques». (108); et il
montre comment «l'idéologie interpelle les individus en sujets» (110).
On cherchera
évidemment à construire le code SYMB à partir d’oppositions comme «dieu /
homme, juifs / païens, pur / impur, acheter / donner» etc., qui constituent des
«façons de penser», des «représentations imaginaires» du réel, culturellement
et socialement situées. Mais aussi à partir des présupposés qui renvoient à une
représentation imaginaire que le locuteur soustrait à la discussion des
allocutaires ; et à partir des citations, qui réfèrent à une «intertextualité»
implicitement commune aux interlocuteurs. Là aussi, on aura recours, avec
discernement, à des informations extérieures au texte [venus d’autres textes].
5 - D'autres codes
sont à trouver, selon les textes lus. Pour certains textes bibliques, le code
MYTHologique désigne une variété du code SYMB qui renvoie à une représentation
imaginaire organisée selon une verticale ciel / terre / abîme, avec dieu /
homme / satan, et avec anges, démons, nuées etc. (cf. Belo, p. 112-113).
III - PROBLEMES
Voilà donc exposé
ce que sont, en principe, les lectures matérialistes de la Bible. Bien entendu,
rien ne vaut la pratique; c'est pourquoi il reste indispensable de lire, avant
tout, l'ouvrage de Belo et de se mettre au travail.
Mais à l'usage, justement,
de nombreuses questions se posent. Nous en aborderons quelques-unes.
1 . diversité des
pratiques
Les deux Rencontres
internationales et de multiples déplacements en France et à l'étranger m'ont
permis de me rendre compte que tout le monde ne pratique pas de la même manière
les lectures matérialistes. En France et en Italie, nombreux sont ceux qui
appellent ainsi des commentaires plus ou moins politisés des évangiles, où le
placage de situations actuelles sur des textes anciens tient souvent lieu de
méthode. En Hollande, une école dite «d'Amsterdam» tente de faire tenir
ensemble des engagements politiques avancés et une théologie de la «Parole de
Dieu» inspirée du théologien protestant Karl Barth. En Allemagne, des
recherches de type sociologique renouvellent les travaux de l'école dite «historico-critique»...
Tout cela est
intéressant et il n'est pas question de décerner des brevets ou labels de «lectures
matérialistes». Mais, quant à nous, nous prétendons que l'originalité de nos
procédures tient à la liaison qu'elles s'efforcent d'opérer, comme nous l'avons
vu, entre linguistique et histoire. Par conséquent, il nous paraît
indispensable de se mettre d'accord sur une théorie du texte (les écoles ne
manquent pas et les discussions peuvent demeurer ouvertes) et sur le
matérialisme historique en tant qu'instrument de connaissance des sociétés
antiques (là aussi les controverses sont nombreuses et les problèmes ne sont
pas clos).
Il est donc à
souhaiter que d'autres rencontres, régionales et internationales, et d'autres
publications comme celle-ci, permettent de continuer à confronter les pratiques
de lecture, à en analyser les fondements théoriques, à en évaluer les
résultats. Pour ma part, je dirais sans forfanterie qu'à voir la production
exégétique courante, je ne me sens pas honteux de nos travaux...
2. mandarins
/amateurs
L'une des ambitions
des lectures matérialistes est d'arracher «la Bible» aux mandarins et aux
hiérarques et de la rendre au peuple, à tous ceux qui veulent la lire. Nous
reviendrons sur les acquis positifs, mais il faut signaler que l'on se heurte
souvent ici à une contradiction typique : la lecture du livre de Belo suppose
déjà un certain niveau culturel, donc social; a fortiori, la plupart des
groupes qui s'essaient à lire, selon la «méthode Belo», d'autres textes que
Marc abandonnent souvent au bout d'un moment, faute de savoir comment inventer
les procédures adéquates (sans compter qu'il est parfois utile de savoir le
grec ou l'hébreu). Seuls persévèrent les groupes disposant de quelque
«spécialistes» (professeur, pasteur ou prêtre). Et nous voilà au rouet : car à
quoi bon prétendre avoir une méthode nouvelle, s'il faut toujours compter sur
les mêmes pour l'appliquer !
Je voudrais
m'essayer ici à un éloge de l'amateurisme et du bricolage. Laissant de côté le
problème des analphabètes (problème énorme, il est vrai), je prétends que tout
un chacun qui sait lire peut pratiquer des lectures matérialistes. Je me fais
fort d'y initier immédiatement quiconque affirmerait n'y pouvoir rien
comprendre : «que l'on m'amène un âne, un âne renforcé !» J'ai vu, en classe
primaire, une institutrice pratiquer avec ses élèves l'analyse sémiotique d'un
conte de fées, en leur faisant manipuler de petits cartons de couleur, sans
difficulté et dans une ambiance fort détendue... Les lectures matérialistes ne
sont pas plus difficiles à comprendre qu'une feuille d'impôt ou un tract
syndical ! Mais il est vrai qu'on nous a tellement habitués à lire d'une
certaine façon, soi-disant «simplement», qu'il faut faire un effort pour
s'arracher aux pièges de l'idéalisme, à la transparence et à l’immédiateté.
Non, un texte (surtout s'il date de deux mille ans) ne dit pas «ce qu'il veut
dire, un point c'est tout» ! Non, les lectures matérialistes n'imposent pas au
texte «une grille préfabriquée, pour lui faire dire ce qu'elles veulent» ! Ou
alors il faut convenir que n'importe quelle lecture le fait, et surtout les
plus «naïves»... Au contraire, nos procédures font travailler le texte, elles
le réveillent de l'engourdissement qui lui fait répéter la même chose depuis
des siècles, elles dévoilent ses manipulations, découvrent les jeux qu'il introduit
dans la langue, donc dans la société. N'y a-t-il pas là un plaisir renouvelé,
affiné, augmenté ?
En somme, il semble
que la situation française (indifférence des universitaires) comporte une
chance et un risque. La chance c'est que les lectures matérialistes échappent
au mandarinisme et se développent librement grâce à des amateurs éclairés. Le
risque c'est que le manque de moyens, financiers et intellectuels (mais les
deux vont ensemble : qui peut consacrer gratuitement une partie de son temps à
ce travail ?) limite la recherche, les échanges et les publications.
3. linguistique
/histoire
Nous avons dit que
l'originalité des lectures matérialistes résidait principalement dans l'effort
d'articulation de deux disciplines : la linguistique et l'histoire. Cela n'a
peut-être pas toujours été bien compris. D'ailleurs la difficulté n'est pas
mince. Certains groupes privilégient une «analyse de texte» souvent empruntée
aux méthodes «sémiotiques» et ne savent plus, dès lors, comment utiliser les
informations trouvées «hors texte»; d'autres accumulent la documentation
historique, mais se contentent trop souvent d'en plaquer les résultats sur un
texte qui n'en peut mais...
Or, il s'agit de ne
pas séparer les deux approches. Nous considérons un texte à la fois comme un
système autonome qui a ses propres règles de fonctionnement, et comme une
partie d'un système plus vaste qui est en définitive la société où il est
produit et celle où il circule (qui n'est pas forcément la même). D'où la
double nécessité d'étudier son organisation syntagmatique (codes séquentiels)
et le jeu de ses choix paradigmatiques (codes culturels).
C'est évidemment
cette seconde partie du travail où les groupes achoppent le plus souvent. Elle
suppose, en effet, une recherche historique d'un type peu traditionnel : par Histoire,
on entend généralement des dates et des événements; or, ce qui importe ici ce
sont les documents en tant que textes et la langue qu'ils utilisent plutôt que
les «faits» qu'ils retracent. Un exemple: à propos de l'esclavage dans l'Empire
romain, on peut rassembler beaucoup de détails; ce qui nous intéresse c'est de
voir comment fonctionne la langue latine (ou grecque) à propos des esclaves,
quels termes elle emploie et dans quel sens; on s'aperçoit alors que le mot
«esclave» est toujours compris comme le contraire d'«homme libre» ou «citoyen»
et que le passage obligé entre les deux est l'affranchissement. Et c'est là que
les textes chrétiens montrent une originalité : pour eux, le contraire
d'«esclave» c'est «frère» et le passage s'effectue par le baptême ou la foi,
c'est-à-dire l'entrée en vie chrétienne. De cette simple comparaison surgit une
foule d'oppositions jusqu'alors cachées et quelque chose du spécifique chrétien
peut alors apparaître, dans le jeu des différentes séries sémantiques
(isotopies) qui organisent le texte.
C'est l' œuf de
Colomb : une fois que c'est dit, cela paraît évident. Mais, à notre avis, il
n'y a de «lectures» possibles qu'à cette condition : faire jouer les uns sur
les autres les codes culturels qui tissent les textes d'une époque donnée,
reflets des rapports sociaux d'une société donnée. En fait, c'est toujours ainsi
que nous lisons, mais inconsciemment; et c'est pourquoi il est capital de se
donner les moyens de comprendre comment nous lisons.
C'est aussi la
seule façon d'échapper à des lectures banalisantes et répétitives. Car la manière
courante de lire, faute de savoir repérer les nouveautés parfois subversives
d'un texte, les émousse et les escamote en réduisant l'autre au même et
l'inconnu au déjà connu. Les évangiles en sont un parfait exemple : leur
lecture trop habituée a fini par rendre familiers des personnages et des lieux
pourtant fort étrangers : Jésus, les apôtres, Pilate et les grands prêtres, le
lac de Tibériade, les collines de Judée et le temple de Jérusalem sont devenus
des sortes de santons coloriés, dont on n'attend plus aucune surprise. La langue
même des traductions modernes, un beau français bien lisse, bien convenable et
sans aspérités, contribue à cette impression d'avoir toujours déjà vu tout
ça... Rien ne convient plus mal aux évangiles, ces récits populaires, anonymes,
quasi clandestins, racontés avec enthousiasme par des individus recherchés par
la police à des groupes de travailleurs immigrés... Nos procédures apparemment
compliquées n'ont pas d'autre but que de rendre à ces textes leur saveur
propre, leur odeur, leur accent, leur virulence.
4. les acquis
Mais les problèmes
posés par les lectures matérialistes ne doivent pas faire oublier que certains
points incontestables sont d'ores et déjà acquis. Citons-en quelques-uns.
a/ pluralité des
lectures
Et d'abord le fait
que, désormais, il n'est plus possible à la lecture orthodoxe traditionnelle de
se prétendre la seule valable, comme c'était encore le cas récemment dans
l'église catholique. Bien entendu, mille variations de détails étaient
autorisées, mais l'essentiel demeurait inchangé, sous le titre unificateur :
«la sainte Bible» . Ainsi, prises comme au hasard dans n'importe quel texte,
les citations «inspirées» servaient à cautionner des dogmes réputés immuables.
Finalement, «la Bible» était devenue une sorte d'arsenal d'arguments théologiques,
où le «catholique de base» continuait, malgré les efforts d'initiateurs dévoués,
à se sentir étranger et importun.
Nous n'aurons pas
la prétention d'affirmer que les lectures matérialistes ont, seules, le mérite
d'avoir modifié cette situation. Mais elles y ont contribué, indubitablement.
Je n'en veux pour preuve que la préface apposée par le directeur des éditions
du Cerf (un dominicain) à mes Approches... :
«aucune lecture ne saurait revendiquer pour elle un monopole exclusif» . Bien
entendu ! Mais il est assez cocasse de trouver ce langage dans la bouche de
ceux qui, naguère, se faisaient les champions d'une «lectio divina» soigneusement
soumise aux injonctions de la hiérarchie...
Il n'y a donc de
lectures que plurielles, c'est une affaire entendue. Mais a-t-on bien mesuré ce
que cela signifie ? Entre autres conséquences, il y a celle-ci, qui bouleverse
complètement le paysage théologique : la «Révélation», dont on affirmait
qu'elle était close «avec la mort du dernier apôtre» (?), et dont le
développement des dogmes prétendait n'être que l’explicitation, qu'en
reste-t-il, s'il est vrai que les textes «travaillent» et produisent des
réponses toujours inattendues à des questions toujours renouvelées ?
b/ ecclésiologie
matérialiste
Fernando Belo
terminait son livre par un «essai d 'ecclésiologie matérialiste». C'est bien
là, en définitive, que tendent les lectures matérialistes. Si, en effet, comme
l'indique le titre du dernier ouvrage de Georges Casalis, «les idées justes ne
tombent pas du ciel», et si «la Bible» n'est qu'un recueil de textes produits
par des groupes sociaux différents et antagonistes, à qui se fier désormais, à
quelle autorité supra-terrestre en appeler pour juger de nos problèmes
quotidiens ?
A aucune,
précisément. Mais on voit tout de suite où cela nous mène : au «problème de
Dieu», ni plus ni moins. Nous n'allons pas, évidemment, entreprendre d'en
discuter ici en quelques lignes. Mais il faut bien noter quand même que, sans
«inquiétude métaphysique» particulière, on n'échappera pas à la nécessité de
poser, nous aussi après tant d'autres, ce problème dans les termes de la
culture d'aujourd'hui. De grâce, n'en laissons pas l'exclusivité aux
charismatiques et à la nouvelle Droite !
Quant à l'Eglise,
aux églises, ne commettons pas non plus l'erreur de nous en désintéresser et de
les abandonner à la réaction ! En France, par exemple, pourquoi ne pas profiter
de la diminution «providentielle» du nombre des prêtres pour peser de toutes
les façons afin d'imposer de nouvelles sortes de «ministères» ouverts aux
femmes et aux hommes mariés et qui ne seraient plus à temps plein et à vie ?
Cela n'est pas une parenthèse. Les lectures matérialistes font partie d'un
vaste mouvement contemporain dans lequel nous sommes tous pris; elles sont
aussi peu séparables de la déclergification des églises que des mouvements de
libération du Tiers monde ou.... des femmes.
c/ textes bibliques
et traditions chrétiennes
L'opposition est
célèbre depuis la Réforme entre Bible et Tradition, les protestants voulant
redonner force de loi à la Bible contre des siècles d'errements dogmatiques et
de centralisme abusif. Mais telle n'est pas notre perspective. Nous pensons
qu'il y a un risque à privilégier abusivement la lecture des textes bibliques.
Après tout, si nous les lisons encore, c'est qu'ils nous sont parvenus à
travers des siècles de luttes, de controverses et de vie quotidienne.
И en va ici d'un
problème singulier, dont je dois l'éclaircissement à Michel de Certeau (dans Le
christianisme éclaté) : si nous sommes chrétiens,
aujourd'hui, ce n'est pas que nous ayons entendu directement l'appel du Christ,
mais que nous avons été sensibles au rapport entre cet appel et quelques-unes
parmi les millions de réponses qui lui ont été données au cours des âges; c'est
à cause de François d'Assise, de Martin Luther King et de Camillo Torres (par
exemple) autant qu'à cause du Christ que nous sommes (que je suis) chrétiens.
C'est de cette tradition, l'une inspirant les autres, que nous nous reconnaissons.
Nous avons une Histoire, même si ce n'est pas celle des «Histoires de l'Eglise»
officielles...
C'est pourquoi nos
lectures matérialistes de la Bible ne sont pas archéologiques. Nous ne
cherchons pas (nous ne cherchons plus) à retrouver une pureté originelle, une
authenticité perdue. Nous savons qu'il n'y a jamais eu de christianisme à
l'état pur. Mais nous voulons choisir nos ancêtres et, parmi les traditions
chrétiennes, celles qui aujourd'hui peuvent nous aider à vivre, (d'où, si je
peux me permettre, ma série : Les hommes de la fraternité..).
CONCLUSION :
Pourquoi s'intéresser à ces textes ?
Il est à peine
besoin de conclure. Le «lecteur» attentif de ces lignes a déjà compris, sans
doute, pourquoi nous nous intéressons aux textes bibliques plutôt qu'à d'autres
(avec les réserves émises au paragraphe précédent). Pourtant, au risque de
l'agacer davantage, surtout s'il n'est pas chrétien, je hasarderai une remarque
finale.
«La Bible»
n'appartient pas aux croyants (juifs ou chrétiens). Ils l'ont longtemps confisquée,
c'est vrai, et leurs traductions, leurs commentaires et leurs homélies l'ont
souvent obscurcie ou ridiculisée. Mais c'est bel et bien à l'humanité tout
entière qu'appartient ce trésor d'expérience, d'histoire, de poésie. Fait plus
rare : on y trouve quelques-uns des plus beaux spécimens de littérature
populaire, créations collectives d'auteurs anonymes, qui portent les traces de
mouvements sociaux significatifs (tel l’Evangile de Marc).
Or, à l'inverse des
pays anglo-saxons, marqués par la Réforme, la France moderne s'est construite
officiellement sans la Bible. Les programmes d'enseignement, par exemple, ne
lui font aucune place (ou guère plus qu'au code d'Hammourabi !). Je suis de
ceux qui ont toujours lutté contre l'enseignement confessionnel, mais il me
semble que la laïcité ne devrait rien avoir à faire avec l'obscurantisme.
Pourquoi prive-t-on les élèves d'une étude sérieuse («matérialiste») des textes
qui, pour une bonne part, sont à la base de notre culture ? Car là réside le
paradoxe : cette Bible dont on ne parle jamais, elle continue à inspirer
largement écrivains, artistes et... politiciens. Des débats comme ceux sur
l'avortement ou la peine de mort, une politique comme celle qui concerne les
immigrés ou le Tiers monde, notamment, ne mettent-ils pas en jeu de façon
évidente (mais les autres aussi, à leur manière) des conceptions de la vie où
interfèrent les traditions chrétiennes ? Pourquoi laisser aux évêques le soin
de dire ce qui n'est que leur avis ? Pourquoi une information historique large
et contradictoire ne permettrait-elle pas aux citoyens de mieux se saisir de
l'Histoire qu'ils veulent faire, en fonction de celle dont ils se sentiraient
consciemment les héritiers ?
Les lectures
matérialistes non plus n'appartiennent à personne. Elles sont l'affaire de quiconque
pense qu'il serait absurde de laisser dormir, en l'abandonnant aux hiérarchies,
un trésor de vie et d'espoir désormais ouvert à tous.
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