jeudi 3 décembre 2015

De la fécondité spirituelle




Spirituel et religieux, ce sont des choses différentes
1. Seul phénomène religieux et spirituel que j’ai un peu travaillé et qui a un rapport structural à l’histoire de la philosophie, je me limiterai au christianisme, à quelques aspects de cette trop vaste question. Il faut commencer par la distinction de ces deux mots tenus habituellement comme interchangeables, ensuite montrer comment philosophie et christianisme ne sont pas extérieurs l’une à l’autre. D’un point de vue anthropologique, la religion revient aux usages que les ancêtres ont transmis par l’apprentissage des nouvelles générations (chaque usage est justifié à l’anthropologue ‘parce que nos pères faisaient déjà comme ça’) : n’étant plus là, absents, ils ont des effets présents dans la répétition de ces usages, ainsi les rituels concernant les êtres surnaturels à relire scrupuleusement (religio : relegere, Benveniste[2]). D’autre part, dans les sociétés agricoles, seuls les dieux ont le pouvoir sur la fécondité des champs, troupeaux et femmes, de même que sur les victoires à la guerre (voir les bénédictions et les malédictions du Deutéronome, chap. 28, Lévitique, 26). La religion justifie l’état actuel de la société comme bénie (ou pas) par ses dieux, elle est holistique, couvre tous ses indigènes, ceux qui ont appris ses usages, différents de ceux des sociétés étrangères. C’est de cette clôture religieuse que, vers le milieu du millénaire avant notre ère, sont sorties ce que l’on peut appeler des écoles d’exercice spirituel, dont Zara­thoustra en Perse (700-630), Lao-Tseu (640-517) et Confucius (551-479) en Chine, Bouddha en Inde (543-479), les Prophètes écrivains en Israël (s. VIIIe-VIe), voire Héraclite, Par­ménide, Py­thagore, Socrate en Grèce (s. VIe-Ve). ‘École’ dit que, au lieu de la transmission de pères en fils propre à la société, il y en eût de maîtres en disciples, de nouveaux usages d’écriture rendant possible de continuer de génération en génération. Elles ont en commun une coupure plus ou moins nette avec les traditions holistiques de leur société, religieuses y compris, avec ses façons de se nourrir et de respirer (nouveau souffle : spirituel, c’est cela d’abord), avec ce qui dans les maisons riches était tenu en honneur. Si l’on se tient à l’exemple de Socrate, la coupure d’avec le savoir traditionnel est bien marquée par le « je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien”, et pour ce qui est des envies des honneurs que l’on quitte, voici: argent, réputation, honneurs (Apologie, 29e), for­tune, intérêts de la maison, commandements d’armée, carrière politique, toute espèce de charges, liaisons et factions politiques (Apologie, 36b9), les plaisirs du manger et du boire, de l’amour, la beauté des habits et des chaussures et les autres or­nements du corps (Phédon, 64d-65a), ces envies étant remplacées par la recherche de la sagesse et des vertus, « le courage, la tempé­rance, la justice et, en général, la vraie vertu, [qui] s'acquièrent avec la sagesse » (Phédon, 69b). C’est la chose d’une toute petite minorité : « délivrer l'âme n'est-ce pas, selon nous, à ce but que les vrais philosophes, et eux seuls, aspirent ardem­ment et cons­tamment ? » (Phédon, 67d). Il y a un dégoût des choses du monde des maisons, une recherche éthique spirituelle qui ne peut pas se confondre avec la religion de tous ni avec sa morale (les envies doivent suivre les usages des ancêtres) qui concernent tous les citoyens et toutes les institutions, notamment celles qui regardent l’éducation de la jeunesse.
2. Ce type de phénomène, plutôt marginal, implique donc l’écriture de textes que l’on lit et médite ; il n’a été possible qu’après un certain seuil de cosmopolitisme, où une diversité de textes et leur publication à Athènes (vers le milieu du siècle V) engendre des débats concernant l’évaluation des savoirs traditionnels et des choix (hérésies, nom des écoles philosophiques et des cultes orientaux dans l’hellénisme, dont le christianisme des premiers siècles). Affaiblissement de la religion holistique ancestrale que le christianisme remplace, la distinction de celui-ci par rapport aux autres écoles spirituelles devient difficile par la disparition de cette pluralité suite à l’effondrement des grandes villes romaines de l’occident. Deux indices : la règle pour devenir chrétien cesse d’être une conversion spirituelle des mœurs suivie de baptême, celui-ci devient le rite religieux social de naissance des bébés ; dès le siècle IV, l’institution ecclésiastique sera sans cesse débordée sur ses marges par des mouvements spirituels d’adultes qui se convertissent à une vie d’ascèse par rapport aux honneurs sociaux, les uns intégrés par la suite (monastères), les autres combattus en tant que ‘hérésies’, dans les deux hypothèse le moteur de ces mouvements étant la lecture des Écritures. À vrai dire, jusqu’à la Réforme, le christianisme ne sera pas une ‘religion du livre’, car celui-ci sera caché en latin (jusqu’au milieu du siècle XX dans le catholicisme, j’ai témoigné dans ma jeunesse cette ‘découverte’ de la Bible).

Philosophie et christianisme
3. P. Hadot l’a montré, les philosophies grecques et hellénistiques relevaient du spirituel. Socrate, dit Aristote, a inventé la définition ; les premiers dialogues de Platon le montrent en train d’aider les jeunes à découvrir par eux-mêmes la bonne définition des principales vertus, de façon à ce qu’ensuite ils puissent la vivre. Dans le Ménon (71d-72c), où l’on trouve une définition de ‘définition’ (sans le terme), c’est celle de vertu qui vient en exemple. Dans le Parménide, étonnante fiction du vieux penseur éléate face au jeune Socrate, fiction qui couvre la discussion des arguments du jeune Aristote, critique des Formes idéales de son maître[3] : « tu t’es mis trop tôt, Socrate, avant d’être exercé, à défi­nir (horizesthai) le beau, le juste, le bon et chacune des autres formes » (135c), soulignant donc comment ces Formes éternelles étaient le résultat de la définition (cf Métaphysique, 1078b18-34). L’âme immortelle est le corrélat et de cette définition et de ces Formes : « quand l’opinion réellement vraie et ferme sur le beau, le juste, le bien, et leurs contraires, se produit dans les âmes, je dis que c’est du divin qui naît dans une race à démons » (Politique, 309c). Donc intellectuel et spirituel y sont inséparables, les écoles du platonisme et du néoplatonisme de l’empire romain en témoignent, ce qui a historiquement permis de rendre proches philosophie et christianisme.
4. Celui-ci vient toutefois d’un autre horizon, d’une anthropologie hébraïque tout à fait étrangère au platonisme, dont le seul élément de fort contraste que je retiendrai est un passage de la première lettre de Paul aux chrétiens de Thessalonique : « nous, les vivants, nous qui serons encore là pour l’Avènement du Seigneur […] nous serons réunis […] et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur Jésus dans les airs » (1Th 4,15-7). Relevant du prophète Daniel et illuminant le motif évangélique de Fils de l’Humain, cette imagerie apocalyptique illustre bien l’absence d’opposition âme / corps dans l’anthropologie hébraïque et dans le nouveau Testament chrétien, celui-ci tournant autour du motif de la résurrection du Messie Jésus, tout à fait incompatible avec Platon[4]. Or, la dernière lettre de Paul, aux chrétiens de Rome, montre comment cet obstacle a pu être contourné ; au début (1,1-4), il écrit : « Paul, esclave du Messie Jésus, […] né de (la) semence de David selon (la) chair, défini (horisthenos) fils de Dieu en puissance selon (le) souffle de sainteté par (la) résurrection des morts de Jésus Messie le seigneur de nous ». Traduit habituellement par ‘constitué’ ou ‘établi’, le participe aoriste horisthenos, est celui du verbe définir que l’on a cité tantôt du Parménide, ce qui signifie que Paul était assez instruit de hellénisme pour transposer l’être céleste hébraïque (le Messie ressuscité qui viendra bientôt des cieux) dans un être céleste grec, le Fils de Dieu conçu comme une Forme idéale du platonisme. Ce titre est en effet inconnu de la tradition biblique juive (Dieu n’y est jamais dit ‘Père’ des Israélites)[5]. Que l’obstacle ait été contourné par ce motif grec de Fils de Dieu (seul titre utilisé par les textes chrétiens du siècle II adressés à des figures païennes, où ne figure même pas le nom de Jésus[6]), c’est très net à la lecture du premier grand texte systématique de théologie chrétienne grecque, le Peri Archôn d’Origène d’Alexandrie (écrit vers 315). On lit habituellement cette histoire en termes de continuité entre les textes judéo-chrétiens et Origène, mais la rupture l’emporte de loin : à vrai dire, ce n’est pas le jeune christianisme qui emprunte le langage philosophique grec, mais le discours platonicien, vieux de six siècles, qui s’approprie ces jeunes textes ‘orientaux’ et leur applique une réduction pour ainsi dire complète de tout ce qui y est narratif, corporel, relevant des sens, c’est-à-dire « indigne de Dieu ». Il n’y est donc plus question de Messie (figure eschatologique juive, elle s’est discréditée puisqu’il n’y a pas eu d’eschatologie), le chapitre titré « Le Christ » (d’un éditeur postérieur sans doute) ne parle que du Fils et de la Sagesse dans la Trinité. Pour faire bref, la théorie trinitaire et de l’incarnation n’a pu être conçue qu’en milieu grec, avec des motifs philosophiques[7]. Toutefois le Dieu des philosophes (Platon, Aristote, Plotin) ignorait ce qui se passe dans le monde terrestre des humains, il se greffera avec le Dieu biblique qui a créé le monde et connaît chaque lys et chaque oiseau, chaque cheveu des humains, en constituant avec l’âme immortelle la structure base du christianisme jusqu’aujourd’hui, en donnant à ce que Heidegger a appelé ontothéologie – à partir de Platon – la netteté d’un créateur qui a chacune de ses créatures devant soi. Que Nietzsche ait dit que « le christianisme est du platonisme pour le peuple »[8], il y va sans doute de son mépris pour les trois termes, mais c’est aussi un très grand éloge : qu’une femme et un esclave chrétiens croyaient avoir le Dieu de l’univers présent à leur âme, c’est quelque chose d’inouï d’un point de vue historique. Disparu le Messie, la Bible continuera d’être lue dans la liturgie (en latin) mais si la philosophie (spirituelle) de Platon ne l’avait pas pris en charge, le christianisme aurait eu le sort des cultes qui lui étaient contemporains ; mais il n’y aurait pas de philosophie non plus, puisque c’est le christianisme qui l’a amené dans ses bagages conceptuelles : ils ne sont point extérieurs l’un à l’autre, sans leur symbiose il n’y aurait pas eu d’Europe.
5. Le platonisme augustinien était valable pour des moines, des paysans et des guerriers, il cessait d’être suffisant pour les communes d’artisans et marchands d’où sortira l’Europe, laquelle aura besoin d’Aristote – sa réduction à lui n’est plus celle des corps mais, moins brutale, celle de leurs accidents –, d’une raison capable de penser les choses de la terre, capable à la longue d’ouvrir le laboratoire de Galilée et de Newton. La structure de la Summa Theologiæ de l’Aquin montre comment cette théologie est pétrie de raison philosophique : chaque article (elle en a plus de 3000) est structuré par trois objections à la question de son titre, suivi de l’argument d’autorité théologique, soit biblique, soit conciliaire, soit d’un Père de l’Église, isolé dans un ‘sed contra’ qui décide pour ce qui est de l’adhésion de la foi mais n’intervient pas dans les raisonnements qui suivent, d’abord la démonstration de la thèse, ensuite la réfutation des trois objections initiales : objections, démonstrations et réfutations sont toujours d’ordre exclusivement philosophique : la Somme est un traité philosophique sur des données de foi. Elle gardera toutefois l’âme immortelle, qui chez Kant sera congédiée – avec le Dieu et la substance des noumènes, le triple pilier de l’ontothéologie – et remplacée par un sujet tourné vers le monde, tout en lui restant opposé dans le sujet / objet et les représentations de l’un dans l’autre qui circulent encore facilement (ontothéologiquement) dans nombre de discours actuels. Le tournant a toutefois été amorcé par l’être au monde heideggérien : c’est la dogmatique grecque du christianisme qui disparaît maintenant, comme chez Origène les récits bibliques sont disparus de la théologie, et c’est ce qui pose la question du thème de cette revue.

Quel avenir ?
6. Disparition donc du christianisme et des autres grandes religions ? On ne peut le prédire. On se trouve dans une situation de cosmopolitisme qui ressemble, à certains égards, à celui de l’empire romain qui a réussi à finir avec les guerres à son intérieur au prix de l’évacuation de la politique, ce qui a de son côté amené l’affaiblissement de la religion civique et la prolifération de formes de cultes spirituels. Ce qui aujourd’hui occupe le lieu de l’empire est ce que Heidegger a diagnostiqué de bonne heure comme le Ge-stell, cette structure techno-financière qui est en train de globaliser la planète humaine, où nous avons notre emploi quelques heures par jour dans une interdépendance qui a aboli les frontières et réduit la puissance des États nations comme autrefois celle des autorités locales tolérées par Rome, sans qu’il y ait toutefois d’empereur, de tête, même le Capital en est dépourvu, malgré son nom[9]. On y rentre par l’école holistique et par les livres et imprimés, tout le monde est ensuite ‘appelé’ (l’ekklêsia était l’assemblée des ‘appelés’) par le spectacle incessant des médias de tout poil, musiques, images en mouvement, voix publicitaires, « the médium is the message » de Mac Luhan signifiant peut-être que ce sont les médias qui remplacent l’holistique des religions, le nouveau opium du peuple[10], ce spectacle qui compense la discipline que les emplois au Ge-stell nous imposent, routine qui nous moleste. Si l’on peut penser que, avec les sports à multitudes, c’est cet ensemble qui occupe aujourd’hui la place holistique des religions, il ne semble pas qu’il soit possible d’argumenter philosophiquement pour la disparition de celles-ci, malgré leur perte de vitesse : la métaphysique achevée (Heidegger), est-ce que la philosophie peut-elle argumenter sur sa disparition, celle de l’âme et de l’espérance d’un au-delà de la mort, ou, à l’inverse, argumenter sur sa survivance ? Les maladies qui ne régressent pas aussi vite que l’on souhaite, les souffrances sociales sans merci et leur disproportion d’avec le luxe manifesté par les médias, continueront leur rôle en faveur de la consolation religieuse qu’exploitent les fondamentalistes ? On peut par contre argumenter en termes philosophiques en faveur de la survie spirituelle du christianisme, sans pouvoir faire aucune prévision, si c’est vrai que « le vent, le pneuma, souffle où il veut » (Jean 3.8), le cosmopolitisme lui-même lui ouvre des vides favorables, dont témoignent par exemple les théologies de la libération.

La question de la fécondité
7. Comparé aux cosmogonies voisines, le tout premier chapitre de la Bible (de sa dernière main, écrit environ un siècle avant Socrate) est un texte rythmé (6 jours, 10 paroles)  par une raison qui n’est pas inférieure à celle du Timée. La lumière, les plantes et leurs semences, les animaux de la mer, des airs et de la terre, le couple des humains, la parole qui bénit, c’est-à-dire : « soyez féconds, multipliez-vous » (Gn 1.22,28), tout est déclaré « bon » (7 fois), avec cette particularité qu’autant les humains que les animaux sont créés herbivores, comme si la loi de la jungle carnivore était incompatible avec cette bonté de l’ensemble[11]. Dt 28 et Lv 26, déjà cités, confirment la leçon de Gn 1 : la bénédiction est la fécondité. Il ne faut pas s’en étonner, la richesse dans toutes les sociétés avant l’industrie relève essentiellement de la fécondité des semailles, plantations et troupeaux et les humains n’y peuvent rien, c’est pourquoi sans doute elle est l’une des clés des mythologies. Les héritiers des maisons riches en dépendent aussi : dans Les Sept devant Thèbes (746), d’Eschyle, la raison de la malédiction qui tombe sur la maison de Laïus, père d’Œdipe, a été l’insistance de sa demande d’un enfant, qui aura voulu forcer la main du Dieu. Dans la Bible, le Dieu montre sa puissance en fécondant une vieille stérile, Sarah, procurant en Isaac une descendance à Abraham (Gn 18. 9-15), et puis une autre femme stérile, Anne, dont le fils sera le prophète qui choisira le roi David (1 Samuel 1) ; le dernier est le plus connu, pour souligner le Messie, Jésus n’aura même pas de père humain[12].
8. Platon ne semble pas avoir été étonné par la fécondité, ces êtres qui naissent et meurent, génération et corruption, c’est ce qui le dégoûte et lui fait chercher des Formes idéales éternelles : l’éternité l’a largement emporté sur la fécondité dans la tradition philosophique greco-européenne. Et pourtant, n’y a-t-il quelque chose de scandaleux pour la compréhension, qu’une toute petite semence puisse devenir un arbre puissant ? N’y a-t-il un pouvoir, une archê de la phusis, dans ces vivants où du moins sort le plus ? C’est l’un des grands étonnements de la Physique d’Aristote, qu’il parvient à comprendre par son motif de l’ousia, qui change d’accidents sans cesser d’être la même substance (ousia première) et de la même essence (ousia seconde) que ceux de son espèce. Toute chose a une cause, c’est le grand motif de la pensée grecque : la table, c’est un menuisier qui l’a faite, mais les vivants ont le mouvement par eux-mêmes (kath’autôn), voilà le grand étonnement. Côté biblique aussi, par exemple cette petite parabole de chez Marc – « […] un homme qui aurait jeté sa semence en terre : qu’il dorme ou qu’il se lève, la nuit ou le jour, la semence germe et pousse, sans qu’il sache comment ; d’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, puis plein de blé dans l’épi ; et quand le fruit s’y prête, aussitôt il y met la faucille, parce que la moisson est à point » (4.26-29) – qui raconte le travail agricole, la fécondité de la terre ‘sans que le semeur sache comment’, à quoi Paul fait écho (argument sur la résurrection) : « tu sèmes […] un grain tout nu, du blé, par exemple, ou quelque autre semence, et le Dieu lui donne un corps à son gré, à chaque semence un corps particulier » (1Co 15.37-8). Ce que le paysan ne sait pas, c’est ‘la terre d’elle-même’, le Dieu, qui a le secret de la fécondité de la terre et de la semence.
9. Platon toutefois en sait quand même quelque chose, car quand il veut parler du rapport entre l’expérience intérieure (de penser) et son discours extérieur, l’une que l’on ne voit pas et l’autre que l’on écoute, le seul recours qu’il semble avoir à sa portée – souligné par Derrida, dans son texte célèbre La Pharmacie de Platon[13] – est justement le rapport entre le père et son fils, le logos, en opposition avec l’écrit, bâtard et orphelin. Le père peut toujours répondre pour son fils, pour sa parole vivante, à l’envers de l’écrivain qui n’est plus là. La parenté, c’est la vie, sa fécondité, ce qui vient d’elle-même, ce qui est spontané, l’accent toujours sur l’intérieur, comme il sied à un penseur[14]. Et c’est encore ce qui montre l’importance du ‘genre’ – genos : naissance, famille, lignée, race, génération –, motif philosophique et logique qui pense la multiplicité des choses du monde, soumises à la naissance et à la mort, au temps et au mouvement, à la génération en somme. Or, c’est le même geste, mutatis mutandis, de Paul quand il veut dire la puissance du Messie ressuscité dans son œuvre à lui, Paul – ‘moi j’ai planté, Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui a donné la croissance’ (1Co 3.6) –, en le définissant « fils de Dieu en puissance », ce qu’il éclaire en disant « Son Fils, pour être lui-même le premier-né de beaucoup de frères » (Ro 8.29) : très fécond, non pas en enfants comme le Père, mais en frères. Puissance, c’est la fécondité, toujours celle-ci étant le secret du Père.

L’énigme de l’apprentissage : l’appris l’a pris
10. Cet emprunt métaphorique de la fécondité biologique par la scène de la pensée philosophique et par l’action missionnaire pousse à interroger l’institution de la scène sociale, le comment de l’apprentissage du langage et des autres usages tribaux (ce que les sociologues appellent la socialisation des individus), ce qui permet de relever l’intérêt du motif heideggérien de l’être au monde (Être et Temps) et celui de retrait de l’être, devenu en 1962 (Temps et Être)[15] celui de l’Ereignis, de la donation qui laisse être le donné. L’enjeu est celui-ci : comment tel usage tribal, prenons la langue, qui est déjà là, ancestrale, extérieure au petit enfant, devient son usage à lui, si habile et spontané que lui-même le sentira comme sien, en disant ‘moi, je’, en pensant, rêvant, décidant, entreprenant telle ou telle œuvre, utile ou artistique. Comment cet ‘intérieur’ (le bébé n’en a pas), royaume de toute spiritualité, est-il construit à partir de l’extérieur tribal, de ses parents et collègues ? Il y a beaucoup de règles de la langue, fort précises et complexes, on apprendra les principales à l’école bien plus tard, mais on apprend à parler sans les connaître, on parle sans pouvoir leur faire attention, fût-on linguiste, ce sont elles qui prennent possession de celui qui deviendra petit à petit parleur, de sa voix inédite, qui n’imite pas celles des autres, adultes ou vieux ou de l’autre sexe. Prendre possession : ap-prendre, il y a ‘prise’ de l’enfant, un lien qui lie en lui ce qu’il faut pour qu’il puisse parler par soi-même, spontanément, avec habileté, exercer avec autonomie le langage de son monde, devenir (en apprenant d’autres usages aussi) l’être au monde qu’il n’était pas (avant, il était un ‘être au sein de sa mère’). ‘Prise’ n’est toutefois pas une ‘prison’ par ceux qui ont enseigné, qui participent certes de ce qui a été appris comme le même, les règles de la langue (condition du langage comme capacité d’entente, de commun). Cette part des maîtres dans l’apprenti est un lien aussi, il faut toutefois qu’ils s’effacent, que leur donation – hétéronomie – disparaisse pour que l’autonomie soit, ne restent d’eux que des traces, des vestiges (donc pas de ‘prison’). Derrida[16] a poussé un peu plus loin ce que l’on fait ici à partir de Heidegger : cet apprentissage du langage se fait par la réduction phénoménologique de l’empiricité des voix de ceux qui enseignent pour que l’appris se manifeste dans une voix autre, inédite, créée par la jeu des différences linguistiques (entre les diverses voix : c’est le signifiant de Saussure), jeu qui n’existe que dans des voix, bien sûr. Énigme de la différance[17], économie du même (la langue qui s’apprend) et excès du singulier (les voix et leurs paroles), effacement des maîtres pour que l’apprenti parle de sa voix et à sa tête.
11. Cette énigme peut être saisie ainsi. Apprendre implique la passivité de celui qui ne savait pas auparavant, mais l’appris est son activité à lui, dans sa voix, sans qu’entre les deux, passif et actif, l’on puisse décider, par exemple d’abord passif puis actif : ce double lien restera tout le temps, la loi tribale et celle du parleur, qui sera corrigée par la première et devra s’affirmer souvent face à cette loi, gagner distance, en dissimulant et trompant, en criant s’il le faut, en craquant peut-être parfois. Les maîtres restent en retrait dans les disciples comme leurs ancêtres, sans qu’ils sachent comment (les rêves l’attestent). Le dualisme entre l’intelligible et le sensible a été une (dé)cision due à la définition, historiquement nécessaire sans doute, de ce double lien, coupure entre l’âme, puis le sujet, d’une part, et de l’autre le corps, le monde, les autres : on a ‘substantialisé’ ce qui est la lente construction d’une différence doublement liée. La réminiscence est proposée dans le Ménon expressément contre l’apprentissage, celui-ci étant manifestement inadéquat à rendre compte des grandes expériences de pensée qui justement dépassent tout ce que le penseur a appris, ce que l’on a attribué aux dieux (citation du Politique, § 3). Si c’est sur cette énigme qui ont butté Platon, Aristote, Descartes, Kant, Husserl, voire Heidegger, il faudra y lire l’indication qu’elle doit rester énigmatique[18]. Nous apprenons tout au long de nos vies ; cette belle énigme des graphes[19] et de leurs synapses[20] – empreintes du dehors sur les neurones (passivité), elles sont pourtant leur activité –, base de notre libre individualité simultanée avec notre socialisation, les deux indissociables, on l’a vu, là est la fécondité essentielle des sociétés humaines, qui leur permet de se poursuivre au-delà des générations, le propre de la fécondité étant d’être généreuse.

Fécondité devient spirituelle
12. Chez certains humains toutefois, l’énigme peut devenir bien plus énigmatique quand il leur arrive de ne plus supporter les usages appris, qui deviennent trop lourds sur leurs envies, quand ils sont poussés à dépasser les limites de la clôture immanente sociale, religieuse autrefois, médiatique aux jours d’hui. Car les usages étant hiérarchisés, ils poussent à envier les meilleures places, celles où l’on peut se faire envier : c’est où la ‘prise’ de l’appris devient souvent ‘prison’. Il y a dans les évangiles synoptiques trois formules d’opposés qui peuvent nous aider à saisir ceci : « Dieu et l’Argent »[21], « Dieu et César »[22], « Dieu des vivants et Dieu des morts »[23]. Il s’agit d’emblèmes fétiches appris, certes, mais revenant si souvent avec une telle force qu’ils ne s’effacent pas, restent une hétéronomie explicite qui dit constamment : il faut devenir riche, dissimuler face aux concurrences de chaque jour, briguer pour les meilleures places, cultiver des ruses comme savoir expérimenté. À chacun de comprendre ce qui peut un jour venir le bouleverser – c’est arrivé à nombre d’hommes et de femmes au cours de l’histoire, et pas que dans les traditions occidentales, loin de là – et le faire rompre avec la clôture sociale immanente aux usages établis autour de ces fétiches, la rupture dite ‘conversion’, metanoia, changement des usages vers plus de légèreté dans la nourriture et la respiration. La spontanéité devient légère, l’habileté tâche de se désapproprier de toute sorte d’appropriation des envies par les fétiches sociales, ascèse, ce long travail de leur effacement en vue d’une sorte de naïveté éthique vers la bonté, la clarté, la justesse de la justice, la tempérance, que sais-je ? Le signe de cette liberté trouvée est l’allégresse de ce nouveau cheminement.
13. Dans l’anthropologie hébraïque du nouveau Testament, cette rupture a été comprise par l’annonce – bonne nouvelle, réjouissez-vous – de l’imminence de la fin des temps, que l’imagerie apocalyptique de Paul aux Thessaloniciens (§ 4) illustre comme la transcendance, manière biblique, qui entraînerait la sortie de la Loi par la foi au Messie ressuscité. La déception des générations suivantes a sans doute autant fait arrêter la conversion de Juifs que précipiter les Chrétiens vers l’âme immortelle de Platon, qui permettait d’échapper à la clôture sociale de l’empire romain, comme d’autres cultes en faisaient autrement. Ce que l’on appelle transcendance, si elle est conçue par rapport à l’immanence sociale, religieuse ou impériale, sera donc repérable dans ces expériences excessives de l’âme, qui d’ailleurs reprendront de plus belle après le devenir religion officielle du christianisme, les moines mystiques du désert, monastères, devotio moderna, Réforme, réveils.
14. Actuellement, quand il devient philosophiquement difficile, voire impossible, de croire à la création[24], à la résurrection, à l’incarnation, au ciel / enfer des âmes, cette rescapée spirituelle peut prendre des visages fort divers, de dévouement social (de plus en plus sans référence chrétienne), artistique ou autre. Comment reconnaître le spirituel : la rupture d’avec les fétiches devient manifeste dans la fécondité autour de lui qui déborde au-delà de ses seules forces, éclate par la pauvreté et nudité de ses moyens. Le spirituel chrétien aura dans la lecture des textes bibliques une référence importante, quoi qu’il en soit de sa position devant les confessions intégrées. Or, ce qu’on y lit implique comme invitation spirituelle majeure celle d’aimer son prochain comme soi-même, autant la chose la plus difficile au monde qu’à portée de n’importe qui, pauvre ou riche, cultivé ou sans études. La compréhension de cette invitation peut amener à l’évaluation des envies oppressées de ceux qu’on appelle les ‘pauvres’, les hors tribu. Paradoxe de la fécondité : on quitte la tribu pour s’efforcer d’y rendre les autres, les exclus. S’il y a une énigme de l’apprentissage de la fécondité sociale, il y a une sur-énigme du désapprentissage vers une fécondité d’un autre degré, éthique. Si avec Derrida, on a parlé de trace pour l’apprendre d’un double lien, celui de sa spontanéité et celui qui le lie au maître effacé, il faut ici évoquer Levinas qui, à propos du saint, parlait d’une trace diachronique, d’un passé qui n’a jamais été présent, c’est-à-dire, qui ne connaît pas la synchronie de l’apprentissage. La philosophe portugaise Fernanda Bernardo définit ainsi : “son dessein, c’est de penser comment l’in­quié­tude, le sursaut, le souci obsessif du sujet pour le sort de l’au­tre, se fait sentir en lui-même, indépen­damment de sa volonté[25]. On ne saurait mieux dire.
15. Connaître la joie donnée par l’ascèse des fétiches, la liberté de devenir ‘pauvre’ de par le souffle qui vous prend, féconds au-delà de ce que vous pouvez, tel est le dessin du discours de la montagne de Mathieu 5-7 qui commence en disant ‘heureux vous, pauvres parce que rivés au souffle (à l’esprit)’ et termine sur l’image d’une maison bâtie sur le roc, que la tempête ne défait pas. 


Fernando Belo


Noesis. Nº 24-25, Philosophie et Religion aujourd’hui, automne 2014 – printemps 2015, pp. 141-153
Revue philosophique du Centre de Recherche d’Histoire des Idées (dirigée par Pierre-Yves Quigier) de l’Université Nice Sophia Antipolis 








[1]  
Noesis. Nº 24-25, Philosophie et Religion aujourd’hui, automne 2014 – printemps 2015, pp. 141-153.

Revue philosophique du Centre de Recherche d’Histoire des Idées (dirigée par Pierre-Yves Quigier) de l’Université Nice Sophia Antipolis.
[2] Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2 pouvoir, droit, religion, Minuit, 1969, p.  267-72. Relire scrupuleusement, peut-être le rituel sacré à répéter strictement, sans faute.
[3] « C’est une observation que j’ai faite l’autre jour en t’écoutant discuter ici même avec no­tre ami Aris­tote » (135c).
[4] On le voit dans le petit récit de l’échec de Paul à Athènes (Actes, 17,22-33).
[5] On peut penser que c’est de Paul qu’il est venu aux autres textes du nouveau Testament.
[6] C’est le cas d’ À Diognète (125-6), d’Aristide (125), de Quadratus (même époque), du Pasteur de Hermas (milieu du 2e siècle), de Tatien (aussi), d’Athénagore (176).
[7] Paul ignore l’incarnation (Phil. 2,6-11 est une interpolation gnostique postérieure), Jean est devenu très difficile à interpréter à cause des dogmes du siècle IV.
[8] Par-delà bien et mal (préface).
[9] Gorbachov, de Klerk et Mandela ont peut-être été les derniers politiciens qui ont réussi à changer leur monde.
[10] Du point de vue, minoritaire, de la fécondité spirituelle, les livres y compris. Ce n’est donc pas nécessairement péjoratif, il y en a les choses de la culture et trop de bêtise, en sens nietzschien.
[11] Gn 9.3, après le déluge, élargit la nourriture des humains aux animaux, sauf le sang (plus loin, § 14 note).
[12] C’est seulement dans le contexte du platonisme et du manichéisme, vers le siècle III, que l’on interprétera la naissance virginale en termes de sexualité et l’on en déduira une morale judéo-chrétienne qui en effet est irano-greco-chrétienne.
[13] In La Dissémination, Seuil, 1972
[14] Qui toutefois ira jusqu’à écrire dans le Sophiste que la pensée de l’âme avec elle-même, sans voix, dianoia toute intérieure, et le logos, sont le même (263e).
[15] Questions IV, Gallimard, 1976
[16] De la Grammatologie, Minuit, 1967, p. 91-95.
[17] Derrida, Marges. De la Philosophie, Minuit, 1972, p. 20.
[18] Tout comme la fécondité biologique l’était pour nos ancêtres, la biologie moléculaire nous en ayant éclairé sur son comment (son paradigme toutefois reste marqué par l’ontothéologie : l’autopoïétique de F. Varela en témoigne, répétition du kath’autôn d’Aristote (comme si l’on ignorait le rôle de la nourriture).
[19] J.-P. Changeux, L’homme neuronal, Pluriel, 1983.
[20] E. Kandel, À la recherche de la mémoire. Une nouvelle théorie de l’esprit, Odile Jacob, 2007.
[21] Mt 6.24, Lc 16.13
[22] Mc 11.17, Mt 22.21, Lc 20.25. César étant l’occupant, la réponse de Jésus ne peut représenter ce qu’elle signifie aujourd’hui, sous peine de tomber dans le piège qu’on lui tend, les gens ne s’en étonneraient pas. Les images étant interdites par la Loi, la réponse vaut implicitement qu’elle doit être renvoyée hors d’Israël, avec le César. C’est l’implicite qui empêche l’accusation de collaborationniste.
[23] Mc 12.27, Mt 22.32, Lc 20.38. Le Dieu des vivants est celui de la fécondité (résurrection), celui des Morts est celui du Temple qui s’oppose au Messie.
[24] Deux arguments. 1) Comment penser la bonté d’un Créateur des vivants (§ 7) qui a posé comme règle de la vie animale (cycle de reproduction du carbone, élément nécessaire de toute molécule des vivants : photosynthèse des plantes, herbivores qui les mangent et qui sont mangés par les carnivores) que la survie du lion dépende de la mort de la gazelle et celle-ci de la faim du lion, où l’emporte le plus fort ou le plus rusé ? C’est de cette loi de la jungle que les sociétés humaines ont hérité leur violence, ladite question du mal, tissée de force et de ruse. 2) Comment passer du Créateur des étants à celui des cellules et de leurs molécules complexes et fragiles, demandant un métabolisme incessant pour les refaire, ou bien des atomes et de leurs particules fugaces, toute cette population de ce que Bohr appelait « des êtres de laboratoire » ?
[25] F. Bernardo, 2000, Transcendência e Subjectividade. A ‘Subject-illeida­de’ ou a responsabilidade ética como incondição do sujeito em Emmanuel Lévinas, thèse doctorat, 2000 (première rédaction photocopiée de 1997), vol. I, p. 168 (je souligne).

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