Spirituel et
religieux, ce sont des choses différentes
1.
Seul phénomène religieux et spirituel que j’ai un peu travaillé et qui a un rapport
structural à l’histoire de la philosophie, je me limiterai au christianisme, à
quelques aspects de cette trop vaste question. Il faut commencer par la
distinction de ces deux mots tenus habituellement comme interchangeables,
ensuite montrer comment philosophie et christianisme ne sont pas extérieurs
l’une à l’autre. D’un point de vue anthropologique, la religion revient aux usages que les
ancêtres ont transmis par l’apprentissage des nouvelles générations (chaque
usage est justifié à l’anthropologue ‘parce que nos pères faisaient déjà comme
ça’) : n’étant plus là, absents, ils ont des effets présents dans la répétition
de ces usages, ainsi les rituels concernant les êtres surnaturels à relire
scrupuleusement (religio : relegere, Benveniste[2]). D’autre
part, dans les sociétés agricoles, seuls les dieux ont le pouvoir sur la
fécondité des champs, troupeaux et femmes, de même que sur les victoires à la
guerre (voir les bénédictions et les malédictions du Deutéronome, chap. 28, Lévitique, 26). La religion justifie
l’état actuel de la société comme bénie (ou pas) par ses dieux, elle est holistique, couvre tous ses indigènes, ceux
qui ont appris ses usages, différents de ceux des sociétés étrangères. C’est de
cette clôture religieuse que, vers le milieu du millénaire avant notre ère,
sont sorties
ce que l’on peut appeler des écoles d’exercice spirituel, dont
Zarathoustra en Perse (700-630), Lao-Tseu
(640-517) et Confucius (551-479) en Chine, Bouddha en Inde (543-479), les
Prophètes écrivains en Israël (s. VIIIe-VIe), voire
Héraclite, Parménide, Pythagore, Socrate en Grèce (s. VIe-Ve).
‘École’ dit que, au lieu de la transmission de pères en fils propre à la
société, il y en eût de maîtres en disciples, de nouveaux usages d’écriture
rendant possible de continuer de génération en génération. Elles ont en commun
une coupure plus ou moins nette avec les traditions holistiques de leur
société, religieuses y compris, avec ses façons de se nourrir et de respirer
(nouveau souffle : spirituel, c’est cela
d’abord), avec ce qui dans les maisons riches était tenu en honneur. Si l’on se
tient à l’exemple de Socrate, la coupure d’avec le savoir traditionnel est bien
marquée par le « je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien”, et pour ce qui est des envies des honneurs
que l’on quitte, voici: argent, réputation, honneurs (Apologie, 29e), fortune, intérêts de la maison, commandements d’armée, carrière
politique, toute espèce de charges, liaisons et factions politiques (Apologie,
36b9), les plaisirs du manger et du boire, de l’amour,
la beauté des habits et des chaussures et les autres ornements du corps (Phédon, 64d-65a), ces envies étant remplacées par la recherche de la sagesse
et des vertus, « le courage, la tempérance, la justice et, en général, la
vraie vertu, [qui] s'acquièrent avec la sagesse » (Phédon, 69b). C’est la chose d’une toute petite minorité :
« délivrer l'âme n'est-ce pas, selon nous, à ce but que les vrais philosophes,
et eux seuls, aspirent ardemment et constamment ? » (Phédon, 67d). Il y a un dégoût des choses du monde des maisons, une recherche
éthique spirituelle qui ne peut pas se confondre avec la religion de tous ni
avec sa morale (les envies doivent suivre les usages des ancêtres) qui
concernent tous les citoyens et toutes les institutions, notamment celles qui
regardent l’éducation de la jeunesse.
2. Ce type de phénomène, plutôt marginal,
implique donc l’écriture de textes que l’on lit et
médite ; il n’a été possible qu’après un certain seuil de cosmopolitisme,
où une diversité de textes et leur publication à Athènes (vers le milieu du
siècle V) engendre des débats concernant l’évaluation des savoirs traditionnels
et des choix (hérésies, nom des écoles
philosophiques et des cultes orientaux dans l’hellénisme, dont le christianisme
des premiers siècles). Affaiblissement de la religion holistique ancestrale que
le christianisme remplace, la distinction de celui-ci par rapport aux autres
écoles spirituelles devient difficile par la disparition de cette pluralité
suite à l’effondrement des grandes villes romaines de l’occident. Deux indices : la règle pour devenir
chrétien cesse d’être une conversion spirituelle des mœurs suivie de baptême,
celui-ci devient le rite religieux social de naissance des bébés ; dès le
siècle IV, l’institution ecclésiastique sera sans cesse débordée sur ses marges
par des mouvements spirituels d’adultes qui se convertissent à une vie d’ascèse
par rapport aux honneurs sociaux, les uns intégrés par la suite (monastères),
les autres combattus en tant que ‘hérésies’, dans les deux hypothèse le moteur
de ces mouvements étant la lecture des Écritures. À vrai dire, jusqu’à la
Réforme, le christianisme ne sera pas une ‘religion du livre’, car celui-ci
sera caché en latin (jusqu’au milieu du siècle XX dans le catholicisme, j’ai
témoigné dans ma jeunesse cette ‘découverte’ de la Bible).
Philosophie
et christianisme
3. P. Hadot l’a montré, les philosophies
grecques et hellénistiques relevaient du spirituel. Socrate, dit Aristote, a
inventé la définition ; les premiers dialogues
de Platon le montrent en train d’aider les jeunes à découvrir par eux-mêmes la
bonne définition des principales vertus, de façon à ce qu’ensuite ils puissent
la vivre. Dans le Ménon (71d-72c), où l’on trouve
une définition de ‘définition’ (sans le terme), c’est celle de vertu qui vient
en exemple. Dans le Parménide, étonnante fiction du
vieux penseur éléate face au jeune Socrate, fiction qui couvre la discussion
des arguments du jeune Aristote, critique des Formes idéales de son maître[3] :
« tu t’es
mis trop tôt, Socrate, avant d’être exercé, à définir (horizesthai) le beau, le juste, le bon et chacune des autres formes » (135c), soulignant donc comment ces Formes éternelles étaient le
résultat de la définition (cf Métaphysique,
1078b18-34). L’âme immortelle est le corrélat et de cette définition et de ces
Formes : « quand l’opinion réellement vraie et ferme sur le beau, le
juste, le bien, et leurs contraires, se produit dans les âmes, je dis que c’est
du divin qui naît dans une race à démons » (Politique, 309c). Donc intellectuel et spirituel y sont inséparables, les écoles
du platonisme et du néoplatonisme de l’empire romain en témoignent, ce qui a
historiquement permis de rendre proches philosophie et christianisme.
4. Celui-ci vient toutefois d’un autre horizon,
d’une anthropologie hébraïque tout à fait étrangère au platonisme, dont le seul
élément de fort contraste que je retiendrai est un passage de la première
lettre de Paul aux chrétiens de Thessalonique : « nous, les vivants,
nous qui serons encore là pour l’Avènement du Seigneur […] nous serons réunis
[…] et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur Jésus dans les
airs » (1Th 4,15-7). Relevant du prophète Daniel et illuminant le motif
évangélique de Fils de l’Humain, cette imagerie apocalyptique illustre bien
l’absence d’opposition âme / corps dans l’anthropologie hébraïque et dans le
nouveau Testament chrétien, celui-ci tournant autour du motif de la
résurrection du Messie Jésus, tout à fait incompatible avec Platon[4].
Or, la dernière lettre de Paul, aux chrétiens de Rome, montre comment cet obstacle
a pu être contourné ; au début (1,1-4), il écrit : « Paul,
esclave du Messie Jésus, […] né de (la) semence de David selon (la) chair,
défini (horisthenos) fils de Dieu en puissance selon
(le) souffle de sainteté par (la) résurrection des morts de Jésus Messie le
seigneur de nous ». Traduit habituellement par ‘constitué’ ou ‘établi’, le
participe aoriste horisthenos, est celui du verbe définir
que l’on a cité tantôt du Parménide, ce qui signifie que Paul était assez instruit de hellénisme pour
transposer l’être céleste hébraïque (le Messie ressuscité qui viendra bientôt
des cieux) dans un être céleste grec, le Fils de Dieu conçu comme une Forme idéale du platonisme. Ce titre est en effet
inconnu de la tradition biblique juive (Dieu n’y est jamais dit ‘Père’ des
Israélites)[5]. Que
l’obstacle ait été contourné par ce motif grec de Fils de Dieu (seul titre
utilisé par les textes chrétiens du siècle II adressés à des figures païennes,
où ne figure même pas le nom de Jésus[6]),
c’est très net à la lecture du premier grand texte systématique de théologie
chrétienne grecque, le Peri Archôn d’Origène
d’Alexandrie (écrit vers 315). On lit habituellement cette histoire en termes
de continuité entre les textes judéo-chrétiens et Origène, mais la rupture
l’emporte de loin : à vrai dire, ce n’est pas le jeune christianisme qui
emprunte le langage philosophique grec, mais le discours platonicien, vieux de
six siècles, qui s’approprie ces jeunes textes ‘orientaux’ et leur applique une
réduction pour ainsi dire complète de tout ce qui y
est narratif, corporel, relevant des sens, c’est-à-dire « indigne de
Dieu ». Il n’y est donc plus question de Messie (figure eschatologique
juive, elle s’est discréditée puisqu’il n’y a pas eu d’eschatologie), le
chapitre titré « Le Christ » (d’un éditeur postérieur sans doute) ne parle
que du Fils et de la Sagesse dans la Trinité. Pour faire bref, la théorie
trinitaire et de l’incarnation n’a pu être conçue qu’en milieu grec, avec des
motifs philosophiques[7]. Toutefois le Dieu des philosophes (Platon, Aristote, Plotin) ignorait
ce qui se passe dans le monde terrestre des humains, il se greffera avec le
Dieu biblique qui a créé le monde et connaît chaque lys et chaque oiseau,
chaque cheveu des humains, en constituant avec l’âme immortelle la structure
base du christianisme jusqu’aujourd’hui, en donnant à ce que Heidegger a appelé
ontothéologie – à partir de Platon – la netteté
d’un créateur qui a chacune de ses créatures devant soi. Que Nietzsche ait dit
que « le christianisme est du platonisme pour le peuple »[8],
il y va sans doute de son mépris pour les trois termes, mais c’est aussi un
très grand éloge : qu’une femme et un esclave chrétiens croyaient avoir le
Dieu de l’univers présent à leur âme, c’est quelque chose d’inouï d’un point de
vue historique. Disparu le Messie, la Bible continuera d’être lue dans la liturgie
(en latin) mais si la philosophie (spirituelle) de Platon ne l’avait pas pris
en charge, le christianisme aurait eu le sort des cultes qui lui étaient
contemporains ; mais il n’y aurait pas de philosophie non plus, puisque
c’est le christianisme qui l’a amené dans ses bagages conceptuelles : ils
ne sont point extérieurs l’un à l’autre, sans leur symbiose il n’y aurait pas
eu d’Europe.
5. Le platonisme augustinien était valable pour
des moines, des paysans et des guerriers, il cessait d’être suffisant pour les
communes d’artisans et marchands d’où sortira l’Europe, laquelle aura besoin
d’Aristote – sa réduction à lui n’est plus celle des corps mais, moins
brutale, celle de leurs accidents –, d’une raison
capable de penser les choses de la terre, capable à la longue d’ouvrir le
laboratoire de Galilée et de Newton. La structure de la Summa Theologiæ de l’Aquin montre comment cette théologie est pétrie de raison
philosophique : chaque article (elle en a plus de 3000) est structuré par
trois objections à la question de son titre, suivi de l’argument d’autorité
théologique, soit biblique, soit conciliaire, soit d’un Père de l’Église, isolé
dans un ‘sed contra’ qui décide pour ce qui est de
l’adhésion de la foi mais n’intervient pas dans les raisonnements qui suivent,
d’abord la démonstration de la thèse, ensuite la réfutation des trois
objections initiales : objections, démonstrations et réfutations sont
toujours d’ordre exclusivement philosophique : la Somme est un traité philosophique sur des données de foi. Elle gardera toutefois l’âme immortelle, qui chez Kant sera congédiée
– avec le Dieu et la substance des noumènes, le triple pilier de
l’ontothéologie – et remplacée par un sujet tourné vers le monde, tout en lui
restant opposé dans le sujet / objet et les représentations de l’un dans
l’autre qui circulent encore facilement (ontothéologiquement) dans nombre de
discours actuels. Le tournant a toutefois été amorcé par l’être au monde heideggérien : c’est la dogmatique grecque du christianisme qui
disparaît maintenant, comme chez Origène les récits bibliques sont disparus de
la théologie, et c’est ce qui pose la question du thème de cette revue.
Quel
avenir ?
6. Disparition donc du christianisme et des
autres grandes religions ? On ne peut le prédire. On se trouve dans une
situation de cosmopolitisme qui ressemble, à certains égards, à celui de
l’empire romain qui a réussi à finir avec les guerres à son intérieur au prix
de l’évacuation de la politique, ce qui a de son côté amené l’affaiblissement
de la religion civique et la prolifération de formes de cultes spirituels. Ce
qui aujourd’hui occupe le lieu de l’empire est ce que Heidegger a diagnostiqué
de bonne heure comme le Ge-stell, cette structure
techno-financière qui est en train de globaliser la planète humaine, où nous
avons notre emploi quelques heures par jour dans une interdépendance qui a
aboli les frontières et réduit la puissance des États nations comme autrefois
celle des autorités locales tolérées par Rome, sans qu’il y ait toutefois
d’empereur, de tête, même le Capital en est dépourvu, malgré son nom[9].
On y rentre par l’école holistique et par les livres et imprimés, tout le monde
est ensuite ‘appelé’ (l’ekklêsia était l’assemblée
des ‘appelés’) par le spectacle incessant des médias de tout poil, musiques,
images en mouvement, voix publicitaires, « the médium is the
message » de Mac Luhan signifiant peut-être que ce sont les médias qui
remplacent l’holistique des religions, le nouveau opium du peuple[10], ce spectacle qui compense la discipline que les emplois au Ge-stell nous imposent, routine qui nous moleste. Si l’on peut penser que, avec
les sports à multitudes, c’est cet ensemble qui occupe aujourd’hui la place holistique
des religions, il ne semble pas qu’il soit possible d’argumenter
philosophiquement pour la disparition de celles-ci, malgré leur perte de
vitesse : la métaphysique achevée (Heidegger), est-ce que la philosophie
peut-elle argumenter sur sa disparition, celle de l’âme et de l’espérance d’un
au-delà de la mort, ou, à l’inverse, argumenter sur sa survivance ? Les
maladies qui ne régressent pas aussi vite que l’on souhaite, les souffrances
sociales sans merci et leur disproportion d’avec le luxe manifesté par les médias,
continueront leur rôle en faveur de la consolation religieuse qu’exploitent les
fondamentalistes ? On peut par contre argumenter en termes philosophiques
en faveur de la survie spirituelle du christianisme, sans pouvoir faire aucune
prévision, si c’est vrai que « le vent, le pneuma, souffle où il veut » (Jean 3.8), le
cosmopolitisme lui-même lui ouvre des vides favorables, dont témoignent par
exemple les théologies de la libération.
La question de
la fécondité
7. Comparé aux cosmogonies voisines, le tout
premier chapitre de la Bible (de sa dernière main, écrit environ un siècle
avant Socrate) est un texte rythmé (6 jours, 10 paroles) par une raison qui n’est pas inférieure
à celle du Timée. La lumière, les plantes et leurs
semences, les animaux de la mer, des airs et de la terre, le couple des
humains, la parole qui bénit, c’est-à-dire :
« soyez féconds, multipliez-vous » (Gn 1.22,28), tout est déclaré
« bon » (7 fois), avec cette particularité qu’autant les humains que
les animaux sont créés herbivores, comme si la loi de la jungle carnivore était
incompatible avec cette bonté de l’ensemble[11].
Dt 28 et Lv 26, déjà cités, confirment la leçon de Gn 1 : la bénédiction
est la fécondité. Il ne faut pas s’en étonner, la
richesse dans toutes les sociétés avant l’industrie relève essentiellement de
la fécondité des semailles, plantations et troupeaux et les humains n’y peuvent
rien, c’est pourquoi sans doute elle est l’une des clés des mythologies. Les
héritiers des maisons riches en dépendent aussi : dans Les Sept devant
Thèbes (746), d’Eschyle, la raison de la malédiction
qui tombe sur la maison de Laïus, père d’Œdipe, a été l’insistance de sa
demande d’un enfant, qui aura voulu forcer la main du Dieu. Dans la Bible, le
Dieu montre sa puissance en fécondant une vieille stérile, Sarah, procurant en
Isaac une descendance à Abraham (Gn 18. 9-15), et puis une autre femme stérile,
Anne, dont le fils sera le prophète qui choisira le roi David (1 Samuel
1) ; le dernier est le plus connu, pour souligner le Messie, Jésus n’aura
même pas de père humain[12].
8. Platon ne semble pas avoir été étonné par la
fécondité, ces êtres qui naissent et meurent, génération et corruption, c’est
ce qui le dégoûte et lui fait chercher des Formes idéales éternelles :
l’éternité l’a largement emporté sur la fécondité dans la tradition philosophique
greco-européenne. Et pourtant, n’y a-t-il quelque chose de scandaleux pour la
compréhension, qu’une toute petite semence puisse devenir un arbre
puissant ? N’y a-t-il un pouvoir, une archê de
la phusis, dans ces vivants où du moins sort le
plus ? C’est l’un des grands étonnements de la Physique d’Aristote, qu’il parvient à comprendre par son motif de l’ousia, qui change d’accidents sans cesser d’être la même substance (ousia
première) et de la même essence (ousia seconde) que ceux de son espèce. Toute chose a une cause, c’est le grand motif
de la pensée grecque : la table, c’est un menuisier qui l’a faite, mais
les vivants ont le mouvement par eux-mêmes (kath’autôn), voilà le grand étonnement. Côté biblique aussi, par exemple cette
petite parabole de chez Marc – « […] un homme qui aurait jeté sa
semence en terre : qu’il dorme ou qu’il se lève, la nuit ou le jour, la
semence germe et pousse, sans qu’il sache comment ; d’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, puis plein
de blé dans l’épi ; et quand le fruit s’y prête, aussitôt il y met la
faucille, parce que la moisson est à point » (4.26-29) – qui raconte le
travail agricole, la fécondité de la terre ‘sans que le semeur sache comment’,
à quoi Paul fait écho (argument sur la résurrection) : « tu sèmes […]
un grain tout nu, du blé, par exemple, ou quelque autre semence, et le Dieu lui
donne un corps à son gré, à chaque semence un corps particulier » (1Co
15.37-8). Ce que le paysan ne sait pas, c’est ‘la terre d’elle-même’, le Dieu,
qui a le secret de la fécondité de la terre et de la semence.
9. Platon toutefois en sait quand même quelque
chose, car quand il veut parler du rapport entre l’expérience intérieure (de
penser) et son discours extérieur, l’une que l’on ne voit pas et l’autre que
l’on écoute, le seul recours qu’il semble avoir à sa portée – souligné par Derrida,
dans son texte célèbre La Pharmacie de Platon[13] – est justement le rapport entre le père et son fils, le logos, en opposition avec l’écrit, bâtard et orphelin. Le père peut toujours
répondre pour son fils, pour sa parole vivante, à l’envers de l’écrivain qui
n’est plus là. La parenté, c’est la vie, sa fécondité, ce qui vient
d’elle-même, ce qui est spontané, l’accent toujours sur l’intérieur, comme il
sied à un penseur[14].
Et c’est encore ce qui montre l’importance du ‘genre’ – genos : naissance, famille, lignée, race, génération –, motif philosophique
et logique qui pense la multiplicité des choses du monde, soumises à la
naissance et à la mort, au temps et au mouvement, à la génération en somme. Or,
c’est le même geste, mutatis mutandis, de Paul
quand il veut dire la puissance du Messie
ressuscité dans son œuvre à lui, Paul – ‘moi j’ai planté, Apollos a arrosé,
mais c’est Dieu qui a donné la croissance’ (1Co 3.6) –, en le définissant « fils de Dieu en puissance », ce qu’il éclaire en disant
« Son Fils, pour être lui-même le premier-né de beaucoup de frères »
(Ro 8.29) : très fécond, non pas en enfants comme le Père, mais en frères.
Puissance, c’est la fécondité, toujours celle-ci étant le secret du Père.
L’énigme de
l’apprentissage : l’appris l’a pris
10. Cet emprunt métaphorique de la fécondité
biologique par la scène de la pensée philosophique et par l’action missionnaire
pousse à interroger l’institution de la scène sociale, le comment de
l’apprentissage du langage et des autres usages tribaux (ce que les sociologues
appellent la socialisation des individus), ce qui permet de relever l’intérêt
du motif heideggérien de l’être au monde (Être
et Temps) et celui de retrait de l’être, devenu en 1962 (Temps et Être)[15]
celui de l’Ereignis, de la donation qui laisse
être le donné. L’enjeu est
celui-ci : comment tel usage tribal, prenons la langue, qui est déjà là,
ancestrale, extérieure au petit enfant, devient son usage à lui, si habile et
spontané que lui-même le sentira comme sien, en disant ‘moi, je’, en pensant,
rêvant, décidant, entreprenant telle ou telle œuvre, utile ou artistique.
Comment cet ‘intérieur’ (le bébé n’en a pas), royaume de toute spiritualité,
est-il construit à partir de l’extérieur tribal, de ses parents et
collègues ? Il y a beaucoup de règles de la langue, fort précises et
complexes, on apprendra les principales à l’école bien plus tard, mais on
apprend à parler sans les connaître, on parle sans pouvoir leur faire
attention, fût-on linguiste, ce sont elles qui prennent possession de celui qui deviendra petit à petit parleur, de sa voix inédite, qui
n’imite pas celles des autres, adultes ou vieux ou de l’autre sexe. Prendre possession :
ap-prendre, il y a ‘prise’ de l’enfant, un lien qui lie en lui ce qu’il faut
pour qu’il puisse parler par soi-même, spontanément, avec habileté, exercer
avec autonomie le langage de son monde, devenir (en
apprenant d’autres usages aussi) l’être au monde qu’il
n’était pas (avant, il était un ‘être au sein de sa
mère’). ‘Prise’ n’est toutefois pas une ‘prison’ par ceux qui ont enseigné, qui
participent certes de ce qui a été appris comme le
même, les règles de la langue (condition du langage
comme capacité d’entente, de commun). Cette part des maîtres dans l’apprenti
est un lien aussi, il faut toutefois qu’ils s’effacent, que leur donation – hétéronomie – disparaisse pour que l’autonomie soit,
ne restent d’eux que des traces, des vestiges (donc pas de ‘prison’). Derrida[16]
a poussé un peu plus loin ce que l’on fait ici à partir de Heidegger : cet
apprentissage du langage se fait par la réduction phénoménologique de l’empiricité des voix de ceux qui enseignent pour que l’appris se
manifeste dans une voix autre, inédite, créée par la jeu des différences linguistiques
(entre les diverses voix : c’est le signifiant
de Saussure), jeu qui n’existe que dans des voix, bien sûr. Énigme de la différance[17], économie du même (la langue qui s’apprend) et excès du singulier (les
voix et leurs paroles), effacement des maîtres pour que l’apprenti parle de sa
voix et à sa tête.
11.
Cette énigme peut être saisie ainsi. Apprendre implique la passivité de celui qui ne savait pas auparavant, mais l’appris est son activité à lui, dans sa voix, sans qu’entre les deux, passif et actif, l’on
puisse décider, par exemple d’abord passif puis actif : ce double lien
restera tout le temps, la loi tribale et celle du parleur, qui sera corrigée
par la première et devra s’affirmer souvent face à cette loi, gagner distance,
en dissimulant et trompant, en criant s’il le faut, en craquant peut-être
parfois. Les maîtres restent en retrait dans les disciples comme leurs
ancêtres, sans qu’ils sachent comment (les rêves
l’attestent). Le dualisme entre l’intelligible et le sensible a été une
(dé)cision due à la définition, historiquement nécessaire sans doute, de ce
double lien, coupure entre l’âme, puis le sujet, d’une part, et de l’autre le
corps, le monde, les autres : on a ‘substantialisé’ ce qui est la lente
construction d’une différence doublement liée. La réminiscence est proposée
dans le Ménon expressément contre l’apprentissage,
celui-ci étant manifestement inadéquat à rendre compte des grandes expériences
de pensée qui justement dépassent tout ce que le penseur a appris, ce que l’on
a attribué aux dieux (citation du Politique, § 3).
Si c’est sur cette énigme qui ont butté Platon, Aristote, Descartes, Kant, Husserl,
voire Heidegger, il faudra y lire l’indication qu’elle doit rester énigmatique[18].
Nous apprenons tout au long de nos vies ; cette belle énigme des graphes[19]
et de leurs synapses[20]
– empreintes du dehors sur les neurones (passivité), elles sont pourtant leur
activité –, base de notre libre individualité simultanée avec notre
socialisation, les deux indissociables, on l’a vu, là est la fécondité
essentielle des sociétés humaines, qui leur permet de se poursuivre au-delà des
générations, le propre de la fécondité étant d’être généreuse.
Fécondité
devient spirituelle
12.
Chez certains humains toutefois, l’énigme peut devenir bien plus énigmatique
quand il leur arrive de ne plus supporter les usages appris, qui deviennent
trop lourds sur leurs envies, quand ils sont poussés à dépasser les limites de
la clôture immanente sociale, religieuse autrefois, médiatique aux jours d’hui.
Car les usages étant hiérarchisés, ils poussent à envier les meilleures places,
celles où l’on peut se faire envier : c’est où
la ‘prise’ de l’appris devient souvent ‘prison’. Il y a dans les évangiles
synoptiques trois formules d’opposés qui peuvent nous aider à saisir
ceci : « Dieu et l’Argent »[21],
« Dieu et César »[22],
« Dieu des vivants et Dieu des morts »[23].
Il s’agit d’emblèmes fétiches appris, certes, mais revenant si souvent avec une
telle force qu’ils ne s’effacent pas, restent une hétéronomie explicite qui dit
constamment : il faut devenir riche, dissimuler face aux concurrences de
chaque jour, briguer pour les meilleures places, cultiver des ruses comme
savoir expérimenté. À chacun de comprendre ce qui peut un jour venir le bouleverser
– c’est arrivé à nombre d’hommes et de femmes au cours de l’histoire, et pas
que dans les traditions occidentales, loin de là – et le faire rompre avec la
clôture sociale immanente aux usages établis autour
de ces fétiches, la rupture dite ‘conversion’, metanoia, changement des usages vers plus de légèreté dans la nourriture et la
respiration. La spontanéité devient légère, l’habileté tâche de se
désapproprier de toute sorte d’appropriation des envies par les fétiches
sociales, ascèse, ce long travail de leur effacement en vue d’une sorte de
naïveté éthique vers la bonté, la clarté, la justesse de la justice, la tempérance,
que sais-je ? Le signe de cette liberté trouvée est l’allégresse de ce
nouveau cheminement.
13.
Dans l’anthropologie hébraïque du nouveau Testament, cette rupture a été comprise
par l’annonce – bonne nouvelle, réjouissez-vous – de l’imminence de la fin des
temps, que l’imagerie apocalyptique de Paul aux Thessaloniciens (§ 4) illustre
comme la transcendance, manière biblique, qui entraînerait la sortie de la Loi
par la foi au Messie ressuscité. La déception des générations suivantes a sans
doute autant fait arrêter la conversion de Juifs que précipiter les Chrétiens
vers l’âme immortelle de Platon, qui permettait d’échapper à la clôture sociale
de l’empire romain, comme d’autres cultes en faisaient autrement. Ce que l’on
appelle transcendance, si elle est conçue par
rapport à l’immanence sociale, religieuse ou impériale, sera donc repérable dans ces expériences excessives de l’âme, qui d’ailleurs reprendront de plus belle après le devenir religion
officielle du christianisme, les moines mystiques du désert, monastères, devotio
moderna, Réforme, réveils.
14.
Actuellement, quand il devient philosophiquement difficile, voire impossible,
de croire à la création[24],
à la résurrection, à l’incarnation, au ciel / enfer des âmes, cette rescapée
spirituelle peut prendre des visages fort divers, de dévouement social (de plus
en plus sans référence chrétienne), artistique ou autre. Comment reconnaître le
spirituel : la rupture d’avec les fétiches devient manifeste dans la fécondité
autour de lui qui déborde au-delà de ses seules forces, éclate par la pauvreté
et nudité de ses moyens. Le spirituel chrétien aura
dans la lecture des textes bibliques une référence importante, quoi qu’il en
soit de sa position devant les confessions intégrées. Or, ce qu’on y lit
implique comme invitation spirituelle majeure celle d’aimer son prochain comme
soi-même, autant la chose la plus difficile au monde qu’à portée de n’importe
qui, pauvre ou riche, cultivé ou sans études. La compréhension de cette
invitation peut amener à l’évaluation des envies oppressées de ceux qu’on
appelle les ‘pauvres’, les hors tribu. Paradoxe de la fécondité : on
quitte la tribu pour s’efforcer d’y rendre les autres, les exclus. S’il y a une
énigme de l’apprentissage de la fécondité sociale, il y a une sur-énigme du
désapprentissage vers une fécondité d’un autre degré, éthique. Si avec Derrida,
on a parlé de trace pour l’apprendre d’un double
lien, celui de sa spontanéité et celui qui le lie au maître effacé, il faut ici
évoquer Levinas qui, à propos du saint, parlait d’une trace diachronique, d’un
passé qui n’a jamais été présent, c’est-à-dire, qui ne connaît pas la synchronie
de l’apprentissage. La philosophe portugaise Fernanda Bernardo définit ainsi : “son
dessein, c’est de penser comment l’inquiétude, le sursaut, le souci obsessif
du sujet pour le sort de l’autre, se fait sentir en lui-même, indépendamment de sa volonté”[25].
On ne saurait mieux dire.
15.
Connaître la joie donnée par l’ascèse des fétiches, la liberté de devenir ‘pauvre’
de par le souffle qui vous prend, féconds au-delà de ce que vous pouvez, tel
est le dessin du discours de la montagne de Mathieu
5-7 qui commence en disant ‘heureux vous,
pauvres parce que rivés au souffle (à l’esprit)’ et termine sur l’image d’une
maison bâtie sur le roc, que la tempête ne défait pas.
Fernando Belo
Noesis. Nº 24-25, Philosophie et Religion aujourd’hui, automne 2014 – printemps 2015, pp. 141-153
Revue philosophique du Centre de Recherche d’Histoire des Idées
(dirigée par Pierre-Yves Quigier) de l’Université Nice Sophia Antipolis
Revue philosophique du Centre de Recherche d’Histoire des Idées
(dirigée par Pierre-Yves Quigier) de l’Université Nice Sophia Antipolis.
[2] Le vocabulaire des
institutions indo-européennes, vol. 2 pouvoir, droit, religion, Minuit, 1969, p. 267-72. Relire scrupuleusement, peut-être le rituel sacré à
répéter strictement, sans faute.
[3] « C’est une observation
que j’ai faite l’autre jour en t’écoutant discuter ici même avec notre ami
Aristote » (135c).
[6] C’est
le cas d’ À Diognète
(125-6), d’Aristide (125), de Quadratus (même époque), du Pasteur de Hermas (milieu du 2e siècle),
de Tatien (aussi), d’Athénagore (176).
[7] Paul ignore
l’incarnation (Phil. 2,6-11 est une interpolation gnostique postérieure), Jean
est devenu très difficile à interpréter à cause des dogmes du siècle IV.
[9] Gorbachov, de Klerk et
Mandela ont peut-être été les derniers politiciens qui ont réussi à changer
leur monde.
[10] Du point de vue,
minoritaire, de la fécondité spirituelle, les livres y compris. Ce n’est donc pas nécessairement péjoratif,
il y en a les choses de la culture et trop de bêtise, en sens nietzschien.
[11] Gn 9.3, après le déluge,
élargit la nourriture des humains aux animaux, sauf le sang (plus loin, § 14
note).
[12] C’est seulement dans le
contexte du platonisme et du manichéisme, vers le siècle III, que l’on
interprétera la naissance virginale en termes de sexualité et l’on en déduira
une morale judéo-chrétienne qui en effet est irano-greco-chrétienne.
[14] Qui toutefois ira
jusqu’à écrire dans le Sophiste que la pensée de l’âme avec elle-même, sans voix, dianoia toute intérieure, et le logos, sont le même (263e).
[18] Tout comme la fécondité
biologique l’était pour nos ancêtres, la biologie moléculaire nous en ayant
éclairé sur son comment (son paradigme toutefois reste marqué par
l’ontothéologie : l’autopoïétique de F. Varela en témoigne, répétition du kath’autôn d’Aristote (comme si l’on ignorait le rôle de
la nourriture).
[22] Mc 11.17, Mt 22.21, Lc
20.25. César étant l’occupant, la réponse de Jésus ne peut représenter ce
qu’elle signifie aujourd’hui, sous peine de tomber dans le piège qu’on lui
tend, les gens ne s’en étonneraient pas. Les images étant interdites par la
Loi, la réponse vaut implicitement qu’elle doit être renvoyée hors d’Israël,
avec le César. C’est l’implicite qui empêche l’accusation de
collaborationniste.
[23] Mc 12.27, Mt 22.32, Lc
20.38. Le Dieu des vivants est celui de la fécondité (résurrection), celui des
Morts est celui du Temple qui s’oppose au Messie.
[24] Deux arguments. 1)
Comment penser la bonté d’un Créateur des vivants (§ 7) qui a posé comme règle
de la vie animale (cycle de reproduction du carbone, élément nécessaire de
toute molécule des vivants : photosynthèse des plantes, herbivores qui les
mangent et qui sont mangés par les carnivores) que la survie du lion dépende de
la mort de la gazelle et celle-ci de la faim du lion, où l’emporte le plus fort
ou le plus rusé ? C’est de cette loi de la jungle que les sociétés humaines ont hérité leur
violence, ladite question du mal, tissée de force et de ruse. 2) Comment passer
du Créateur des étants à celui des cellules et de leurs molécules complexes et
fragiles, demandant un métabolisme incessant pour les refaire, ou bien des
atomes et de leurs particules fugaces, toute cette population de ce que Bohr
appelait « des êtres de laboratoire » ?
[25] F.
Bernardo, 2000, Transcendência e Subjectividade. A ‘Subject-illeidade’ ou a
responsabilidade ética como incondição do sujeito em Emmanuel Lévinas, thèse doctorat, 2000 (première rédaction
photocopiée de 1997), vol. I, p. 168 (je souligne).
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