Il
s’agit de l’extrait de la 2e partie du dernier chapitre d’un texte
inédit sur le christianisme, que j’espère qui soit lisible hors de son
contexte. Parfois, on y repèrera des références aux trois grandes scènes
historiques de la Terre, à savoir : celle de l’alimentation concernant tous les vivants, dont la circulation se fait selon la
loi de la jungle ; celle de l’habitation concernant les sociétés humaines, dont la circulation se fait selon la
loi de la guerre ; celle de l’inscription, concernant les textes du savoir occidental, dont la circulation se
fait selon la loi de la vérité.
Une hypothèse de
lecture
1.
On va lire le Discours sur la Montagne chez
Matthieu 5-7, en y changeant parfois la séquence.
Soulignons tout d’abord qu’il n’est ni iranien ni grec, qu’il n’y en a pas de
théologie de mort et résurrection non plus. L’hypothèse de la lecture est la suivante :
il s’agit de l’achèvement juif renversé de la bénédiction prophétique, proclamé
à la lumière eschatologique, que ‘le Royaume des Cieux est tout proche’ (Mt
4,17) ; c’est donc un texte juif, une pensée puisée dans les traditions
bibliques, avec une belle unité thématique et pragmatique, qui, plutôt que des
‘formes’ dont on aurait à reconstituer l’histoire chez les prédications aux assemblées
messianiques, semble bien être la pensée d’un penseur juif, de quelqu’un qui aura pendant sa jeunesse écouté la Loi et les
Prophètes à la synagogue tous les sabbats et en a extrait une sagesse de vie.
Et qui d’autre sinon Jésus lui-même ? Qui d’autre aurait eu l’audace de
citer Moïse ‘vous avez appris qu’il a été dit aux ancêtres’ pour le
contrecarrer ‘eh bien ! moi je vous dis’ ? Certainement pas ses disciples !
Ils y auraient fait état de sa mort et résurrection, leur grand souci de pensée
après l’échec et la venue du souffle leur faire attendre le retour du Messie
(dont il n’est pas question non plus). Il faudra attribuer à Jésus de Nazareth
(Mt 21,11, Act 10,37) une grande qualité de pensée spirituelle, rendant
admissible que ses suiveurs soient arrivés après sa mort à tellement le
majorer. Et l’on peut inviter les philosophes juifs à y prendre leur part, à y
trouver des beaux fruits de leurs traditions de pensée, une leçon magistrale sur
la différence entre les envies des maisons et celles de ceux qui les quittent,
sur la différence spirituelle née vers le milieu du
millénaire av. J-C.
2.
Cette hypothèse aura un second volet. Cet achèvement juif ayant manifesté sa
fécondité éthique chez de nombreuses histoires de mouvements spirituels, de
vies de saints connus et anonymes, il est permis de penser que de nombreux
récits de passions très fécondes dans d’autres domaines – de poésie et
littérature, de pensée et d’amitié, de peinture et de musique, d’amour et de
sagesse, des pratiques et des émotions qui relèvent de la gratuité,
des domaines où l’on peut recevoir et donner mais non pas acheter ni vendre –
soient justiciables de recevoir, de ce discours concernant la fécondité
éthique, des éclaircissements sur les conditions générales de ces autres
fécondités au-delà des paradigmes de reproduction des habitations. Puisque
« un amour tenace n’est jamais perdu » (Anne Sylvestre). Le fait que
cette pensée ait eu recours, en tant que matrice métaphorique ou parabolique, à
la fécondité du domaine de la nutrition biologique rend probable cette
généralisation, selon l’économie de la raison phénoménologique qui nous guide
ici.
3.
L’auteur de l’évangile de Matthieu, à l’envers de Luc, a placé ce long discours de trois chapitres au tout début de son
texte avant tout récit circonstancié de Jésus, sauf l’appel des quatre premiers
disciples et un sommaire de proclamations et guérisons dont le rôle est celui
de convoquer des foules pour l’écouter : ‘voyant les foules, il gravit la
montagne ; il s’assit, et ses disciples vinrent auprès de lui ; et
prenant la parole, il les enseignait en disant’ (5,1-2), les foules étant signalées
de nouveau à la fin : ‘il descendit alors de la montagne et de grandes
foules se mirent à le suivre’ (8,1). Ce cadre hors récit a ainsi un effet de
dénarrativisation du discours, lui enlève tout rapport à l’aléatoire des
rencontres et stratégies décidées en conséquence, en opposition claire au plan
de Marc (qu’il suivra plus loin assez fidèlement),
où tout discours n’a de sens que selon sa place dans ce plan. Il a donc une
fonction d’enseignement que l’on pourrait dire d’initiation, de définition
de ‘disciple’, détaché du fond des foules. Si j’ai
utilisé le mot ‘définition’, c’est parce que ce détachement par rapport aux
foules sert de parallèle, en quelque sorte, à la réduction du contexte quotidien (narratif, discursif) opérée par la définition
chez les philosophes socratiques, qui rassemblent aussi leurs disciples mais
dans une école, à l’écart des foules de l’agora. Il
y aurait ici toutefois deux différences majeures. Ne s’agissant pas de récits,
le discours n’est pas non plus composé de séquences gnoséologiques d’arguments
à partir de définitions : il relève de la praxis, de comment faut-il faire en spirituel en contextes éthiques divers,
il s’agit, disons, d’une (quasi) théorie éthique de la praxis. D’autre part, puisque les foules y sont présentes et écoutent aussi
le discours, celui-ci
n’est pas réservé aux seuls disciples, n’exclut d’emblée personne, tous dans la
foule ayant des oreilles pour entendre sont appelés aussi ; et surtout le
sens du discours aux disciples est qu’ils devront s’adresser aux foules,
devenir ‘sel de la terre’, ‘lumière du monde’, ‘proclamer sur les toits’ (10,27).
Si élitisme il y a (‘beaucoup sont appelés mais peu sont élus’, Mt 22,14), son
critère n’est pas le talent intellectuel mais la justesse de la réponse à
l’appel, entendu quand on est dans la foule, appel à la quitter et à devenir
disciple. En bref, c’est le seul des discours des évangiles synoptiques qui,
détaché clairement de la narrativité, vaut en tant que discours quasi
théorique, théorie de l’éthique sans doute bien plus importante, du point de
vue de la fécondité du souffle, que toute formulation théologique dogmatique.
Le renversement
spirituel (Mt 5,3-12, 6,24)
4.
‘Heureux les pauvres [rivés] au souffle (tô pneumati), car le royaume des cieux est à eux’, ou bien ‘(aban)donnés au
souffle’ ; tô pneumati est un datif, ce que
l’on appelait autrefois un complément indirect, il suppose donc implicite un
verbe ; ‘river’ (fixer solidement, attacher avec des pièces de métal)
admet un jeu avec (ar)river, le souffle en tant qu’événement qui pousse à river
à lui, à s’y attacher. Chez Luc, plus
carrément : ‘Heureux les pauvres, car le royaume de Dieu est à
vous’ (Lc 6,20), suivi de ‘malheur à vous les riches, car vous avez votre
consolation’ (6,24). C’est la même et scandaleuse affirmation – ‘heureux les
pauvres’ –, qu’il ne faut pas opposer entre pauvreté ‘spirituelle’ et
‘matérielle’ (il s’agit de l’assurance comme courage de pauvre), car les récits de Luc, où la ‘pauvreté
est ‘matérielle’, ajournent l’eschatologie et accordent en conséquence au
‘souffle’ une place qu’il n’a pas chez Matthieu (Lc
4,18, Act 2). D’autre part, ce qui suit de ce discours de la montagne de
Matthieu omet totalement l’appel au souffle de
sainteté (l’éthique de Luc d’ailleurs aussi), il
faut donc voir dans cette entrée une signalisation générale qui conviendra à
toutes les consignes à venir : pour être suivies, elles demandent la
force, l’assurance, du souffle de sainteté, elles appellent au-delà de ce que
l’on peut. Ceci, Luc
l’aurait souligné tout autrement, en plaçant le début de ses Béatitudes tout de
suite (‘alors’, kai) après un sommaire narratif
éloquent : ‘toute cette foule cherchait à le toucher, parce que de lui
sortait une force qui les guérissait tous. Levant alors les yeux sur ses disciples, il dit : Heureux, vous les pauvres…’
(Lc 6,19-20 : les ‘pauvres’, ce sont les disciples). Cette force est
narrativisée dans Mc 5,25-34, Lc 8,43-8.
On peut y repérer une visualisation du corps à corps entre Jésus et une femme
guérie parce qu’elle le touche : ‘ta foi t’a sauvée’, signifie d’abord
‘guérie’, mais c’est aussi le mot du ‘salut’ eschatologique, cette polysémie ne
pouvant pas être dissociée en ce qui concerne le Fils de l’Humain. De même que
la semence et la table, c’est la Terre qui va au Ciel avec les justes, ils sont
en continuité : ‘le Ciel est le trône de Dieu, la Terre l’escabeau de ses
pieds’ (Mt 5,34-5). L’éthique déployée dans ce discours relève de cette montée
ascensionnelle, de cet accomplissement de la Loi et des Prophètes, tout en recevant
sa force, son souffle, du nouveau Moïse.
5.
Et pourtant, si les bénédictions du Deutéronome et
du Lévitique sont bien la pensée des Prophètes,
promettant la richesse des troupeaux et des champs aux justes, quel renversement
dans cette façon de les accomplir ! Job non
plus ne s’y retrouverait-il pas. C’est la logique spirituelle du déplacement
des envies – des maisons à la vertu (grecque) – qui est portée à son
exacerbation à la suite du Messie. On ne peut avoir deux maîtres, dira-t-il un
peu plus loin, Dieu et l’Argent (6,24, Lc 16,13), le fétiche passe-partout dans
les sociétés à maisons et bien plus dans les nôtres ; cette radicalisation
a toujours été ainsi comprise par les mouvements spirituels chrétiens, mais
aussi par beaucoup qui, appelés à des sentiers ne garantissant pas leur
nourriture convenable, en ont enduré combien de difficultés, sauf à trouver un
mécène lui facilitant des recherches à issue douteuse, pouvant ne pas aboutir,
ou bien prendre beaucoup plus de temps que prévu. Autant l’amoureuse qui
échange son héritage par un amoureux pauvre, l’ami qui se charge des charges de
son ami malheureux. Les grandes passions – femmes ou hommes, ça va de soi –
demandent de grandes abnégations, des désappropriations radicales. Et
puisqu’il peut être question d’héritage, le spirituel qui renonce à celle de sa
maison, pourra en recevoir, pas le royaume des cieux, mais la terre elle-même,
s’il ne la cherche en agressif. ‘Heureux les doux, car ils auront la terre en
héritage’. Cela s’adresse maintenant aux guerriers, aux conquérants (dont sans
doute les riches aussi), le but de l’éthique de fécondité est la maîtrise de
la loi de la guerre en tant que loi du monde : un
peu plus loin, ‘heureux les artisans de paix’. La mansuétude des spirituels de
tout bord leur permet de gagner la terre, comme les semences jetées en terre
deviennent des arbres (Mc 4,28,31-2), en sachant accueillir de l’énergie donnée
de plusieurs sources. Ce que l’on pourrait appeler ‘démocratie spirituelle’,
qu’on ne sait jamais d’où adviendra le poète, le penseur, le musicien ;
souvent le talent ne manque pas mais cette mansuétude persévérante et obstinée
de travailler dans le silence des années durant, malgré toute sorte de difficultés,
d’afflictions que nous aimons lire dans leurs biographies : ‘heureux les
affligés, ils seront consolés’. Mais aussi, à l’autre bout de la condition
humaine, comme on dit, il y en a qui n’ont pas quitté les ‘envies’ des maisons
mais ont été quittés par elles, soumis à des conditions de pauvreté, de
maladie, de souffrances qu’ils ne peuvent surmonter – très souvent des femmes
–, qui endurent pourtant des années durant leur misère de façon humblement héroïque.
Elles ne font que donner, parce que ‘il faut !’, ‘c’est la vie : chez
elles, chez eux, la ‘consolation’ n’est pas l’opium du peuple.
6.
Cet exemple appelle la béatitude suivante, celle de gens d’action, comme on
dit : ‘heureux les miséricordieux’, selon l’étymologie latine, ceux dont
le ‘cœur’ se penche sur la ‘misère’ de leur prochain, ‘ils obtiendront
miséricorde’, ce qui permet de penser à tous ceux qui ont créé des œuvres
d’assistance, santé, éducation d’enfants démunis, et ont trouvé des gens pour
les assister et féconder ces œuvres bien au-delà des moyens, de l’absence de
moyens mis en exécution. Et ‘heureux les affamés et assoiffés de la justice’,
on songe à ceux qui se sont battus, une fois encore sans les moyens requis,
pour tant et tant de cas d’oppression et d’injustice sur lesquels nous sommes
aveugles par habituation, qui ‘seront rassasiés’, arriveront à la trouver –
‘sans que l’on sache comment’ (Mc 4,27) –, cette justice qui est indiquée par
des termes relatifs à la table, faim, soif, se rassasier – ce sont des termes
qui disent des pulsions irrésistibles sous peine de mort –, qui est au cœur du
rituel de la liturgie messianique. Les uns et les autres, miséricordieux et affamés
et assoiffés de justice, leurs envies ne peuvent qu’être ‘pures’, comme
condition de réussite de leur action : ‘heureux les cœurs purs, car ils
verront Dieu’, arriveront à l’illumination qui console leurs vies, ne les
laisse pas s’arrêter, malgré les obstacles qui ne cessent de s’opposer à la
poursuite de leur action. ‘Heureux les persécutés pour la justice’, et l’on
retrouve le début, les pauvres rivés au souffle : ‘car le royaume des
cieux est à eux’. C’est donc, de bout en bout, l’éthique du royaume que Jésus a
annoncé, la désappropriation, la passion assoiffée qui est le lot de tout spirituel.
7.
Insultes, persécutions, calomnies de toute sorte : il faut en être
heureux, ‘dans la joie et l’allégresse’, non par masochisme, mais parce c’est
arrivé aux prophètes, à Socrate, à Giordano Bruno, à autant des pionniers qui
ont ouverts des voies nouvelles de liberté, en contrariant les riches et puissants
de ce monde, c’est donc le sceau de la voie, ‘étroite la porte et resserré le
chemin qui mène à la vie, et il est peu qui le trouvent’ (Mt 7,13-4). ‘La joie
et l’allégresse’ viennent de l’expérience de donation, que tout ceci n’était
pas dans ‘notre’ pouvoir, ne nous est pas ‘propre’, ne vient pas de nos forces,
est au-delà de ce qu’on pouvait, nous est venus par surcroît, elles accompagnent
la fécondité, en sont l’indice. De même que l’affliction, la peine, la faim et
la soif, quand elles sont en nous, ne sont pas soumises à nos forces, ne
disparaissent pas par le seul effet de notre vouloir, de même cette joie, d’une
découverte intellectuelle par exemple, dépasse notre contrôle, est signal de
la donation. ‘La pensée, disait Nietzsche, vient quand elle veut, non pas quand je veux’. Il argumentait
contre les philosophies du sujet, qui en font la ‘cause’ de la pensée. La
donation non plus ne demande pas de ‘sujet’, fut-il divin, elle est toujours
proche et plurielle, complice du chemin suivi. Mais qui suis-je, espèce
d’intellectuel paumé, pour parler de choses spirituelles qui me dépassent infiniment ?
C’est que, à ma petite mesure, j’en tire joie et allégresse moi aussi, des
trouvailles que lecture et écriture me procurent.
Des consignes de
maîtrise de la loi de la guerre (Mt 5,20-33,38-48)
8.
Les six consignes en ton de nouvelle loi (on ajournera le traitement de la quatrième)
sont celles qui disent clairement comment maîtriser la loi de la guerre dans
son aspect agressif. La première rapporte la jalousie entre frères à l’interdit du meurtre, qui est élargi à celui de la colère et des insultes
contre son frère, devant le tribunal ou l’autel. Si l’on se souvient que la
jalousie fraternelle est à la racine du premier crime d’un humain, selon Gn 4,
et encore des cas de la jalousie d’Esaü face à Jacob et des frères de Joseph
(Gn 25 et 27, Gn 37, les aînés y deviennent jaloux des cadets), il semble
qu’elle serait le renversement du rapport de mimétisme par lequel l’envie
d’apprentissage – j’apprends de l’autre par envie de faire comme lui – devient
envie d’être envié, qui serait la racine de la loi de la guerre chez un chacun,
la rivalité au cœur de la fraternité comme béné(malé)diction.
9.
La cinquième consigne est parmi les plus célèbres, élargissement de la loi du
talion, laquelle – ‘vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main,
pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie
pour plaie’ (Ex 21,23-5) – était une limitation des excès de vengeance,
limitant celle-ci à la mesure de la blessure reçue.
Maintenant, c’est un clair excès en sens inverse, qui fait écho à la mansuétude
des ‘doux, qui auront la terre en héritage’ : pour qu’il n’y ait pas de
guerre, ‘moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant’. Comprenne qui
pourra ! Si la jalousie est le premier moment de toute rivalité, le
deuxième sera celui de la riposte de l’envié à l’agression du jaloux. On a
l’habitude de mettre cette consigne au ridicule de la lâcheté. J’en ai trouvé
la réponse adéquate, qui ne lui enlève pas la difficulté dans l’agir, dans une
lecture de jeunesse de G. Papini, L’histoire du Christ. Si mon souvenir est bon, il présentait les trois hypothèses de
réponse possible à une agression. La première est celle de la fuite, de la
lâcheté, justement. La deuxième est celle de la riposte du guerrier, coup de
poing pour coup de poing, celle de la guerre que l’on voudrait éviter. La troisième
est celle que Jésus présente : ‘quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la
joue droite, tends lui encore l’autre’. C’est, à l’envers de ce que disent les
guerriers fanfarons, le contraire de la lâcheté, celle dont ils n’en sont point
capables, dont l’effet est celui d’une force sereine susceptible de désarmer
l’autre, de l’amener à penser deux fois sur les motifs du conflit. C’est le courage
d’un artisan de paix, tels les saints dont on peut facilement comprendre qu’ils
sont le contraire autant des lâches que des guerriers. Ce sont ceux-là seuls
‘qui auront la terre en héritage’, à eux seuls la terre appartient. Pas aux riches
et puissants, mais ‘aux pauvres rivés au souffle’, car ces béatitudes sont
liées les unes aux autres dans ce paradoxe qui les résume : la terre
est à ceux qui se sont désappropriés de l’envie de se l’approprier, de la posséder. Il va de soi que ce n’est pas simple, mais on peut
penser un poète ou une musicienne au bord de cette force désarmante des conflits
qui revient à l’héritier de la terre.
10.
La dernière consigne est celle qu’illustre la parabole du bon samaritain (Lc
10,29-37), elle étend la notion de ‘prochain’ en tant que ‘voisin’, dont
l’amour est au cœur de la loi de sainteté du Lévitique (19,18), à l’étranger, extension donc à comprendre en des temps de
cosmopolitisme, qui devraient amener la fin des rivalités xénophobes. La raison
donnée à cet élargissement est notable : le soleil et la pluie sont
pré-éthiques, ne choisissent point ceux qui en bénéficient ou en pâtissent
selon leurs mérites. ‘Aimez vos ennemis’ va donc bien au-delà de l’alliance
prophétique, qui restait compatible avec la guerre aux étrangers (Dt 20).
L’amour et l’amitié de réciprocité, dans son cercle de complicités, font – heureusement
– partie de la condition humaine : étendre leur expérience au-delà de ces
cercles – faire des ennemis son prochain –, telle est la consigne de la sainteté
eschatologique.
11.
Les deux autres consignes concernent la sexualité et le divorce dans ces sociétés
à maisons. Qu’elles soient présentées avec celles que l’on vient de considérer,
montre qu’il faut tenir compte de ce contexte guerrier, lequel a bien changé
chez nous ces dernières décennies de cosmopolitisation radicale des familles
bourgeoises. En effet, le mariage est le nœud décisif d’une société à maisons :
cette unité sociale est à la fois siège d’activité économique et de parenté, de
l’engendrement des enfants autant que possible, car leurs muscles multiplieront
la ‘force de travail’ et donc l’abondance et richesse que la terre
procure ; le mariage était donc une affaire économique, entre héritages
nouant alliance. La femme en est le maillon faible, elle appartient à la
maison, est propriété du lignage patrilinéaire, du mari d’abord, sans doute,
mais, renvoyée, elle redevient celle de son père ou de ses frères ; sans
quoi, elle est comme les veuves, sans maison, faisant avec les orphelins et les
immigrés le cas typique de pauvreté sociale, déjà en Dt 24,19-21. Le refus du
divorce est donc, de ce point de vue, une défense de la condition de la femme
et il semble bien que c’est la justification de Mt 19,7-8, la ‘dureté de cœur’
des maris.
12.
Mais la justification ici, dans le discours sur la montagne (5,31-2), est
l’évitement de l’adultère. Celui-ci est, en effet, l’un des quatre grands interdits
de la loi de Moïse, en ligne avec ne pas tuer, ne pas voler, ne pas diffamer
(Dt 5,17-21). Le dernier verset du Décalogue, d’ailleurs, souligne que ce sont
les envies de la propriété du voisin qui sont à la racine des interdits, et
celui de voler vient avec celui de violer (‘tu ne convoiteras pas la femme de
ton prochain, tu ne désireras ni sa maison […], rien de ce qui est à lui’). On
serait tenté de poser au cœur de cet interdit, en plus de la violence du viol
qui garde aujourd’hui bien sa place dans la liste des quatre grands crimes
entre humains, une certaine méfiance traditionnelle concernant les femmes qui,
regardées avec convoitise, seraient assez faibles pour y céder. Or, la
justification qu’il donne contre ‘le divorce pour n’importe quel motif’ (Mt
19,3-6) est autre, ‘à l’origine homme et femme’ ont été faits en parité :
‘ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère
pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair’. Qu’il
doive quitter son père et sa mère, signifie qu’il doit quitter la logique de la
maison patriarcale : ‘une seule chair’, c’est la primauté des affects,
comme on dit actuellement, que c’est la raison première du mariage. Que les
divorces soient devenus si fréquents, parfois plusieurs dans une vie d’homme ou
de femme, cela montre bien que cette unité de la chair n’est pas à la portée de
tout le monde, de tout ‘affect’, que là encore il s’agit d’une consigne qui demande
du souffle, une force de désappropriation… De quoi ? la réponse se
trouverait dans un autre mot qui, contre l’hédonisme facile, est aussi aisément
rejeté de nos jours : ‘eh bien ! moi je vous dis, quiconque regarde
une femme pour la convoiter a déjà commis dans son cœur adultère avec elle’. Certes,
le mot ‘adultère’ est devenu suspect de moralisme du type traditionnel, mais on
peut entendre, dans ce langage qui n’est plus le nôtre, le regard qui ne va
au-delà des formes corporelles, qui s’en fiche de la femme (ou de l’homme, dans
le cas inverse ou chez les gay) en tant que quelqu’un, aimable et aimante,
capable d’aimer et d’être aimée, en bref, le regard qui en fait la femme-objet.
Coucher par amour, un amour capable d’endurer une vie forte, demande un souffle
de désappropriation qui est une grâce. Un ‘cœur pur’, ce serait cela aussi.
Garder la
donation ‘en secret’ (Mt 6,1-18, 7,7-11)
13.
Pour l’aumône donnée, la prière et le jeûne, la règle est la suivante :
‘gardez-vous d’afficher votre justice devant les humains, pour vous faire remarquer
d’eux ; ce serait perdre votre récompense (misthon, aussi salaire) auprès de votre Père qui est dans les cieux’. La
suspicion est inévitable sur le côté ‘commercial’ de ce qui est en
question : si tu donnes une aumône, ou bien est-ce de façon à que ce soit
connu publiquement, et tu as tout de suite une contrepartie, ou bien si personne
ne sait, même pas ‘ta main gauche’, c’est-à-dire si toi-même ne tire vaine
gloire de ton geste, alors (le Père) la source de la création en tant que
donation, elle, te récompensera. L’aumône en tant que ‘justice’ est une
donation non due de la part du donateur, un excès sur les gestes quotidiens de
la maison. Ceux-ci sont rétribués, soit par un salaire, soit par la table du
repas qui résulte de ces gestes agricoles et culinaires. Cette logique de
rétribution du don couvre entièrement l’aumône hypocrite, l’honneur des autres,
voisins, par exemple. Or, l’honneur d’une maison, j’ai essayé de le montrer,
relève de la logique des envies d’être enviées (parce que l’on est riche, on a
une belle maison ou voiture, un nom respectable, en somme), de la logique donc
du système des envies qui rendent possible sa reproduction. Dans ce même
langage, d’envie et de sa satisfaction en tant que ‘récompense’, le secret
ouvre la perspective du décalage des envies des justes (‘votre justice’) par
rapport à celles de l’habitation : que chez eux il y ait interruption du
circuit de satisfaction des envies,
que celles-ci relèvent d’une autre logique, spirituelle, celle du souffle, sans
récompense avant la mort. Qu’elle soit ajournée (‘il te le rendra’), cela pose
sans doute problème, restons toutefois phénoménologiquement au niveau des
vivants qui savent qu’ils mourront un jour, puisque c’est à ce niveau que la
consigne est susceptible d’être féconde ici bas.
14.
Car c’est la qualité elle-même de l’œuvre, spirituelle, intellectuelle, artistique,
d’amitié, que sais-je, qui dépend du secret qui l’entoure, sa tonalité, sa
fécondité. Elle relève de donations multiples, la fabrication d’une œuvre,
pourquoi elle demande d’en soigner l’accueil, qu’il reste secret tout le temps
– qui peut être fort long – de sa mise en œuvre. De façon approximative, on
pourrait dire que le narcissisme l’accompagne de façon inévitable, mais que le
soin consiste à éviter qu’il ne devienne vanité, de ne pas retomber dans le
circuit des envies d’être enviés, qui pervertirait le spirituel si l’on demande
une récompense qui ne soit pas à la hauteur de l’œuvre elle-même, par
définition de spirituel, faudrait-il dire. Puisque c’est d’une aventure qu’il
s’y agit, on ne peut jamais être sûr du chemin, le clairon public ne peut que
rendre obscure cette incertitude, cette quête. C’est ce qui permet d’éclairer
la question de la prière, plus difficile, prime d’abord, aux non croyants. Il
ne faut pas parler beaucoup, car ‘votre Père sait bien ce qu’il vous faut,
avant que vous le lui demandiez’. C’est-à-dire, que la prière ne l’intéresse
pas, il n’en a pas besoin, il s’agit d’une attitude de vie : ‘demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous
trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira’. Ce sont des mots pour des aventuriers,
qu’il faut insister sans être sûr, ne pas désister devant les obstacles.
Ailleurs, la loi de la fécondité est énoncée en des termes proches :
‘à celui qui a l’on donnera et il aura du surplus, mais à celui qui n’a pas on
enlèvera même ce qu’il a’ (Mt 13,12). Que de biographies ne connaît-on pas de
têtus que ces consignes illustrent, même s’ils n’ont jamais prié de leur vie,
qui ne cherchaient pas à recueillir les louanges des badauds, mais qui étaient
toujours à l’affût des petites donations, en recevaient ‘récompense’ telle que
le monde ne la donne pas, ‘joie et allégresse’. Qu’est-ce donc que prier sans
croire en Dieu ? En jouant sur le langage de Heidegger, on peut dire que
ce peut être un acte de legein, cueillir et poser devant,
dans des mots, ce que l’on veut, ce que l’on a envie de faire, ou de fuir,
poser ces mots dans l’horizon de la donation de son destin, en attente que cela
arrive, ainsi soit-il fait, sans en être sûr toutefois et en acceptant aussi
cette dé-faite.
Parler sans
jurer ni juger (Mt 5,33-7, 7,1-5)
15.
À plusieurs reprises, le mot ‘hypocrite’ revient de façon péjorative. C’est
l’acteur, en grec, qui, sur la scène théâtrale, ‘répond emphatiquement’ (hupokrinomai) sous (hupo) une masque, qui feint d’être
un autre. Sur la scène publique, l’hypocrite est celui qui dissimule ce qu’il
pense, en disant ou faisant autrement. À vrai dire, nous sommes tous des
hypocrites, F. Flahault,
sans utiliser le mot, l’a montré de façon brillante dans un petit texte qui
critique les règles d’une logique de la conversation du logicien américain P.
Grice. Celui-ci proposait, pour qu’une conversation soit possible, entre autres
maximes, celles d’être pertinent et véridique. Flahault fait valoir comme la première
met en question la deuxième, en ayant recours, et là est son trait de génie, à
la structure de la conversation qui implique, puisqu’il n’y a qu’un lieu de
parole et que celui qui ne parle pas doit écouter l’autre, que l’on ne peut avoir accès à cette parole écoutée qu’en faisant
valoir qu’on en a le droit : pour prendre la parole, il faut faire valoir
sa pertinence de parleur. Sans elle, on se moquera
de lui, on le trouvera stupide, voire fou, on ne l’écoutera pas. Or, cela
arrive depuis que chacun accède à la parole, depuis tout petit et tout au long
de l’école que l’on est corrigé par les plus âgés en vue de l’acquisition de
pertinence, cette correction faisant partie de la donation de la langue et du
savoir, du sens commun de la tribu et de l’école : leurs mots et phrases
ont des règles précises d’utilisation que l’on ne doit pas enfreindre pour que
conversation il y ait, dans la langue commune. Mais qu’il faille cette
correction, suppose que l’envie immédiate du parleur puisse déborder les règles
sociales de pertinence et qu’il faille en conséquence apprendre à contrôler ce
débordement, à éviter de dire tout de suite la première chose qui se présente
pour répondre à l’autre, à ‘penser’ deux fois avant de parler ; en bref,
tout ceci suppose que l’on apprenne à dissimuler ses envies primaires comme
condition de devenir ‘pertinent’ socialement. La pertinence n’est possible
qu’à partir de la capacité de dissimulation. C’est ce
mécanisme de correction sociale qui crée le retrait d’intériorité, la distance
devant les autres qui permet de ne pas être pris pour un naïf, la distance de
la dissimulation qui permet, certes les menteurs et les acteurs, mais nous tous
aussi, des hypocrites ‘au sens extra moral’.
16.
Ce qui est en question dans ces consignes est crucial en éthique : quelle
confiance peut-on avoir dans l’autre, notre semblable ou frère, voisin ou
étranger ? La question n’est pas susceptible d’être tranchée a priori,
d’admettre une attitude égale en toute situation. Une consigne aux disciples
envoyés proclamer la proximité du royaume, leur dit qu’ils seront ‘des brebis
au milieu de loups ; montrez-vous donc avisés
comme les serpents et candides
comme les colombes. Méfiez-vous des humains […]’ (Mt 10,16-7), car il y aura des
persécutions, des dissensions entre frères, parents et enfants, dit le
contexte. Qu’il faille se méfier et être avisé, voici qui appelle prime d’abord
à la dissimulation, rejoint l’expérience de beaucoup de gens par des raisons
qui regardent leurs intérêts sans plus, sauf qu’ils ne sont pas ‘candides comme
les colombes’ : qu’il faille être à la fois serpent avisé et colombe
candide, c’est donc ce qui peut nous orienter. La candeur n’est pas de la
naïveté, l’avisé n’est pas que sur sa défense. Voici donc : ‘eh bien ! moi je vous dis de ne pas jurer du tout.
[…] Que votre langage soit : Oui ? oui. Non ? non’. Ce n’est pas
encore la question de la confiance en autrui, mais dans le contexte des
consignes de maîtrise de la loi de la guerre, il s’agit de l’évitement du
conflit, comme le soufflet et la joue gauche, qui vient tout de suite après. Il
s’agit de désarmer le conflit de paroles : le
serment est l’envers du mensonge, le dicton dit que ‘trop jurer, c’est trop
mentir’, car c’est un recours trop voyant à l’instance de la vérité, dont
l’utilisation fréquente plonge dans la dispute de paroles sans issue ;
pour prétendre à la vérité, celui qui jure démontre le manque de confiance dans
sa parole à lui, cherche à l’appuyer sur plus grand que soi : le Ciel, la Terre,
Jérusalem, sa tête dont la maîtrise de la couleur des cheveux lui échappe
aussi. Le ‘Oui ? oui. Non ? non’ empêche d’entrer dans la
contra-diction, oblige le spirituel à lier sa parole à sa vie d’une façon qui
deviendra visible à celui qui le connaît, qui apprend à pouvoir se fier sur
lui. Mais il s’agit aussi de la sincérité envers soi-même, de ramener sa parole
publique à sa pensée, d’en faire une unité qui ne soit pas – c’est ce qui est
difficile – ni seule candeur ni seule prudence d’avisé.
17.
Puis il y a l’autre versant de la question, la confiance dans la parole de
l’autre. ‘Ne jugez pas pour ne pas être jugés’ met le spirituel en face de
l’énigme essentielle qu’est l’autre, l’impossibilité de savoir ce qu’il en est
du cœur de la parole qu’il vient d’écouter, car il ne sait pas toujours ce qui
le fait lui-même dire ceci ou cela. L’autre est ‘mystère’, disait Gabriel
Marcel, philosophe du dialogue ; « en présence du prochain, il ne s’agit jamais de ‘juger’, mais plutôt d’apprécier et surtout d’approcher humblement une réalité mystérieuse ».
On approche un ‘tu’, on lui adresse la parole comme un ‘prochain’, tandis
que juger, c’est toujours classer, distancier, éloigner, on juge un ‘il’,
la non-personne linguistique, l’absent,
celui à qui l’on peut faire facilement la guerre, à qui on la fait déjà puisqu’on
le juge, on refuse de croire sa parole. Comme si face à l’autre, ou bien c’est
ou l’amour du dialogue ou bien la guerre du jugement, sans position tierce. Au
lieu de la naïveté, le candide avisé ne peut arriver à la confiance dans la
parole de l’autre que par le mot qui résume les consignes de prévention de
l’agression : ‘ainsi, tout ce que vous désirez que les autres fassent pour
vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes’ (Mt
7,12). Si vous ne voulez pas être jugés, autant ne pas juger autrui. Chez
Luc, ni juger ni condamner, mais pardonner :
‘donnez et il vous sera donné, une mesure bonne, tassée, secouée, débordante,
qu’on versera dans votre sein’ (Lc 6,37-8), c’est donc le 100 / 1 (Mt 19,29),
la non inquiétude plus loin. Donner est à l’opposé de s’approprier.
18.
En prime : toutes ces consignes se résument dans l’amour du prochain – étendu
sans doute au-delà du voisin, jusqu’à l’ennemi, à l’étranger – qui a toujours été
le cœur de ‘la Loi et des Prophètes’. Pas abolis, accomplis. La boucle est
bouclée, le discours retrouve son unité.
Dire et
faire : fécondité qui tient bon (Mt 7,15-27)
19.
Les ‘faux prophètes […] déguisés en brebis, au-dedans des loups rapaces’ :
les brebis et les loups du chapitre 10, les voici en position renversée, c’est
drôle. Ce sont les adversaires des spirituels qui sont maintenant des loups
dissimulés en brebis. Sauront-ils, eux aussi, être candides et avisés,
jouera-t-on à cache cache ? Non, les uns et les autres seront soumis au
même critère, celui qui sert aux cultivateurs pour reconnaître la valeur d’un
arbre fruitier, celle de ses fruits : ni des épines donnent des raisins ni
des chardons des figues. Il y va donc du critère général de la fécondité,
toujours selon une métaphoricité végétale, passée de la semence aux fruits. Ce
n’est pas tellement la question de la multiplication (30, 60 ou 100 pour 1), ni
non plus qu’il y ait ou pas de fruits, mais leur qualité éthique justement. Et
ce critère, joint à celui de l’unité entre la pensée et la parole dans le
‘Oui ? oui. Non ? non’, est valable aux yeux du spirituel, de
l’artiste, du penseur, du passionné donné de tout son souffle aux fruits que
personne d’autre ne peut cueillir, qui lui assurent, dans le secret de son
cœur, que la si difficile voie suivie est la bonne voie, étroite, certes, mais
féconde de la seule fécondité qui compte pour ce passionné : celle qui se
manifeste dans ce qui en résulte, les ‘fruits impossibles’ de sa passion,
auxquels il la reconnaît. Et entre eux aussi, les uns et les autres, passionnés
de passions diverses, ‘c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez’, presque
en secret, loin des bruits du monde.
20.
Le critère se dédouble ensuite, dans une métaphore venue confirmer la solidité
de la voie suivie, par correction de celle des fruits, éphémères car mortels,
celle des fondements d’une maison qu’on a bâtie sur le roc. Si l’on tient à la
continuité entre les versets 20 et 21, les fruits de l’arbre se laissent
maintenant discerner non métaphoriquement : non pas ce que l’on dit, qui peut être ‘bien’ (la prière : ‘Seigneur !
Seigneur !’), c’est ce que l’on fait qui doit
être ‘bien’. Et pas n’importe quel faire, car sont rejetés y compris des gens
pouvant dire : ‘en ton nom nous avons fait bien des miracles’.
C’est donc le critère de l’unité entre la pensée et la parole qui gagne un
autre élément, la pratique, le faire éthique, spirituel ; ce qui illumine
rétrospectivement la consigne du ‘Oui ? oui. Non ? non’, dont la ‘visibilité’
publique, en connexion avec la visibilité de la pratique, devient désarmante
d’agressions. Cette unité – si belle quand on la trouve chez quelqu’un –
revient à accorder au spirituel tout d’abord la solidité de la biographie qui
s’écrit dans son destin, des multiples donations recueillies : il ‘sait’,
‘homme avisé’ (comme un serpent), quoi qu’il en soit des circonstances et des
difficultés, pluie, torrents, vents, que sa maison tient bon sur le roc, tandis
que si c’était du sable, du roc en miettes, il s’agirait de la dispersion des
envies selon l’aléatoire du moment. Où l’arbre et les fruits soulignent le caractère
gratuit, donné, de la fécondité, la maison sur le roc insiste sur l’effort
secret et tenace d’unité de la pensée, du dire et du faire, sans lequel tout
s’écroulerait, la grande ruine.
‘À chaque jour
suffit sa peine’ (Mt 6,25-34, 6,19-21)
21.
On ne laisse pas le monde végétal, avec les arbres et leurs fruits, regardez aussi
les lis du champ, mieux vêtus que Salomon, à quoi s’y ajoutent les oiseaux du
ciel, qui ‘ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers’ et
sont pourtant nourris ; lis et oiseaux illustrent une consigne
saugrenue : ‘ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez,
ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez’. ‘Qu’allons-nous manger, boire,
vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête’. Nous sommes
sans doute tous des païens, car là est le plus grand souci de la majorité des
gens, nos envies prioritaires ; en effet, la nourriture et la sécurité, les
deux besoins élémentaires des animaux – se nourrir, se
défendre d’être la nourriture des autres –, autour desquels se structure la
propriété chez les humains, ce sont les deux composantes
nucléaires du lien à la maison et du lien des maisons (où se situe la
religion). En plus, c’est toute la planification de notre monde
contemporain, toute la mentalité moderne, qui semble mise en cause. Si en outre
on n’est pas des croyants en Dieu, si l’argument qui justifie cet ‘abandon à la
Providence’ – ‘or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela’ –
ne vaut pour nous, comment pouvoir prendre ceci en considération ? Il faut
toutefois remarquer que cet argument ne nie pas ces ‘besoins’, qu’il en tient
compte.
22.
C’est après cette reconnaissance de la légitimité de ces besoins qui vient la
consigne proprement dite : ‘cherchez d’abord
le Royaume et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît’. C’est le
‘d’abord’ qu’il faut souligner, car il dit la différence spirituelle elle-même
par rapport aux envies des maisons en tant que condition de leur reproduction
quotidienne, notamment les envies des gens pauvres, ou des gens de classe
‘moyenne’, comme on dit, qui n’aspirent à la richesse ni à la puissance, mais
doivent toutefois travailler, souvent dans le dur, à fin d’être nourris, vêtus,
avoir un chez soi. Le spirituel est par définition celui qui quitte ces
envies, sans nier leur légitimité chez autrui, en vue d’autres envies venues
aux humains de par le développement d’une scène d’inscription, où des maîtres
attirent des disciples, en remplaçant leurs parents.
C’est seulement à partir de cette rupture que la consigne prend son sens,
c’est-à-dire qu’elle joue en connexion avec toutes les autres consignes de ce
discours, les suppose. C’est relativement clair par rapport à ceux que nous
appelons des saints, ils ne s’inquiètent pas du lendemain, mais n’ont pas du
tout une vie de facilités, magiquement nourris : pour eux, ‘demain
s’inquiètera de lui-même’. Ceci atténue la radicalité du propos initial, ‘ne
vous inquiétez pas’ : il y aura lieu pour de l’inquiétude, mais demain
(comme demain sera aujourd’hui, son inquiétude sera à laisser pour son
lendemain), ‘car à chaque jour suffit sa peine’ ; donc il y aura
aujourd’hui aussi de la ‘peine’. En bref, il ne s’agit pas de providentialisme
bon marché, de quiétisme, de sans souci,
mais plutôt de ne pas laisser que l’inquiétude pour demain empiète sur ce
qu’il faut faire ‘d’abord’ aujourd’hui, de garder les
priorités spirituelles sur celles de la nourriture ou du vêtement. Il est bien
évident qu’il faut programmer les choses qui concernent la nourriture et les
textiles des sociétés humaines. Mais le spirituel des grands passionnés ne
relève pas d’abord du calcul ni de la programmation, plutôt de l’événement, de
la priorité de la donation. Car il faut savoir discerner, dans la peine de
chaque jour, où est ton ‘trésor’, du côté des maisons ou de la voie de la
passion qui prend ton cœur : ‘où est ton trésor, là aussi sera ton cœur’.
Au risque d’être taxé de fou, sans que personne puisse venir en conseil, ne pouvant
savoir de la solidité de ta fondation, du roc sur laquelle ta ‘maison’ est
fondée.
23.
Il ne s’agit pas de vie facile, car il ne faut pas oublier que celui qui aura tenu
ce si beau discours, est mort crucifié, en criant que son Dieu l’avait
abandonné, il a buté sur son silence. Malgré toutes les imbécillités que l’on a
dites et faites en son nom, la fécondité de sa vie en d’innobrables vies
fécondes à leur tour est sans doute parmi les meilleures choses de notre
histoire occidentale.
24.
Dieu serait essentiellement silence, ‘Très Haut’, ne parlant que par les prophètes
et par les apôtres, les saints qui ont écrit les deux Bibles, eux qui sont sa
seule trace (Levinas) ; s’il existe, c’est-à-dire s’il est le créateur, il
reste impuissant, ayant octroyée l’autonomie aux créatures, car celle-ci est
structurelle ; ce serait le sens du repos au septième jour de la création
(selon certains courants juifs), la donation se défait du pouvoir (c’est
d’ailleurs la leçon de Phil 2,6-7)pour
devenir donation du tout petit, de ce qui croîtra lentement et demande donc de
grands soins, la fécondité, la petite semence devient grande. L’eschatologie
imminente était déjà l’aveu de la non puissance de Dieu pour ‘sauver’ Israël,
il devrait en finir avec la création pour le réussir ! En bref, il n’y aurait ni prédestination ni providence : sans puissance,
car Très Haut, la seule possibilité de Dieu serait de susciter parmi les
humains des ‘saints’, des ‘justes’, des ‘sages’, qui se réclameront de lui,
mais qui peuvent ne pas être entendus. Il ne lui restera alors, selon le
nouveau Testament, qu’un remède radical : ressusciter Jésus, lui accorder
son souffle en vue de susciter des ‘saints’, des ‘justes’, des ‘sages’, qui se
réclameront de lui, mais qui peuvent ne pas être entendus, ça recommence, ce
discours sur la fécondité demande qu’ ‘entende qui a des oreilles’ (Mt
13,9) ; or, qui peut se targuer de les avoir, être fier que ses fruits
soient assez bons, sa maison assez bâtie sur le roc ? Que demain on sera fécond ?
La lumière de
l’œil, la saveur du sel (Mt 6,22-3, 5,13-6)
25.
‘La lampe du corps, c’est l’œil ; si donc ton œil est sain, ton corps tout
entier sera dans la lumière’. L’œil reçoit la lumière du soleil, mais il peut
la réfléchir, la rendre au dehors, ou ne laisser sortir que des ténèbres, ‘si
ton œil est malade’. Le discours résume ainsi ses incidences sur le corps du
spirituel : il devient lampe, lumière des autres. Ce qui suppose la
liberté du souffle, l’unité réussie de la pensée, de la parole (en ‘Oui ?
oui. Non ? non’) et de la pratique : pauvre et libre, doux et passionné,
candide et avisé, artisan de la paix qui désarme l’agressif, fécond et solide,
sans inquiétude pour le lendemain, un corps ainsi brille de ses yeux, on en
voit parfois chez certains vieillards, rieurs et tranquilles sous leurs cheveux
blancs. Plutôt qu’opposer éthique et ontologie, à la façon de Levinas, on devrait
souligner ici les deux grands héritages de l’Occident : l’unité de la
parole, de la pensée et de l’être venue des Grecs, celle de la parole, de la
pensée et de la pratique d’amour, venue des Juifs.
26.
‘L’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le
lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison’. Vous, votre
corps à lampe dans l’œil, ‘vous êtes la lumière du monde […] votre lumière
doit-elle briller aux yeux des humains’, en être la lampe qui les illumine et
puisse les inviter à devenir lumière à leur tour. Comme nous avons été, et
sommes toujours, illuminés par des tas de gens si divers, des inventeurs en
tout genre : des saints et des justes, bien sûr et avant tout, mais qui ne
se ressemblent jamais dans l’invention de leurs vies éthiques, toujours
inédites ; mais des penseurs, des poètes aussi, des musiciens et des
peintres, combien de femmes et de hommes qui ont rendu meilleure la vie des
humains leurs confrères. Voici qu’en notre temps, l’extraordinaire invention
électronique de la Toile qui relie les ordinateurs du monde entier rend à la
portée de la curiosité de toute fille et de tout garçon les richesses
culturelles de nos ancêtres spirituels, de ceux qui ont rompu avec leurs envies
et ont suivi, les connaissant ou pas, les consignes que nous venons de lire,
bien souvent très isolé(e)s et avec beaucoup de peine pour trouver des
incitations. Être la lumière du monde, c’est en particulier actuellement savoir
les guider, ces jeunes perdus devant tant de choses, égarés par la bêtise des
médias, leur témoigner des béatitudes de cette voie étroite, les aider à
trouver des trésors cachés où mettre leurs cœurs.
Métaphores ou
achèvement de la Terre ?
27.
Reste la métaphore initiale : ‘vous êtes le sel de la Terre’, qu’il donne
de la saveur, que celle-ci lui appartient et est irrécupérable si perdue. Il
n’y a pas d’autres références à la table. Le pain n’est cité qu’en tant que
demandé par des fils à son père (6,11, 7,12), claire manifestation d’ailleurs
de la métaphoricité paternelle du Dieu de Jésus, celui qui donne du pain à ses
enfants, et qui ne saurait pas leur récuser, pas plus qu’un père humain.
On aurait dit que cette tradition, celle de Q, le document commun à Matthieu et Luc, est bien distante de celle de
Marc, si l’absence de tout récit dans Q n’aurait pas
justifié cette différence. Très curieuse, l’absence de toute référence à la
messianité en ce discours, quand sa place au tout début du récit de Matthieu, avant tout récit singulier de guérisons, en commençant par les
consignes en clair contraste avec Moïse, lui donne le rôle, indiscutablement
messianique et eschatologique d’achèvement de la promesse, de la Loi et les Prophètes.
Car c’est dans ce contexte (‘ne pas abolir mais accomplir […] avant que ne passent
le ciel et la terre’, 5,18, vient tout de suite après cette consigne et celle
de la lumière du monde) qu’il convient de tâcher de comprendre la métaphore du
sel de la Terre : c’est celle-ci qui manque de ‘saveur’ eschatologique, de
justice, elle n’en aura pas si les spirituels ne le lui octroient. On pourrait
réduire un peu la métaphoricité, rapprocher un peu plus le sel et la
Terre : on prendrait alors le sel dans son sens littéral de condiment des
tables humaines et
celles-ci, si présentes dans la problématique du nouveau Testament, seraient
plus qu’une métaphore du royaume de Dieu, puisqu’il est lui-même présenté en
tant que repas, la cène pascale devant s’accomplir au Royaume de Dieu (Mt
26,29). Donc ceux qui sont ‘métaphoriquement’ le sel de la Terre lui octroient
de la saveur spirituelle qui amènera des gens ‘du Levant et du Couchant prendre
place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux’, où la
nourriture sera salée par ce sel de la Terre (Mt 8,11).
28.
C’est sans doute un peu forcé, mais on peut reprendre la question sur d’autres exemples
de ce discours, de façon plus adéquate à la lettre des textes. Quel est le
statut des ‘exemples’ que l’on y a trouvé, pris, comme partout dans les
évangiles, de la vie courante des maisons, mais plus encore, de la vie courante
des plantes et des animaux, de ladite nature ? Les végétaux, ils sont tout
bonnement des exemples de fécondité, des exemples ‘du moins qui donnent le
plus’, semences, arbres fruitiers, lis du champ. Des métaphores ? Ou bien
leur ‘loi naturelle’, si l’on peut dire, que ‘spontanément (automatê) la terre porte fruit’ (Mc 4,28), le donne, fertile, féconde : la
‘loi naturelle’ de la terre est la fécondité, porter des fruits. Et les oiseaux ? On dit qu’ils ‘ne sèment ni ne moissonnent ni
ne recueillent en des greniers’, que ‘votre Père
céleste les nourrit’. Celui-ci n’est donc pas ‘leur’ Père, il ne fait pas comme
les oiseaux père et mère qui cherchent de la nourriture pour la mettre dans le
bec de leurs oiselets. Il s’agit plutôt, en termes phénoménologiques, de parler
de la donation de la scène de l’alimentation qui,
tout en donnant l’espèce des oiseaux se reproduisant, leur donne aussi de quoi
se nourrir, herbes, insectes et larves, qu’ils doivent donc chercher, de même
qu’ils doivent se défendre d’être la proie d’autres oiseaux ; en bref,
s’ils sont nourris, c’est bien en se déménageant pour y arriver, selon la loi
de la jungle, la ‘loi naturelle’ de la terre encore une fois.
29.
Si donc on cesse de penser selon la logique de la métaphoricité occidentale, en
termes de coupure entre les animaux et les végétaux d’une part et les humains
de l’autre, si l’on veut comprendre la portée de la béatitude des ‘doux’, qui
‘auront la terre en héritage’, il faudra conclure que ces exemples relèvent de la
loi de la Terre et qu’ils servent d’exemple pour penser
cette même loi en ce qui concerne les humains : la loi de sainteté. Ce qui est ainsi enseigné aux spirituels, aux justes, aux saints, aux
passionnés de toute grande passion concernant la Terre, c’est de l’accomplir,
de la mener à son achèvement. Et si prime d’abord ce discours sur la montagne
est si étrange à nos logiques, c’est qu’il nous invite et pousse au-delà de ce
que nous pouvons, bien au-delà de ce que je peux. N’empêche qu’un souffle quelconque
a écrit ceci, dans sa naïveté même. Il peut arriver à un brave intellectuel
moyen d’écrire ce qu’il ne savait pas d’avance – donation souffle écriture
aventure –, c’est une expérience que rien d’autre ne vaut. Sauf celle de
l’amour.
30.
Le sabbat du Très Haut (Gn 1) laisse être
l’autonomie de la créature, comme s’il n’en était pas la ‘cause’, comme s’il
n’existait pas. Son silence, son nom imprononçable, à ne pas invoquer en vain, laisse
les humains à leurs destinées, à apprendre les uns avec les autres comment s’en
sortir, quelle éthique. Sans providence, on l’a dit. Ce discours de la
montagne, cette loi de sainteté, ne serait donc pas cautionnée par ‘Dieu
lui-même’, ce seront des consignes de la sagesse de Jésus de Nazareth, que l’on
peut tenir comme un Maître de justice, de sainteté. S’il en est ainsi, il y a
une assez grande différence entre les évangiles synoptiques, qui entendent
répéter son récit et son enseignement, et les lettres de Paul, qui ne veut rien
en savoir et propose sa sagesse à lui, Paul, selon ce qui lui a été
révélé ; de même la sagesse de Jean, plus tard. Ces différences sont
l’évidence (historique) de tout lecteur non-croyant, qui y puise, ici ou là,
selon sa réceptivité éthique et intellectuelle. Elles ne doivent pas choquer
non plus le lecteur croyant, habitué qu’il est d’entendre dans la liturgie lire
selon les différents auteurs : lecture de
l’évangile selon saint Marc, ou saint Matthieu, saint Luc, saint Jean, lecture
de la lettre de saint Paul aux Romains, etc. Que les auteurs de ces textes vénérables
soient dits ‘saints’, cela renvoie au souffle de Jésus, ce qui doit
suffire : des textes écrits par des humains, des humains saints, qui ont
reçu de Jésus un souffle de sainteté. Par la suite, ces textes ont été reçus
par d’innombrables saints et justes, en témoignent les récits de ceux qui ont
essayé de suivre à la lettre ces consignes, ‘sine
glosa, sans glose’, réclamait François d’Assis. Ces récits et discours se
rapportant à Jésus que l’on lit dans la liturgie avant de partager le pain et
le vin en sa mémoire, voilà la parole du Dieu silencieux, epekeina tês
ousias, au-delà de la substance, de l’essence et de
l’existence, comme disait Levinas. « C’est à l’humain de sauver
l’humain : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire
intervenir Dieu. La vraie corrélation entre humain et Dieu dépend d’une relation
d’humain à humain, dont l’humain assume la pleine responsabilité, comme s’il
n’y avait pas de Dieu sur qui compter. État d’esprit
conditionnant le laïcisme, même moderne ».
Autrement, des cathédrales, des musiques, des poèmes, des traités, des Bibles,
sont là pour nous, ils ont été faits comme si l’on comptait sur Dieu. Un Dieu qui ne serait ni éternel ni historique, trace, voire souffle
des saints et des justes, de ceux qui, le plus souvent anonymes, sont allés
dans l’histoire le plus loin, bien au-delà de ce qu’ils pouvaient.
31.
Mais qui suis-je, moi, pour parler ainsi ?
Dont parle le très beau petit livre de J.-L.
Nancy, Vérité de la démocratie.
Flahault, François, “Le
fonctionnement de la parole. Remarques à partir des maximes de Grice”,
Communications, nº 30, La Conversation, 1979, Seuil, p. 73-79.
Ce texte connu de Nietzsche, Sur la vérité
et le mensonge au sens extra-moral, s’occupait déjà
de la question de Flahault. Si l’on lit le récit dudit ‘péché originel’ (Gn
2-3), la connaissance du bien et du mal implique la connaissance (l'intelligence, l'entendement, la
compréhension) et l'envie
(‘vous serez comme des Dieux’, ceux dont on a envie, ceux que l’on envie, vous
serez ceux qui sont enviés), mais aussi la ruse, la dissimulation : honte d'être nus, se cacher, se disculper
de sa responsabilité.
Voici qu’un texte récent
du philosophe et psychanalyste juif Daniel Sibony, Question d’être entre
Bible et Heidegger, réussit
ce que l’on pourrait dire une opération de dédeification : en mettant en
rapport le tetragramme divin YHVH avec celui du verbe être HVYH, sans les
identifier, celui-ci est une “fonction”, celui-là une “entité”, “mais c’est sur
fond d’être que le divin s’exprime dans le Livre hebreu” (p. 8, n.). Mais il
n’a pu approcher cet être parlant biblique, en philosophe psychanalyste, que dans le texte hébreu et
après avoir lu Heidegger, dont il comprend l’anti-sémitisme comme un
aveuglement narcissique qui l’a empêché de découvrir l’origine lointaine de sa
pensée. Que mon approche autant de la Bible que de Heidegger soit assez différente
du privilège sémantique de Sibony (et de Heidegger lui-même), cela me rend plus
libre pour accepter cette lecture avec enthousiasme.