vendredi 5 août 2016

Que devient le Christianisme quand on ne peut croire à un créateur ?




un essai de phénoménologie historique et textuelle

1. Ne pas croire à un créateur ne fait pas disparaître le Christianisme de l’histoire
Il peut au contraire nous poser d’excellentes questions, nous qui sommes ses héritiers autant que de la Philosophie grecque, que l’on ne cesse de relire avec profit, même si leurs concepts et arguments ne sont plus les nôtres. Le Christianisme aussi, demande à être relu autrement.
      
2. Trois présupposés de cette approche du Christianisme :
a) en suivant la nouvelle exégèse du Pentateuque (A. de Pury), selon laquelle le livre du Deutéronome a été le premier écrit, 3 siècles et demi après le début de la monarchie israélite, les Prophètes sont les écrivains penseurs de la Bible hébraïque (comme les Philosophes le sont de la Philosophie grecque) ;
b) l’historicité de ces phénomènes est d’abord celle des textes qui les racontent, d’où que l’approche doive être textuelle, en suivant leurs problématiques et chronologies : leurs transformations (si l’on sait les lire) sont tout autant historiques ;
c) religion et politique sont indissociables dans la société juive, la Bible est un texte à la fois spirituel et politique. Il faut éviter un postulat implicite de son approche exégétique, l’anachronisme spontané de penser que les évangiles ont été écrits pour être lus vingt siècles plus tard, et par exemple qu’ils se jouent selon la séparation moderne État / Églises. 

3. L’argument politique : l’alliance et l’apocalyptique
Âge du Bronze récent, siècles 15e à 13e avant J.-C., la région de l’Egypte, Grèce et Proche Orient connaît une civilisation qui a des rapports commerciaux, diplomatiques et guerriers entre ses puissances, Egypte, Grèce de Mycènes, Hittites [Turquie], Assyriens [Afghanistan], Babylone, dit l’historien américain Eric Cline, avant qu’au tour de 1177 av. J.-C. elle ne soit entrée en déclin. L’Âge du Fer prit quelques siècles pour relancer les empires, la monarchie de David (prise de Jérusalem vers l’an 1000) a profité de ce répit pour s’affirmer en Canaan avec une certaine autonomie, mais par la suite est devenue vassale des diverses puissances, Assyriens, Babylone, Perse [Iran], Séleucides, Romains. Le Deutéronome a été écrit pendant une reprise entre Assur et Babylone, en proposant le motif d’alliance où son Dieu est le souverain et Israël le vassal (dans le récit des 10 plaies de l’Egypte, c’est Yahvé contre le Pharaon, de souverain à souverain, pas contre ses Dieux), le premier lui assurant bénédiction et protection face aux nations étrangères, s’il se trouve fidèle à l’éthique du Décalogue et au droit autour du Temple de Salomon, Placé au désert longtemps avant la monarchie, celle-ci – avec toutes ses usages agricoles et d’élevage et coutumes – est réduite pour que le rapport de souveraineté soit clairement manifeste. Dt 28 et Lv 26, les bénédictions et les malédictions, disent cette doctrine prophétique, que le livre de Job, quelques siècles plus tard, critiquera en ce qui concerne le destin du juste abandonné. Après la défaite des Iraniens, les plus tolérants de ses suzerains (ils ont rendu possible que la Torah devienne la loi en Israël), l’emprise grecque et puis romaine est devenue tellement imposante, excluant toute révolte militaire, qu’elle a engendré une littérature apocalyptique qui attend l’intervention eschatologique du Dieu Souverain de l’alliance comme seule issue à cette oppression. Jean le Baptiste et Jésus de Nazareth s’inscrivent d’emblée dans cette conception apocalyptique, annonçant le Royaume de Dieu, c’est-à-dire la venue du Créateur prendre possession de son vassal allié et faire le Jugement final des humains : « les temps sont accomplis, le Royaume de Dieu est tout proche ». En plus de la figure de Messie elle-même, une autre figure eschatologique des évangiles est celle du Fils de l’homme, empruntée à Daniel  (7, 13-14,27) comme une ascension collective des justes vers le Ciel évoquée dans le tout premier écrit chrétien : ‘nous, les vivants, nous qui serons encore là pour l’Avènement du Seigneur […] nous serons réunis […] et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur Jésus dans les airs’ (1Th 4,15-7). Très étrange à nos yeux de descendants des Grecs, c’est la figuration de l’issue éternelle des justes de la Terre vers le Ciel dans une culture qui ignore l’opposition platonicienne entre le corps et l’âme immortelle. Voici le contexte politique des textes concernant les origines du christianisme.

4. L’utopie évangélique
On pourrait dire ainsi la logique de ces deux figures, du Fils de l’Homme collectif montant de la Terre vers le Ciel pour accomplir le Royaume de Dieu. a) Elle est propre d’une société à économie agricole et d’élevage qui dépend donc essentiellement des fécondités de ses plantations et de ses troupeaux, des bénédictions que le seul et dur travail des champs ne garantit de lui-même. L’alliance selon les prophètes a lié la surabondance des cueillettes et du bétail à la justice du père de la maison. C’est la table qui résulte de ce travail béni qui fait des gens de la maison une communauté qui partage ce qui nourrit leurs corps : à l’envers de l’individualité de l’âme grecque qui doit être vertueuse, ici c’est le biologique travaillé et mangé pour faire du biologique, nature puis culture puis nature indissociablement, c’est la table donc qui est au cœur de la pensée prophétique. b) L’amour du voisin, du prochain, voire de l’étranger victime de voleurs, de celui qui a faim, qui a soif, qui est nu, sans gîte, malade, prisonnier, celui qui n’a pas de maison en somme, c’est la table bénie, qui donne du plus qu’elle a reçu en fécondité à ceux qui en manquent, c’est elle qui va au-delà des murs des maisons et des frontières ethniques et de ségrégation sociale, vers le rassasiement à cent pour un. c) La table du pain et du vin partagé par ces justes en mémoire de la table de Jésus, est le noyau du paradigme des textes du nouveau Testament, de la nouvelle Alliance : on peut dire que c’est l’utopie évangélique dont la figure est le Fils de l’Homme collectif en ascension vers le Royaume messianique (plus facile à démythologiser après l’ascension des Américains à la Lune). Ce qui est difficile à penser dans cette figure, c’est qu’elle résiste à nos capacités de spécialistes, est-ce du biologique ou de l’économique, du religieux ou du politique, a rapport à la ‘dignité humaine’ et ses droits ? Pas de séparation entre pensée et action, théorie et pratique, il ne s’agit pas non plus de métaphores (végétales ou concernant des bergers), des images pédagogiques, c’est juste la ‘réalité’ de la vie, si l’on peut dire. C’est un défi à notre pensée greco-romaine-chrétienne. L’utopie actuelle : la fécondité globale des vivants à nourrir et à guérir, la justice du partage autour de soi de ce que l’on a reçu, l’amour du prochain. Moi, je n’arrive pas, c’est très difficile.

5. Paul : le Messie, de la résurrection au retour en gloire ; le Fils de Dieu
Les 7 lettres de Paul écrites de son vivant se situent entre deux récits majeurs, celui de la mort de Jésus sur la croix et sa résurrection dans le passé récent et celui de son prochain retour en gloire. Ecrites à des fidèles venus du paganisme, elles ajoutent au motif eschatologique de la messianité de Jésus, titre céleste juif, celui de Fils de Dieu, plus adéquat à son auditoire. Au début de la lettre aux Romains, ‘il a été défini comme Fils de Dieu de par la résurrection des morts’ (1,4) signale ce titre comme ‘platonicien’, eu utilisant le verbe définir (horizô) de Platon, relatif aux Formes idéales célestes définies (le beau, le bien, le juste, la vertu) :  c’est donc un titre céleste grec qui est juxtaposé au titre juif de Messie qui viendra bientôt. Ajoutons que, écrites avant les évangiles, ces lettres ignorent à peu près tout de leurs récits et des paroles de Jésus, en se réclamant de ne pas connaître le Messie selon la chair (2Co 5,16), conséquence logique de la dimension eschatologique de cette figure, qu’il n’attribue à Jésus qu’en conséquence de sa résurrection.

6. Les évangiles : récits du Messie avant la résurrection
Les quatre évangiles prennent le défi de Paul dans cette question : ils sont bâtis structurellement autour de la question de la reconnaissance de la messianité de Jésus par ses disciples, la confession de Pierre étant chez les quatre le tournant narratif décisif, à la suite de la ‘multiplication des pains’, chez les synoptiques celle-ci étant le critère de la compréhension messianique de Pierre, tandis que Jean, assez tardif, dépend d’une autre tradition narrative qui a peu de choses communes avec les synoptiques et sur laquelle l’auteur développe une théologie fort énigmatique. L’audace synoptique les oblige d’essayer de justifier la condamnation à la mort du Messie, ce qu’ils font en la prédisant et son dénouement par la résurrection, prédiction qui contredit, très clairement chez Marc, je l’ai montré il y a 42 ans, la finesse narrative des stratégies de Jésus, depuis le début provoqué par des adversaires et devant laisser les villes, utilisant Gethsémani comme lieu de clandestinité de celui qui ne veut pas du tout mourir ; de même, la surprise du tombeau vide démontre la construction théologique de ce discours de prévision, qui chez Luc deviendra un plan divin de salut.

7. Les deux échecs et leurs issues :  la résurrection et le passage des Juifs aux Grecs avec pré-existence et incarnation
La résurrection est donc l’issue de l’échec de Jésus, condamné par le pouvoir religieux du Temple. Elle n’est pas racontée, cela va de soi, mais sa logique est messianique, le titre eschatologique de Fils de l’Homme sera déplacé du collectif sur le seul Jésus, le ressuscité est monté seul au Ciel ; étant seulement annoncée chez Marc, elle ouvre d’emblée, tout comme chez Paul, sur le retour eschatologique du Messie. Certes, ceci défie l’historicité, ces textes toutefois attestent historiquement et la croyance de ses disciples et qu’ils ont surmonté leur peur d’être poursuivis après la crucifixion (Pentecôte chez Luc) ; leur aventure missionnaire ne peut se comprendre sans leur foi et dans la résurrection et dans le retour messianique à brève échéance, avant la disparition de tous les témoins de Jésus, ce qui toutefois est en train d’arriver avec la persécution des chrétiens des années 60 à Rome. Or, le Temple étant chez les synoptiques l’adversaire symbolique du Messie, sa destruction par l’armée romaine en 70 est annoncée comme prélude à la grande catastrophe apocalyptique ; écrivant vers 71, Marc y voit le signe clair du retour messianique imminent : « comprends, lecteur ! », dit-il (13, 14) ; quelques années plus tard, ce retour est encore attendu par Mathieu. Pas d’apocalypse, ce fut le second échec, et il atteint en retour le premier : on aura des récits d’apparitions du Ressuscité, plus de 50 ans après son meurtre. Mais à des yeux juifs, c’en est fini de croire qu’un condamné à mort soit le Messie, un ressuscité qui n’est pas venu en gloire de Messie. Quelques mots de Mathieu selon lesquels Jésus escomptait le salut des seuls Juifs soulignent que c’est le courant ouvert par Paul vers les gentils qui continuera la mission en milieu grec, en s’appuyant donc plus sur le titre de Fils de Dieu, lequel chez les synoptiques n’occupe pas le devant de la scène, mais fera fortune chez Jean, vers l’an 100. Deux parmi les lettres attribuées à Paul, aux Colossiens et aux Éphésiens, reculeront le Messie de l’eschaton, le terme final, vers l’archê, le commencement : les motifs de la pré-existence du Messie et de son incarnation y seront dessinés avec des motifs philosophiques à l’appui, de même que dans l’hymne introduit au 2e siècle chez Philippiens 2,6-11 : ils permettront de développer le Fils de Dieu, déjà chez Jean plus clairement (ce texte est de lecture spécialement difficile entre le juif et le grec). Reste que les intellectuels chrétiens du 2e siècle, dits Apologistes grecs, font leurs discours d’apologie du christianisme auprès d’intellectuels païens en ne parlant que du Fils de Dieu : chez eux ni Jésus ni Messie, que du grec, pas du juif.

8. Origène platonise le discours théologique : l’âme immortelle
Sans doute, les transformations du discours chrétien entre les dominances juive et grecque pendant un peu plus d’un siècle demandent des analyses pour lesquelles je manque de compétence, mais Origène en est plus que le témoin, il est l’opérateur de l’extraordinaire réussite du grec platonicien : vieux de six siècles, celui-ci prend ce discours ‘oriental’ nouveau-né, comme il l’a fait sur beaucoup d’autres sans doute, et crée une théologie qui durera jusqu’au 20e siècle tout au moins (après refonte aristotélicienne par Thomas d’Aquin). Dans cette théologie philosophique, seule l’âme et ce qui s’y réfère est ‘digne de Dieu’, tout ce qui est corporel, narratif, historique, est réduit par le biais d’une théorie des sens de l’Écriture qui cherche, dans ce qu’elle appelle le ‘sens littéral’ des textes leur ‘sens spirituel’ : les textes deviennent des prétextes au spirituel platonicien. La Bible hébraïque devient l’Ancien Testament, qui ne fait qu’annoncer le Nouveau, spolié de son eschatologie voire – à la lecture théologique – de la résurrection. Ces motifs ne sont pas niés, ils gardent leur place dans le Credo et dans la liturgie où les deux Testaments ont le rôle principal, mais ils n’ont pas de place dans le discours théologique qui ‘lit’ la Bible : c’est l’âme immortelle qui aura la part du lion. Deux tests sur l’incompatibilité entre celle-ci et la résurrection : chez Celse, un platonicien spirituel discuté par Origène, chez Grégoire de Nysse, Sur l’âme et la ré­surrection, au 4e siècle.

9. Les dogmes du 4e siècle : sans la résurrection, Jean contre Paul
Si c’est vrai que Paul ne reconnaît Jésus comme Messie et Fils de Dieu qu’à la suite de la résurrection, il faudra s’étonner assez fort de savoir que celle-ci n’a aucun rôle dans les définitions dogmatiques sur la Trinité et la Christologie : placée au cœur des lettres de Paul et assurant le dénouement des quatre évangiles, la résurrection ne compte pas dans le discours dogmatique des Conciles grecs, pas plus que dans la théologie que l’on enseignait dans les séminaires catholiques vers le milieu du 20e siècle. L’incarnation de la deuxième personne de la Trinité est devenue bien plus importante que cet événement sans témoins arrivé au crucifié. L’évangile de Jean semble l’emporter, mais là il faut avouer une difficulté majeure : pourra-t-on lire son introduction (le Logos s’est fait chair) et son mot le Père et moi, nous sommes un sans que les dogmes du 4e siècle interviennent, les lire en tenant compte du monothéisme juif, donc en précisant une ‘unité’ semblable à celle de Paul,  si je vis,s ce n’est plus moi, c’est le Messie qui vit en moi ? Peut-on distinguer entre ‘juif’ et ‘grec’ dans ce texte énigmatique ? En regardant de façon élargie, c’est comme si Jean avait prévalu sur Paul dans cette dogmatique où la parenté humaine a défini métaphoriquement la nature divine. Il ne s’agit pas de contester le dogme, on le laisse dans cette philosophie grecque où il a été formulé (qui n’est plus la nôtre), qui pendant de longs siècles a cautionné l’aboutissement du christianisme comme une ‘institution divine pour le salut des âmes’, pas grande chose à voir avec les récits évangéliques.

10. De mouvement spirituel, le christianisme devient religion de l’ensemble social et assume la morale de l’A. T., le Décalogue, en laissant l’éthique évangélique aux moines et autres spirituels
L’un des plus grands obstacles des lectures des trois premiers siècles du christianisme, c’est qu’on le prend dès son début comme la ‘religion’ qu’il est devenu après Constantin et Théodose et qui a façonné l’Europe. Dans cette religion, les bébés sont baptisés du baptême qui appelait à la conversion eschatologique des adultes, le baptême des croyants qui ont dû ensuite, trois siècles durant, subir des hostilités sociales plus ou moins fortes, parfois très meurtrières, de la part de l’empire qui avait exécuté celui qui était la référence divine de leur foi. Ce qui était un mouvement spirituel minoritaire est devenu l’englobant de l’ensemble des populations, participant du pouvoir politique de César et de l’Argent, devenu semblable à l’institution qui dans les synoptiques entourait le Temple du « Dieu des morts ». En plus du baptême des enfants, l’adoption du Décalogue dudit Ancien Testament comme morale sociale en dit long sur cette différence, car on voit tout de suite au 4e siècle se déclancher des mouvement spirituels au désert, puis chez saint Benoît, qui se réclament de l’éthique eschatologique des évangiles délaissée par l’institution religieuse, qui ne traduira même pas les textes latins de la liturgie quand les gens ont cessé de comprendre la langue. Mais il faut savoir que sans Platon et sans Constantin le christianisme aurait disparu de la scène historique, comme il est arrivé aux autres cultes d’origine asiatique qui le côtoyaient dans l’empire romain.

11. Le double lien des Églises chrétiennes : la liturgie de source juive (qui se répète) et la théologie grecque et l’appareil romain qui se réforme au gré des diverses époques historiques
La différence entre l’apport juif et l’apport greco-romain a permis de caractériser la structure des Églises chrétiennes par une doublure articulée. D’une part, la liturgie héritée de la synagogue autour des lectures de la Bible et celle des gestes de partage du pain et du vin en mémoire de Jésus mort et ressuscité a un caractère que l’on peut dire répétitif, ce que l’on peut appeler l’ecclésial, plutôt commun aux diverses confessions ; de l’autre part, les changements historiques de la civilisation occidentale ont obligé souvent à des réformes de l’ecclésiastique, disons, des appareils d’organisation des clergés et de leurs discours devant les autres pouvoirs publiques autant que devant les gens dont les clercs se disent, sans embarras, les pasteurs vis-à-vis leurs ouailles. Deux chapitres font un court bilan des transformations historiques, d’une part avec les universités médiévales, sans doute, l’une des plus importantes des inventions ecclésiastiques par rapport à l’Europe à venir, la théologie de Thomas d’Aquin ayant rendu Aristote son maître école, d’autre part les réformes spirituelles incessantes, soit des mouvements de hommes ou femmes ‘consacrés’ à l’éthique évangélique parmi les catholiques, soit des mouvements protestants et leurs revivals, par règle ces innovations spirituelles devenant à la seconde ou troisième génération plus ou moins ‘religieuse’ ou ‘ecclésiastique’, donc ouvrant chemin à des futures innovations.

12. Une éthique de la fécondité au-delà de ce que l’on peut
Pour finir, la proposition d’une éthique évangélique, en commentant le discours sur la montagne de Mathieu, chap. 5 à 7, que l’on peut lire dans un blog (une éthique au-delà de ce que l’on peut: le discours sur la montagne Mt 5-7).

http://phenomenologiehistorique.blogspot.pt/2016/06/une-ethique-au-dela-de-ce-que-lon-peut.html

13. La politique selon Jésus, c’est le service
La fécondité de cette éthique de saints, de grands passionnés, n’est visible peut-être qu’à des yeux déjà un peu ouverts au spirituel. Mais elle implique aussi une politique : ‘vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations [les rois] leurs commandent en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui devra devenir grand (megas) parmi vous, se fera votre serviteur (diakonos) et celui qui voudra être le premier parmi vous, se fera l’esclave (doulos) de tous’ (Mc 10,42-4). Megas, grand, en latin magis, donc magister, maître, le minister, le petit, minus. Ce sont les ‘dirigeants’ ecclésiastiques qui se sont appelés eux-mêmes ‘ministres’, les petits, c’est le déplacement historique de leur place vers celle des grands qui a opéré l’inversion sémantique de notre mot ‘ministre’. Comment un ministre chrétien, se situant à une place de pouvoir sur la nation, peut-il répondre de cette injonction ? Trois oppositions des synoptiques peuvent éclairer des stratégies de service politique. D’abord, ‘on ne peut servir Dieu et l’Argent’ (Mt 6,24). Or, l’argent est un mécanisme de liberté élémentaire, permet à chaque famille de choisir ce que, dans les limites de son budget, elle préfère pour sa reproduction. Ce n’est pas son abolition (ni du capital) que les textes évangéliques proposent, mais qu’il ne sorte pas de son rôle dans les échanges quotidiens et ne devienne un fétiche d’enrichissement asservissant son propriétaire, le rendant incapable de servir ses frères humains. Pour ce qui est de l’opposition Dieu / César (Mc 12,13-7), carrément politique, car la discussion sur l’impôt dû à César est un piège en vue de l’accusation devant Pilate, elle correspond au service politique des ‘ministres’, sachant que ceux qui sont aux échelons les plus bas sont ceux qui doivent être le mieux servis par la politique. Enfin, l’opposition Dieu des vivants / Dieu des morts, dans le contexte celui des riches liés au Temple des grands prêtres, on peut estimer que tout discours de vérité (« pensée unique », toute forme d’orthodoxie) et de séduction (les stars) relève de cette divinité mortelle, en tant qu’opium du peuple, comme disait Marx. Le service politique sera ici la libération des yeux, des mains et des pieds d’un chacun, à l’image des guérisons thaumaturgiques de Jésus, de rendre les gens autonomes et solidaires.

14. Sur le Créateur
Ce texte a été écrit par une approche historique et textuelle des textes concernant l’histoire du christianisme, concernant donc des gens qui croyaient en un Créateur et espéraient leur résurrection à la fin du monde, plus tard que leur âme vienne à la présence du Créateur après leur mort. Mais ces croyances n’ont jamais été invoquées dans l’argumentation, cette mythologie d’une vie éternelle au ciel après une vie juste sur terre n’étant plus la nôtre, les croyants devraient s’en rendre compte, eux aussi. La création est un anthropomorphisme de l’ouvrier humain nécessaire à la compréhension de l’étonnante fécondité des vivants, dont l’œuvre est l’ensemble du ciel et de la terre, qui est toujours déjà là avant les humains et toutes les choses, vivantes ou pas. Créateur d’étants, comme disaient les philosophes, des choses que l’on voit ou touche ; comment le penser en tant que créateur de cellules et de leurs molécules complexes et fragiles, demandant un métabolisme incessant pour se refaire, ou bien des atomes et de leurs particules fugaces, toute cette population que Bohr appelait « des êtres de laboratoire » ? D’autre part, ce déplacement anthropomorphique dépend d’une conception de causalité de type substantialiste et trouve son effet spécifique dans ce que l’on appelle aujourd’hui des événements, dont l’immotivation demanderait une détermination ‘métaphysique’. Or, selon Derrida, l’enjeu de tout événement – à la limite tout est événement, la routine en étant le degré zéro – est « l’unité du hasard et de la nécessité dans un calcul sans fin » (1972a, p. 7), ce qu’une voiture peut illustrer, fabriquée en des laboratoires physiques et chimiques selon des règles rigoureuses en vue de poursuivre des trajets aléatoires. De même tout animal dans l’aléatoire de la scène écologique, sa biochimie fort bien réglée le poussant à la poursuite d’autre vivant à manger, devant fuir de l’être à son tour. Il n’est aucunement relevant qu’un biologiste soit ou pas croyant, c’est de la biologie qu’il fait. En bref, plus besoin d’une grande Cause dans ce jeu de hasard et nécessité. Ajoutons : comment penser la bonté d’un Créateur des vivants qui a posé comme règle de la vie animale (cycle biologique de reproduction du carbone, élément nécessaire de toute molécule des vivants : photosynthèse des plantes, herbivores qui les mangent et sont mangés par des carnivores.) que la survie du lion dépende de la mort de la gazelle et celle-ci de la faim du lion, où l’emporte le plus fort ou le plus rusé ? C’est de cette loi de la jungle (que Gn 1 ignore, § 6n.) que les sociétés humaines ont hérité leur violence tissée de force et de ruse, ladite question du mal.

15. Issu d’une vieille passion, tout dans ce texte est neuf, ma parole.

mardi 7 juin 2016

De la fécondité dans la Bible



Il s’agit de l’extrait de la 1e partie du dernier chapitre d’un texte inédit sur la christianisme, que j’espère qui soit lisible hors de son contexte. Parfois, on y repèrera des références aux trois grandes scènes historiques de la Terre, à savoir : celle de l’alimentation concernant tous les vivants, dont la circulation se fait selon la loi de la jungle ; celle de l’habitation concernant les sociétés humaines, dont la circulation se fait selon la loi de la guerre ; celle de l’inscription, concernant les textes du savoir occidental, dont la circulation se fait selon la loi de la vérité.


L’énigme
1. Dans la très belle première page de la Bible hébraïque, avant le septième jour, à deux reprises il y a bénédiction du Créateur sur ce qu’il vient de créer : ‘Dieu les bénit et leur dit : ‘soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la mer […] la terre’’ (Gn 1,22,28), concernant les poissons et oiseaux le cinquième jour, les animaux terrestres et les humains le jour suivant. À ceux-ci, les plantes sont données en nourriture : aux humains, ‘tous les herbes portant semence’ et ‘tous les arbres qui ont des fruits portant semence’, tandis qu’aux autres animaux terrestres, ‘toute la verdure des plantes’. Lors de leur création, les plantes relèvent de la ‘terre’, de même que les animaux terrestres : ‘que la terre verdisse de verdure : des herbes portant semence et des arbres fruitiers donnant sur la terre des fruits contenant leur semence’ (1,11). Déjà la semence (l’agriculture sans doute) y était privilégiée, sans recevoir toutefois de bénédiction[1], laquelle semble viser seulement les animaux, eux qui doivent chercher de la nourriture[2] et dépendent donc de l’aléatoire[3].
2. ‘Soyez féconds, multipliez-vous’ : comment ne pas y lire l’énigme par excellence de la Terre, à la différence de tous les autres astres connus ? L’énigme, percée par la biologie moléculaire dont la logique est au cœur des théories modernes de l’évolution, dont Prigogine a repéré le secret en termes biochimiques (la production d’entropie dans chaque cellule), l’énigme de ce que Derrida a nommé la ‘trace’ vivante[4], au-dessus des graves. Énigme dont les mythologies racontent que seuls les Dieux au Ciel – le soleil, la lumière et la nuit, la chaleur et le froid, la pluie et le vent – tiennent le secret, que c’est leur moyen de gouverner les humains. Énigme centrale de la phusis (du verbe grec phuô, pousser, croître), au cœur de la curiosité d’Aristote, de ce qui l’étonne et lui donne à penser : ce qui est susceptible de croissance par soi-même, défini par son mouvement autonome (génération et corruption, altération en quantité et en qualité, déplacement). Et peut-être plus que cette croissance, une énigme qui contredit une maxime médiévale, car la fécondité, c’est cette multiplication qui a rempli la Terre : du moins est sorti le plus. ‘Anomalie logique’ (cachée) que seules la photosynthèse et la biologie moléculaire ont pu expliquer, qu’il n’est pas impossible que ce soit ce qui a demandé une source créatrice à partir du rien, ex nihilo. S’étonne-t-on assez de ce que tout vivant commence par le presque rien d’une cellule qu’il faut bien protéger dans sa germination ? Et de même que tout savoir commence par on ne sait quoi de minimum qui vient jouer dans des neurones vierges, passifs, et parviendra avec le temps à les activer ?
3. Platon, lui, est fasciné par une autre sorte de fécondité, celle de la pensée au-delà de ce qu’on a appris (l’esclave du Ménon : Socrate montre qu’il ‘sait’ de la géométrie sans l’avoir étudiée). Tout comme les mythes auxquels il ne croit plus, Platon a recours au Ciel, à la contemplation des Formes idéales éternelles par l’âme avant de choir dans un corps terrestre. C’est là aussi l’une des grandes énigmes de la pensée occidentale, celle de la spontanéité de la raison qui arrive à penser ce qui la dépasse, les plus grands, Descartes, Leibniz, Kant, Husserl, ayant essayé de leur apport à cette si haute question, les deux premiers en la faisant dépendre de Dieu, les deux autres le congédiant. Derrida a montré comment, dans le Phèdre, en se défendant de l’écriture, Platon a eu recours au motif de la paternité / filiation pour comprendre le rapport ‘vivant’ de celui qui parle avec son ‘fils’, le logos, son discours (l’écrit, par contre, serait ‘orphelin’ et bâtard). Plus tard, après le tournant du Parménide, suscité par ses discussions à l’Académie avec son nouveau disciple, Aristote (135d), il théorise dans le Théétète ce rapport de paternité / filiation à travers la métaphore de l’accouchement[5] : de même que sa mère accouchait des corps des femmes (des bébés ou des chimères sans bébé), Socrate accouche des âmes des hommes, la question étant déplacée par rapport à la réminiscence du Ménon. Toujours énigmatique, il s’agit maintenant de discerner dans le discours en train de naître le discours vrai des chimères, des fausses couches. La fécondité, oui, mais pour aboutir à quoi ? Les arbres se reconnaissent à leurs fruits, répondra en écho le discours sur la montagne.

Des bénédictions aux béatitudes
4. Dt 28 et Lv 26 illustrent la conception des Prophètes sur la bénédiction en tant que fécondité : le Dieu de l’alliance est à la source des grossesses des femmes, de la croissance des plantations et des troupeaux. ‘Yahvé te fera su­r­abonder de biens : fruit de tes entrailles, fruit de ton bétail et fruit de ton sol, sur cette terre qu'il a juré à tes pères de te don­ner’. De même, est-il le garant des victoires militaires d’Israël. Et le revers de la bénédiction, la malédiction – stérilités, disettes, défaites – revient aussi à Yahvé, le rapport étant établi entre prospérité et dépérissement et les attitudes éthiques du peuple, de chaque maison. Voici toutefois que ce rapport, au cœur pourtant de l’alliance, se révèle démenti par les faits : c’est la si­tuation du juste Job, à qui échoue la malédic­tion. Tout le poème – qui est autonome de l'introduction en prose et du corré­latif ‘happy-end’[6] – est une lon­gue discussion sur ce scan­dale ma­jeur, un texte surtout de questions quasi philoso­phiques en ce sens : si l’on y cherche des ‘causes’, des ‘explications’, on ne re­trouvera que le ‘sans raison’ des desseins et de la sagesse divines, que l’insondable de son mystère, Job représente la dimension exis­tentielle, pour ainsi dire, de la séparation bien / mal consommée par les Prophètes. C'est la critique de cette coupure, le registre du don (barak, sort, chance) avant elle[7], sans cause autre hors de lui, mais qui pose problème lorsque la béné(malé)diction n'est plus rattachée à la suite généalo­gi­que des an­cêtres et que des critères éthiques n’arrivent plus à dé­cider. Or, déci­der, c’est ce qui fera le geste rédacteur, sans doute posté­rieur et d’une autre main, qui a lié dérisoi­rement les deux morceaux de prose au poème : la dé­tresse de Job est imputée, non plus à Dieu[8], mais à Satan, à une autre source donc. Il y aura donc dorénavant deux sour­ces, l’une pour le bien et l’autre pour le mal[9], dont témoigne la lit­térature apocalyptique à quoi se rattachent les deux premiers évangiles synoptiques.
5. Les Béatitudes de la montagne reprennent la fécondité, certes, pas toutefois sur le registre des semences et de la phusis, plutôt sur l’autre registre du nouveau Testament, celui de la ‘folie’ de 1Co 1,26-9. En lui donnant une allure de nouveau Moïse : ‘n’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir (plêrôsai, rendre par-faite)’[10] ; ‘vous avez appris qu’il a été dit aux ancêtres […] Eh bien ! moi je vous dis […]’, audacieuse prétention reprise six fois. Il s’agit de parfaire ce qui était imparfait, ‘à cause de votre dureté de cœur’, dira-t-il à propos du divorce (Mt 19,8). On tient compte donc de l’enjeu des envies, qui empêche de transposer la fécondité du niveau de la scène biologique de l’alimentation à celui de l’habitation, comme les Prophètes ont essayé et Job constaté l’échec. Sorte de fuite en avant, il aura fallu la perspective exaltante d’une eschatologie imminente pour que cette nouvelle loi spirituelle ait pu être proclamée.

De la création à l’eschatologie
6. Le Ciel est le lieu du recours des humains à la fécondité au-delà de la mort, de la corruptibilité terrestre, fécondité qui – dans toute société à base d’énergie biologique – n’est pas à la portée des humains, ancêtres ou actuels. Le mouvement régulier des astres, dans sa reproduction éternelle, assure l’aléatoire météorologique (pluie, lumière, chaleur) dont dépendent les prémices de la donation divine – humains mâles, troupeaux, moissons, vendanges – qui doivent être retournées en sacrifice. Or, la fécondité au-delà de la mort comme don du Ciel du Divin à la Terre des Mortels, comme dirait Heidegger, reprenant sans cesse en cycles ancestraux – semer -> s’élever (speiretai -> ergeitai), chez 1Co 15 –, parvient à s’achever dans la figure du Fils de l’Humain de Daniel, reprise par les synoptiques et 1Th 4,15-7, seule façon de justifier l’éthique prophétique de justice, une fois celle-ci déliée de la tâche politique impossible de se débarrasser des Romains.
7. En termes phénoménologiques, la fécondité consiste dans une oscillation entre petites répétitions et leurs excès, ceux-ci rendant manifeste qu’il y a donation[11], autrement en retrait dans la routine. La reproduction en tant que routine, susceptible d’un certain calcul, on y est habitué, on peut plus ou moins escompter ce qui en adviendra, sans étonnement. C’est devant la fécondité qu’il y a étonnement. Certes, celui-ci peut venir avec le zoom de l’approche scientifique sur la routine : compréhension, expérimentation, définition. Et plus encore chez les artistes, qui jouent plus près de l’excès et donc de l’étonnement devant l’événement, le singulier. Or, le motif de la fécondité selon les semences s’ajuste à Aristote, car c’est la logique entropique de la phusis qui est invoquée comme continuité, comment de la mort sort la vie, soit le quasi transcendantal biologique : le quasi transcen­dantal d’habitation et d’inscription entraînerait éthiquement celui de l’alimentation, donc le banquet messianique à la suite de la résurrection. Tandis que Platon met en scène le banquet pour s’en débarrasser, tous ivres sauf Socrate ; il joue sur la rupture de l’inscription par rapport à l’alimentation et à l’habitation : l’âme, c’est le déplacement des envies en vue de l’autosuffisance, de son autarcie éthique qui demanderait un jeûne et une abstinence durables, voire éternelles. C’est la fécondité communautaire du Fils de l’Humain qui a été oubliée par le Fils de Dieu descendu et par l’économie de l’âme, toute cette fresque trinitaire d’incarnation et de salut venant se référer à chaque âme – pure ontothéologie –, ce qui reste vrai probablement des moînes eux-mêmes. Il faudrait dès lors rapporter cette question à celle de ‘l’oubli de l’être’, de la phusis justement en tant que fécondité surprenante : l’âme est l’oubli de la fécondité.
8. La fécondité est la première ‘propriété’ de la vie, déjà chez les plantes ; d’être affecté, par les autres et par soi-même, c’en est la deuxième, propre au monde animal. Or, cette fécondité énigmatique, invention du Créateur, suppose que son hétéronomie s’efface en donnant : c’est la création ex nihilo, la condition de l’autonomie des vivants créés. Par contre, la notion de pouvoir est une invention humaine, l’hétéronomie qui ne s’efface pas, qui privilégie son auto-affectation, ses envies d’être envié, qui impose par la force aux autres – non pas la fécondité, certes – de mettre leurs bras, leurs muscles à énergie biologique, à son service à lui, patron, qui peut ainsi s’approprier des moissons, vendanges et troupeaux, des bénédictions données par le Créateur, pour affirmer sa richesse, sa puissance, en se réclamant en plus du Dieu du Temple où il lui fait offrir des sacrifices[12]. C’est ce que Jésus a compris, en recueillant les traditions de ses devanciers : c’est cette appropriation du don, de la fécondité, à la base de la richesse dans ces sociétés à maisons agricoles, qui est la racine de tous leurs maux, de leurs envies meurtrières, agressives, mensongères, hypocrites, dudit péché. La maison riche soigne ses alliances, sa parenté, sa ‘chair’ qui ne veut que se reproduire riche. Jésus a donc dû transposer la loi de la fécondité chez les vivants : de la scène de l’alimentation – effacement de la donation en tant que condition de leur autonomie – à la scène de l’habitation, il a pensé le déplacement de la semence vers le pauvre pur de cœur, dont la seule envie est de chercher la justice du Royaume de Dieu. La loi de la fécondité a été ainsi étendue de la création à l’eschatologie (en effet, l’eschatologie imminente répondait à la critique de Job).
9. Jésus nous a donc appris la loi de la fécondité au-dessous des moyens de pouvoir social (armes, richesse, savoir acquis et assis), la logique eschatologique du Fils de l’Humain, en tant que loi de la sainteté, celle du petit qui devient grand, du fou qui est sage. Mais puisque c’est au niveau des envies réciproques que se joue l’enjeu, c’est la loi de la guerre qu’il faut renverser : par le précepte de l’amour du prochain qui transborde, fécond. L’excès éthique pour la justice, face au scandale de l’injustice et de la souffrance, voici ce qui dans cette tradition parle de Dieu. La différence de Jésus, par rapport aux prophètes et aux apôtres : il a été le seul qui a eu un récit à lui. Les prophètes ont toujours parlé au nom de Dieu, pas Jésus, chez qui l’on ne trouve jamais le mot prophétique typique ‘Dieu a dit’, ‘oracle de Yahvé’ ; tandis que les apôtres ont annoncé Jésus en tant que messie, après que lui-même l’ait fait solennellement au Sanhédrin. Ni Jésus (au contraire : ‘moi, je vous dis’) ni ses apôtres ne parlent plus au nom de Dieu : c’est dorénavant la fécondité qui ‘parle’ au nom de Dieu, les récits d’amour qui la racontent (le logos, chez Marc).

La semence et la résurrection
10. Or, semer -> s’élever, c’est au fond la reproduction, végétale ou animale : (gamètes sexuels) -> semence -> plante ou enfant. Et c’est aussi la loi de l’évolution à travers les cycles des générations – naissances, morts, naissances – par lesquels justement la vie dépasse la mort avant le vieillissement (ce que j’ai appelé, en termes derridiens, des quasi transcendantaux). Et c’est ainsi que Paul (1Co 15) reprend le semer -> s’élever pour penser la résurrection en tant que continuation du terrestre dans son aboutissement céleste. Sans doute, ce n’est qu’une ‘image’, une métaphore, à nos yeux modernes ; mais dans une société où la seule forme d’énergie connue est de l’ordre du biologique, de la fécondité énigmatique (‘sans que [le semeur] sache comment’, Mc 4,27) qui passe par la mort (‘ce que tu sèmes, ne reprend vie s’il ne meurt ; et ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps à venir, mais un grain tout nu, du blé par exemple, ou quelque semence ; et Dieu lui donne un corps à son gré, à chaque semence un corps particulier’, 1Co 15,36-8), c’est un argument qui joue sur ce qui étant impossible aux humains (la fécondité d’une semence) est possible à Dieu (la résurrection). C’est un argument ‘juif’, qui vaut pour l’eschatologique des paraboles du Royaume de Dieu et du Fils de l’Humain, mais il est plus général, valable aussi pour les Hellénistes ; ‘universel’ en ces sociétés à base d’énergie biologique, il dispense les arguments d’Écriture. Les rares Grecs chrétiens qui essaient d’argumenter la résurrection n’auront pas d’autre argument.
11. C’est donc la fécondité qui ‘mérite’ résurrection, elle seule a pu la ‘penser’ ; seule la fécondité inouïe du récit de Jésus, qui a porté ses disciples à reconnaître en lui le Messie et l’espérance eschatologique, a pu susciter celle-ci au-delà de ce que Jésus lui-même avait enseigné, le ressusciter, si c’est vrai que, de même que Paul, il a cru en leur ascension collective sans avoir à passer par la mort. Le discours sur la montagne et les récits synoptiques ne s’attendent pas à sa mort, c’était sa fécondité dans sa ‘chair’, pour parler comme Paul et contre lui, qui devrait aboutir à l’ascension eschatologique du Fils de l’Humain. Fécond est celui qui suscite des féconds qui suscitent des féconds, la fécondité est ce qui excède les paradigmes de la reproduction : chez les vivants, c’est ce qui excède l’autoreproduction d’un vivant, par rencontre avec un autre vivant, ils reproduisent d’autres vivants ; chez les humains, ce qui, immotivé, ‘suscite’ des événements capables de susciter des événements, même après la mort des féconds; inventer un nouveau paradigme qui se reproduit en s’élargissant, c’est de la fécondité, autant que la naissance de ce qui grandira. Du point de vue phénoménologique, c’est la ‘fécondité’ qui teste la foi[13], comme tout penseur ou artiste dans son aire. Or, Jésus meurt à l’abandon, ses disciples n’ont donc pas pu accepter ce meurtre au bout d’une telle fécondité de sainteté, c’est sans doute où se situe le secret du Souffle, ce qui pousse à chercher des fruits, comme dans les récits de fécondité qui attirent, venus de gens simples, sans les moyens de pouvoir (des fétiches) adéquats[14]. Dans la pensée juive, l’eschatologie (‘la foi est la garantie des choses que l’on espère’, Heb 11,1), et donc la résurrection, est le corrélat des ‘choses surnaturelles’, manifestées au niveau des corps et donc devant en donner des signes, la fécondité justement. Cela n’a aucun sens pour Platon, dont la maïeutique du Théétète cherchait à définir le savoir scientifique, ayant délaissé les préoccupations socratiques avec l’apprentissage de la vertu.
12. En bref, le Dieu juif, en repos dans son sabbat, que personne n’a jamais vu et dont le nom est imprononçable, dès la création ex nihilo et les bénédictions jusqu’à leur renversement dans le discours de la montagne et à la ‘folie’ de chez Paul (qui est le renversement synoptique renforcé par le meurtre sur la croix, suprême pauvreté et dénuement), et jusqu’y compris à la résurrection, le Dieu juif est la source cachée de la fécondité, ou grâce. Ce que cela peut donner pour nous aujourd’hui, fécondité de spirituels : aider à l’augmentation autour de soi de la bonté, générosité ou amour, de l’intelligence, pensée ou sagesse, de la justice, du courage, de la beauté, tout ceci étant au-delà de l’ordre du paradigme, de l’apprentissage, relevant de l’ordre de la qualité, du témoignage. Comment y arriver ? Le discours sur la montagne en donne des consignes, toujours utiles, mais difficiles. On peut y voir aussi des clefs des grands combats pour la justice, des inventions des arts et de la pensée. Il a l’avantage d’être repérable phénoménologiquement par n’importe qui, s’il a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre : que l’arbre se reconnaît à ses fruits. La seule approche de Dieu, c’est la foi dans cette fécondité de l’amour dépouillé du prochain. Les saints sans doute, connus et anonymes[15], mais d’autres gens dans d’autres arts, peuvent dire qu’il leur est arrivé de faire des choses bien au-delà de ce qu’ils pouvaient, au-delà de ce qu’ils ont jamais rêvé.



[1] Les semences relèvent, en tant que mécanisme de la fécondité des espèces, de l’extraordinaire invention par l’évolution de la sexualité en tant que gaspillage invraisemblable, car en vue de la réussite de seulement quelques unes, rencontrées par hasard (et non pas aléatoirement).
[2] ‘Les oiseaux du ciel ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit’ (Mt 6,26).
[3] Pas de loi de la jungle dans Gn 1, toutefois : tous les animaux sont censés être herbivores. Le fait que cette création des plantes soit le complément de ce qu’il semblerait une deuxième création de la terre (en tant que ‘continent’, séparé des mers), faisant avec elle le ‘troisième jour’ (1,9-13), permet d’éclairer le fameux tohu bohu (‘la terre était vague et vide’, 1,2) qui de tout temps a beaucoup intrigué les exégètes : n’ayant pas encore de plantes, elle était inhospitalière, inhabitable, n’était pas encore terre de bénédiction, aride comme on sait aujourd’hui la lune. Théophile d’Antioche confirme cette lecture : « Faite visible, la terre était toutefois informe. Dieu ensuite lui a donné forme, la ornant de toute sorte de herbes, semences et plantes » (II Livre a Autolycos 13, Ruiz Bueno, 1954, p. 802). Au sens d'Aristote relu par Heidegger, c'est la terre qui n'est pas encore phusis, laquelle en termes bibliques est la terre de béné­diction.
[4] La mêmeté des espèces et des genres, dans des individus différents entre eux. Rendant possible plus tard d’autres formes de mêmeté, dans les sociétés et dans leurs langues.
[5] Sage-femme : maia, d’où maïeutique.
[6] Une préface (Job 1-2) et une postface (Job 42,7-17).
[7] Le verbe ‘donner’ est pré-éthique: on ‘donne’ autant un baiser qu'un coup de poing.
[8] C'est là le caractère dérisoire de l'affaire, car le poème perd son sens avant même sa lecture.
[9] Cette bi-donation n’a pas pu être tenue sans multiplication des donations, bonnes (les anges) et mauvaises (les démons).
[10] Accomplir le Deutéronome : Jésus a commencé par 40 jours au désert.
[11] Ne coïncidant pas avec l’espèce biologique qui se reproduit, elle est ce qui rend possible l’évolution biologique.
[12] Déjà Dt 8,17-8 insistait que ce n’était pas la force du bras humain qui lui procure son ‘pouvoir’.
[13] Et non pas l’intériorité de l’âme (les bonnes intentions), sauf peut-être dans les débordements mystiques.
[14] Une philosophie de l’âme qui réduit les corps n’a pas les moyens d’affirmer quoi que ce soit de ‘surnaturel’, sauf ce qui arrivera à l’âme hors du corps.
[15] Parmi lesquels, des gens innombrables qui, dans des vies très dures, tiennent bon, persévèrent dans l’être, dans la vie, parce que ‘il faut’, persévèrent au-delà, bien au-delà de ce qu’ils peuvent.

Une éthique au-delà de ce que l’on peut: le discours sur la montagne (Mt 5-7)



Il s’agit de l’extrait de la 2e partie du dernier chapitre d’un texte inédit sur le christianisme, que j’espère qui soit lisible hors de son contexte. Parfois, on y repèrera des références aux trois grandes scènes historiques de la Terre, à savoir : celle de l’alimentation concernant tous les vivants, dont la circulation se fait selon la loi de la jungle ; celle de l’habitation concernant les sociétés humaines, dont la circulation se fait selon la loi de la guerre ; celle de l’inscription, concernant les textes du savoir occidental, dont la circulation se fait selon la loi de la vérité.

Une hypothèse de lecture
1. On va lire le Discours sur la Montagne chez Matthieu 5-7, en y changeant parfois la séquence. Soulignons tout d’abord qu’il n’est ni iranien ni grec, qu’il n’y en a pas de théologie de mort et résurrection non plus. L’hypothèse de la lecture est la suivante : il s’agit de l’achèvement juif renversé de la bénédiction prophétique, proclamé à la lumière eschatologique, que ‘le Royaume des Cieux est tout proche’ (Mt 4,17) ; c’est donc un texte juif, une pensée puisée dans les traditions bibliques, avec une belle unité thématique et pragmatique, qui, plutôt que des ‘formes’ dont on aurait à reconstituer l’histoire chez les prédications aux assemblées messianiques, semble bien être la pensée d’un penseur juif, de quelqu’un qui aura pendant sa jeunesse écouté la Loi et les Prophètes à la synagogue tous les sabbats et en a extrait une sagesse de vie. Et qui d’autre sinon Jésus lui-même ? Qui d’autre aurait eu l’audace de citer Moïse ‘vous avez appris qu’il a été dit aux ancêtres’ pour le contrecarrer ‘eh bien ! moi je vous dis’ ? Certainement pas ses disciples ! Ils y auraient fait état de sa mort et résurrection, leur grand souci de pensée après l’échec et la venue du souffle leur faire attendre le retour du Messie (dont il n’est pas question non plus). Il faudra attribuer à Jésus de Nazareth (Mt 21,11, Act 10,37) une grande qualité de pensée spirituelle, rendant admissible que ses suiveurs soient arrivés après sa mort à tellement le majorer. Et l’on peut inviter les philosophes juifs à y prendre leur part, à y trouver des beaux fruits de leurs traditions de pensée, une leçon magistrale sur la différence entre les envies des maisons et celles de ceux qui les quittent, sur la différence spirituelle née vers le milieu du millénaire av. J-C.
2. Cette hypothèse aura un second volet. Cet achèvement juif ayant manifesté sa fécondité éthique chez de nombreuses histoires de mouvements spirituels, de vies de saints connus et anonymes, il est permis de penser que de nombreux récits de passions très fécondes dans d’autres domaines – de poésie et littérature, de pensée et d’amitié, de peinture et de musique, d’amour et de sagesse, des pratiques et des émotions qui relèvent de la gratuité[1], des domaines où l’on peut recevoir et donner mais non pas acheter ni vendre – soient justiciables de recevoir, de ce discours concernant la fécondité éthique, des éclaircissements sur les conditions générales de ces autres fécondités au-delà des paradigmes de reproduction des habitations. Puisque « un amour tenace n’est jamais perdu » (Anne Sylvestre). Le fait que cette pensée ait eu recours, en tant que matrice métaphorique ou parabolique, à la fécondité du domaine de la nutrition biologique rend probable cette généralisation, selon l’économie de la raison phénoménologique qui nous guide ici.
3. L’auteur de l’évangile de Matthieu, à l’envers de Luc, a placé ce long discours de trois chapitres au tout début de son texte avant tout récit circonstancié de Jésus, sauf l’appel des quatre premiers disciples et un sommaire de proclamations et guérisons dont le rôle est celui de convoquer des foules pour l’écouter : ‘voyant les foules, il gravit la montagne ; il s’assit, et ses disciples vinrent auprès de lui ; et prenant la parole, il les enseignait en disant’ (5,1-2), les foules étant signalées de nouveau à la fin : ‘il descendit alors de la montagne et de grandes foules se mirent à le suivre’ (8,1). Ce cadre hors récit a ainsi un effet de dénarrativisation du discours, lui enlève tout rapport à l’aléatoire des rencontres et stratégies décidées en conséquence, en opposition claire au plan de Marc (qu’il suivra plus loin assez fidèlement), où tout discours n’a de sens que selon sa place dans ce plan. Il a donc une fonction d’enseignement que l’on pourrait dire d’initiation, de définition de ‘disciple’, détaché du fond des foules. Si j’ai utilisé le mot ‘définition’, c’est parce que ce détachement par rapport aux foules sert de parallèle, en quelque sorte, à la réduction du contexte quotidien (narratif, discursif) opérée par la définition chez les philosophes socratiques, qui rassemblent aussi leurs disciples mais dans une école, à l’écart des foules de l’agora. Il y aurait ici toutefois deux différences majeures. Ne s’agissant pas de récits, le discours n’est pas non plus composé de séquences gnoséologiques d’arguments à partir de définitions : il relève de la praxis, de comment faut-il faire en spirituel en contextes éthiques divers, il s’agit, disons, d’une (quasi) théorie éthique de la praxis. D’autre part, puisque les foules y sont présentes et écoutent aussi le discours[2], celui-ci n’est pas réservé aux seuls disciples, n’exclut d’emblée personne, tous dans la foule ayant des oreilles pour entendre sont appelés aussi ; et surtout le sens du discours aux disciples est qu’ils devront s’adresser aux foules, devenir ‘sel de la terre’, ‘lumière du monde’, ‘proclamer sur les toits’ (10,27). Si élitisme il y a (‘beaucoup sont appelés mais peu sont élus’, Mt 22,14), son critère n’est pas le talent intellectuel mais la justesse de la réponse à l’appel, entendu quand on est dans la foule, appel à la quitter et à devenir disciple. En bref, c’est le seul des discours des évangiles synoptiques qui, détaché clairement de la narrativité, vaut en tant que discours quasi théorique, théorie de l’éthique sans doute bien plus importante, du point de vue de la fécondité du souffle, que toute formulation théologique dogmatique.

Le renversement spirituel (Mt 5,3-12, 6,24)
4. ‘Heureux les pauvres [rivés] au souffle (tô pneumati), car le royaume des cieux est à eux’, ou bien ‘(aban)donnés au souffle’ ; tô pneumati est un datif, ce que l’on appelait autrefois un complément indirect, il suppose donc implicite un verbe ; ‘river’ (fixer solidement, attacher avec des pièces de métal) admet un jeu avec (ar)river, le souffle en tant qu’événement qui pousse à river à lui, à s’y attacher. Chez Luc, plus carrément : ‘Heureux les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous’ (Lc 6,20), suivi de ‘malheur à vous les riches, car vous avez votre consolation’ (6,24). C’est la même et scandaleuse affirmation – ‘heureux les pauvres’ –, qu’il ne faut pas opposer entre pauvreté ‘spirituelle’ et ‘matérielle’ (il s’agit de l’assurance comme courage de pauvre), car les récits de Luc, où la ‘pauvreté est ‘matérielle’, ajournent l’eschatologie et accordent en conséquence au ‘souffle’ une place qu’il n’a pas chez Matthieu (Lc 4,18, Act 2). D’autre part, ce qui suit de ce discours de la montagne de Matthieu omet totalement l’appel au souffle de sainteté (l’éthique de Luc d’ailleurs aussi), il faut donc voir dans cette entrée une signalisation générale qui conviendra à toutes les consignes à venir : pour être suivies, elles demandent la force, l’assurance, du souffle de sainteté, elles appellent au-delà de ce que l’on peut. Ceci, Luc l’aurait souligné tout autrement, en plaçant le début de ses Béatitudes tout de suite (‘alors’, kai) après un sommaire narratif éloquent : ‘toute cette foule cherchait à le toucher, parce que de lui sortait une force qui les guérissait tous. Levant alors les yeux sur ses disciples, il dit : Heureux, vous les pauvres…’ (Lc 6,19-20 : les ‘pauvres’, ce sont les disciples). Cette force est narrativisée dans Mc 5,25-34, Lc 8,43-8[3]. On peut y repérer une visualisation du corps à corps entre Jésus et une femme guérie parce qu’elle le touche : ‘ta foi t’a sauvée’, signifie d’abord ‘guérie’, mais c’est aussi le mot du ‘salut’ eschatologique, cette polysémie ne pouvant pas être dissociée en ce qui concerne le Fils de l’Humain. De même que la semence et la table, c’est la Terre qui va au Ciel avec les justes, ils sont en continuité : ‘le Ciel est le trône de Dieu, la Terre l’escabeau de ses pieds’ (Mt 5,34-5). L’éthique déployée dans ce discours relève de cette montée ascensionnelle, de cet accomplissement de la Loi et des Prophètes, tout en recevant sa force, son souffle, du nouveau Moïse.
5. Et pourtant, si les bénédictions du Deutéronome et du Lévitique sont bien la pensée des Prophètes, promettant la richesse des troupeaux et des champs aux justes, quel renversement dans cette façon de les accomplir ! Job non plus ne s’y retrouverait-il pas. C’est la logique spirituelle du déplacement des envies – des maisons à la vertu (grecque) – qui est portée à son exacerbation à la suite du Messie. On ne peut avoir deux maîtres, dira-t-il un peu plus loin, Dieu et l’Argent (6,24, Lc 16,13), le fétiche passe-partout dans les sociétés à maisons et bien plus dans les nôtres ; cette radicalisation a toujours été ainsi comprise par les mouvements spirituels chrétiens, mais aussi par beaucoup qui, appelés à des sentiers ne garantissant pas leur nourriture convenable, en ont enduré combien de difficultés, sauf à trouver un mécène lui facilitant des recherches à issue douteuse, pouvant ne pas aboutir, ou bien prendre beaucoup plus de temps que prévu. Autant l’amoureuse qui échange son héritage par un amoureux pauvre, l’ami qui se charge des charges de son ami malheureux. Les grandes passions – femmes ou hommes, ça va de soi – demandent de gran­des abnégations, des désappropriations radicales. Et puisqu’il peut être question d’héritage, le spirituel qui renonce à celle de sa maison, pourra en recevoir, pas le royaume des cieux, mais la terre elle-même, s’il ne la cherche en agressif. ‘Heureux les doux, car ils auront la terre en héritage’. Cela s’adresse maintenant aux guerriers, aux conquérants (dont sans doute les riches aussi), le but de l’éthique de fécondité est la maîtrise de la loi de la guerre en tant que loi du monde : un peu plus loin, ‘heureux les artisans de paix’. La mansuétude des spirituels de tout bord leur permet de gagner la terre, comme les semences jetées en terre deviennent des arbres (Mc 4,28,31-2), en sachant accueillir de l’énergie donnée de plusieurs sources. Ce que l’on pourrait appeler ‘démocratie spirituelle’, qu’on ne sait jamais d’où adviendra le poète, le penseur, le musicien ; souvent le talent ne manque pas mais cette mansuétude persévérante et obstinée de travailler dans le silence des années durant, malgré toute sorte de difficultés, d’afflictions que nous aimons lire dans leurs biographies : ‘heureux les affligés, ils seront consolés’. Mais aussi, à l’autre bout de la condition humaine, comme on dit, il y en a qui n’ont pas quitté les ‘envies’ des maisons mais ont été quittés par elles, soumis à des conditions de pauvreté, de maladie, de souffrances qu’ils ne peuvent surmonter – très souvent des femmes –, qui endurent pourtant des années durant leur misère de façon humblement héroïque. Elles ne font que donner, parce que ‘il faut !’, ‘c’est la vie : chez elles, chez eux, la ‘consolation’ n’est pas l’opium du peuple.
6. Cet exemple appelle la béatitude suivante, celle de gens d’action, comme on dit : ‘heureux les miséricordieux’, selon l’étymologie latine, ceux dont le ‘cœur’ se penche sur la ‘misère’ de leur prochain, ‘ils obtiendront miséricorde’, ce qui permet de penser à tous ceux qui ont créé des œuvres d’assistance, santé, éducation d’enfants démunis, et ont trouvé des gens pour les assister et féconder ces œuvres bien au-delà des moyens, de l’absence de moyens mis en exécution. Et ‘heureux les affamés et assoiffés de la justice’, on songe à ceux qui se sont battus, une fois encore sans les moyens requis, pour tant et tant de cas d’oppression et d’injustice sur lesquels nous sommes aveugles par habituation, qui ‘seront rassasiés’, arriveront à la trouver – ‘sans que l’on sache comment’ (Mc 4,27) –, cette justice qui est indiquée par des termes relatifs à la table, faim, soif, se rassasier – ce sont des termes qui disent des pulsions irrésistibles sous peine de mort –, qui est au cœur du rituel de la liturgie messianique. Les uns et les autres, miséricordieux et affamés et assoiffés de justice, leurs envies ne peuvent qu’être ‘pures’, comme condition de réussite de leur action : ‘heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu’, arriveront à l’illumination qui console leurs vies, ne les laisse pas s’arrêter, malgré les obstacles qui ne cessent de s’opposer à la poursuite de leur action. ‘Heureux les persécutés pour la justice’, et l’on retrouve le début, les pauvres rivés au souffle : ‘car le royaume des cieux est à eux’. C’est donc, de bout en bout, l’éthique du royaume que Jésus a annoncé, la désappropriation, la passion assoiffée qui est le lot de tout spirituel.
7. Insultes, persécutions, calomnies de toute sorte : il faut en être heureux, ‘dans la joie et l’allégresse’, non par masochisme, mais parce c’est arrivé aux prophètes, à Socrate, à Giordano Bruno, à autant des pionniers qui ont ouverts des voies nouvelles de liberté, en contrariant les riches et puissants de ce monde, c’est donc le sceau de la voie, ‘étroite la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et il est peu qui le trouvent’ (Mt 7,13-4). ‘La joie et l’allégresse’ viennent de l’expérience de donation, que tout ceci n’était pas dans ‘notre’ pouvoir, ne nous est pas ‘propre’, ne vient pas de nos forces, est au-delà de ce qu’on pouvait, nous est venus par surcroît, elles accompagnent la fécondité, en sont l’indice. De même que l’affliction, la peine, la faim et la soif, quand elles sont en nous, ne sont pas soumises à nos forces, ne disparaissent pas par le seul effet de notre vouloir, de même cette joie, d’une découverte intellectuelle par exem­ple, dépasse notre contrôle, est signal de la donation. ‘La pensée, disait Nietzsche, vient quand elle veut, non pas quand je veux’. Il argumentait contre les philosophies du sujet, qui en font la ‘cause’ de la pensée. La donation non plus ne demande pas de ‘sujet’, fut-il divin, elle est toujours proche et plurielle, com­plice du chemin suivi. Mais qui suis-je, espèce d’intellectuel paumé, pour parler de choses spirituelles qui me dépassent infiniment ? C’est que, à ma petite mesure, j’en tire joie et allégresse moi aussi, des trouvailles que lecture et écriture me procurent.

Des consignes de maîtrise de la loi de la guerre (Mt 5,20-33,38-48)
8. Les six consignes en ton de nouvelle loi (on ajournera le traitement de la quatrième) sont celles qui disent clairement comment maîtriser la loi de la guerre dans son aspect agressif. La première rapporte la jalousie entre frères à l’interdit du meurtre, qui est élargi à celui de la colère et des insultes contre son frère, devant le tribunal ou l’autel. Si l’on se souvient que la jalousie fraternelle est à la racine du premier crime d’un humain, selon Gn 4, et encore des cas de la jalousie d’Esaü face à Jacob et des frères de Joseph (Gn 25 et 27, Gn 37, les aînés y deviennent jaloux des cadets), il semble qu’elle serait le renversement du rapport de mimétisme par lequel l’envie d’apprentissage – j’apprends de l’autre par envie de faire comme lui – devient envie d’être envié, qui serait la racine de la loi de la guerre chez un chacun, la rivalité au cœur de la fraternité comme béné(malé)diction [4].
9. La cinquième consigne est parmi les plus célèbres, élargissement de la loi du talion, laquelle – ‘vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie’ (Ex 21,23-5) – était une limitation des excès de vengeance, limitant celle-ci à la mesure de la blessure reçue[5]. Maintenant, c’est un clair excès en sens inverse, qui fait écho à la mansuétude des ‘doux, qui auront la terre en héritage’ : pour qu’il n’y ait pas de guerre, ‘moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant’. Comprenne qui pourra ! Si la jalousie est le premier moment de toute rivalité, le deuxième sera celui de la riposte de l’envié à l’agression du jaloux. On a l’habitude de mettre cette consigne au ridicule de la lâcheté. J’en ai trouvé la réponse adéquate, qui ne lui enlève pas la difficulté dans l’agir, dans une lecture de jeunesse de G. Papini, L’histoire du Christ. Si mon souvenir est bon, il présentait les trois hypothèses de réponse possible à une agression. La première est celle de la fuite, de la lâcheté, justement. La deuxième est celle de la riposte du guerrier, coup de poing pour coup de poing, celle de la guerre que l’on voudrait éviter. La troisième est celle que Jésus présente : ‘quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends lui encore l’autre’. C’est, à l’envers de ce que disent les guerriers fanfarons, le contraire de la lâcheté, celle dont ils n’en sont point capables, dont l’effet est celui d’une force sereine susceptible de désarmer l’autre, de l’amener à penser deux fois sur les motifs du conflit. C’est le courage d’un artisan de paix, tels les saints dont on peut facilement comprendre qu’ils sont le contraire autant des lâches que des guerriers. Ce sont ceux-là seuls ‘qui auront la terre en héritage’, à eux seuls la terre appartient. Pas aux riches et puissants, mais ‘aux pauvres rivés au souffle’, car ces béatitudes sont liées les unes aux autres dans ce paradoxe qui les résume : la terre est à ceux qui se sont désappropriés de l’envie de se l’approprier, de la posséder. Il va de soi que ce n’est pas simple, mais on peut penser un poète ou une musicienne au bord de cette force désarmante des conflits qui revient à l’héritier de la terre.
10. La dernière consigne est celle qu’illustre la parabole du bon samaritain (Lc 10,29-37), elle étend la notion de ‘prochain’ en tant que ‘voisin’, dont l’amour est au cœur de la loi de sainteté du Lévitique (19,18), à l’étranger, extension donc à comprendre en des temps de cosmopolitisme, qui devraient amener la fin des rivalités xénophobes. La raison donnée à cet élargissement est notable : le soleil et la pluie sont pré-éthiques, ne choisissent point ceux qui en bénéficient ou en pâtissent selon leurs mérites. ‘Aimez vos ennemis’ va donc bien au-delà de l’alliance prophétique, qui restait compatible avec la guerre aux étrangers (Dt 20). L’amour et l’amitié de réciprocité, dans son cercle de complicités, font – heureusement – partie de la condition humaine : étendre leur expérience au-delà de ces cercles – faire des ennemis son prochain –, telle est la consigne de la sainteté eschatologique.
11. Les deux autres consignes concernent la sexualité et le divorce dans ces sociétés à maisons. Qu’elles soient présentées avec celles que l’on vient de considérer, montre qu’il faut tenir compte de ce contexte guerrier, lequel a bien changé chez nous ces dernières décennies de cosmopolitisation radicale des familles bourgeoises. En effet, le mariage est le nœud décisif d’une société à maisons : cette unité sociale est à la fois siège d’activité économique et de parenté, de l’engendrement des enfants autant que possible, car leurs muscles multiplieront la ‘force de travail’ et donc l’abondance et richesse que la terre procure ; le mariage était donc une affaire économique, entre héritages nouant alliance. La femme en est le maillon faible, elle appartient à la maison, est propriété du lignage patrilinéaire, du mari d’abord, sans doute, mais, renvoyée, elle redevient celle de son père ou de ses frères ; sans quoi, elle est comme les veuves, sans maison, faisant avec les orphelins et les immigrés le cas typique de pauvreté sociale, déjà en Dt 24,19-21. Le refus du divorce est donc, de ce point de vue, une défense de la condition de la femme et il semble bien que c’est la justification de Mt 19,7-8, la ‘dureté de cœur’ des maris.
12. Mais la justification ici, dans le discours sur la montagne (5,31-2), est l’évitement de l’adultère. Celui-ci est, en effet, l’un des quatre grands interdits de la loi de Moïse, en ligne avec ne pas tuer, ne pas voler, ne pas diffamer (Dt 5,17-21). Le dernier verset du Décalogue, d’ailleurs, souligne que ce sont les envies de la propriété du voisin qui sont à la racine des interdits, et celui de voler vient avec celui de violer (‘tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, tu ne désireras ni sa maison […], rien de ce qui est à lui’). On serait tenté de poser au cœur de cet interdit, en plus de la violence du viol qui garde aujourd’hui bien sa place dans la liste des quatre grands crimes entre humains, une certaine méfiance traditionnelle concernant les femmes qui, regardées avec convoitise, seraient assez faibles pour y céder. Or, la justification qu’il donne contre ‘le divorce pour n’importe quel motif’ (Mt 19,3-6) est autre, ‘à l’origine homme et femme’ ont été faits en parité : ‘ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair’. Qu’il doive quitter son père et sa mère, signifie qu’il doit quitter la logique de la maison patriarcale : ‘une seule chair’, c’est la primauté des affects, comme on dit actuellement, que c’est la raison première du mariage. Que les divorces soient devenus si fréquents, parfois plusieurs dans une vie d’homme ou de femme, cela montre bien que cette unité de la chair n’est pas à la portée de tout le monde, de tout ‘affect’, que là encore il s’agit d’une consigne qui demande du souffle, une force de désappropriation… De quoi ? la réponse se trouverait dans un autre mot qui, contre l’hédonisme facile, est aussi aisément rejeté de nos jours : ‘eh bien ! moi je vous dis, quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis dans son cœur adultère avec elle’. Certes, le mot ‘adultère’ est devenu suspect de moralisme du type traditionnel, mais on peut entendre, dans ce langage qui n’est plus le nôtre, le regard qui ne va au-delà des formes corporelles, qui s’en fiche de la femme (ou de l’homme, dans le cas inverse ou chez les gay) en tant que quelqu’un, aimable et aimante, capable d’aimer et d’être aimée, en bref, le regard qui en fait la femme-objet. Coucher par amour, un amour capable d’endurer une vie forte, demande un souffle de désappropriation qui est une grâce. Un ‘cœur pur’, ce serait cela aussi.

Garder la donation ‘en secret’ (Mt 6,1-18, 7,7-11)
13. Pour l’aumône donnée, la prière et le jeûne, la règle est la suivante : ‘gardez-vous d’afficher votre justice devant les hu­mains, pour vous faire remarquer d’eux ; ce serait perdre votre récompense (misthon, aussi salaire) auprès de votre Père qui est dans les cieux’. La suspicion est inévitable sur le côté ‘commercial’ de ce qui est en question : si tu donnes une aumône, ou bien est-ce de façon à que ce soit connu publiquement, et tu as tout de suite une contrepartie, ou bien si personne ne sait, même pas ‘ta main gauche’, c’est-à-dire si toi-même ne tire vaine gloire de ton geste, alors (le Père) la source de la création en tant que donation, elle, te récompensera. L’aumône en tant que ‘justice’ est une donation non due de la part du donateur, un excès sur les gestes quotidiens de la maison. Ceux-ci sont rétribués, soit par un salaire, soit par la table du repas qui résulte de ces gestes agricoles et culinaires. Cette logique de rétribution du don couvre entièrement l’aumône hypocrite, l’honneur des autres, voisins, par exemple. Or, l’honneur d’une maison, j’ai essayé de le montrer[6], relève de la logique des envies d’être enviées (parce que l’on est riche, on a une belle maison ou voiture, un nom respectable, en somme), de la logique donc du système des envies qui rendent possible sa reproduction. Dans ce même langage, d’envie et de sa satisfaction en tant que ‘récompense’, le secret ouvre la perspective du décalage des envies des justes (‘votre justice’) par rapport à celles de l’habitation : que chez eux il y ait interruption du circuit de satisfaction des envies[7], que celles-ci relèvent d’une autre logique, spirituelle, celle du souffle, sans récompense avant la mort. Qu’elle soit ajournée (‘il te le rendra’), cela pose sans doute problème, restons toutefois phénoménologiquement au niveau des vivants qui savent qu’ils mourront un jour, puisque c’est à ce niveau que la consigne est susceptible d’être féconde ici bas.
14. Car c’est la qualité elle-même de l’œuvre, spirituelle, intellectuelle, artistique, d’amitié, que sais-je, qui dépend du secret qui l’entoure, sa tonalité, sa fécondité. Elle relève de donations multiples, la fabrication d’une œuvre, pourquoi elle demande d’en soigner l’accueil, qu’il reste secret tout le temps – qui peut être fort long – de sa mise en œuvre. De façon approximative, on pourrait dire que le narcissisme l’accompagne de façon inévitable, mais que le soin consiste à éviter qu’il ne devienne vanité, de ne pas retomber dans le circuit des envies d’être enviés, qui pervertirait le spirituel si l’on demande une récompense qui ne soit pas à la hauteur de l’œuvre elle-même, par définition de spirituel, faudrait-il dire. Puisque c’est d’une aventure qu’il s’y agit, on ne peut jamais être sûr du chemin, le clairon public ne peut que rendre obscure cette incertitude, cette quête. C’est ce qui permet d’éclairer la question de la prière, plus difficile, prime d’abord, aux non croyants. Il ne faut pas parler beaucoup, car ‘votre Père sait bien ce qu’il vous faut, avant que vous le lui demandiez’. C’est-à-dire, que la prière ne l’intéresse pas, il n’en a pas besoin, il s’agit d’une attitude de vie : ‘demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira’. Ce sont des mots pour des aventuriers, qu’il faut insister sans être sûr, ne pas désister devant les obstacles. Ailleurs, la loi de la fécondité est énoncée en des termes proches : ‘à celui qui a l’on donnera et il aura du surplus, mais à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a’ (Mt 13,12). Que de biographies ne connaît-on pas de têtus que ces consignes illustrent, même s’ils n’ont jamais prié de leur vie, qui ne cherchaient pas à recueillir les louanges des badauds, mais qui étaient toujours à l’affût des petites donations, en recevaient ‘récompense’ telle que le monde ne la donne pas, ‘joie et allégresse’. Qu’est-ce donc que prier sans croire en Dieu ? En jouant sur le langage de Heidegger, on peut dire que ce peut être un acte de legein, cueillir et poser devant, dans des mots, ce que l’on veut, ce que l’on a envie de faire, ou de fuir, poser ces mots dans l’horizon de la donation de son destin, en attente que cela arrive, ainsi soit-il fait, sans en être sûr toutefois et en acceptant aussi cette dé-faite.

Parler sans jurer ni juger (Mt 5,33-7, 7,1-5)
15. À plusieurs reprises, le mot ‘hypocrite’ revient de façon péjorative. C’est l’acteur, en grec, qui, sur la scène théâtrale, ‘répond emphatiquement’ (hupokrinomai) sous (hupo) une masque, qui feint d’être un autre. Sur la scène publique, l’hypocrite est celui qui dissimule ce qu’il pense, en disant ou faisant autrement. À vrai dire, nous sommes tous des hypocrites, F. Flahault[8], sans utiliser le mot, l’a montré de façon brillante dans un petit texte qui critique les règles d’une logique de la conversation du logicien américain P. Grice. Celui-ci proposait, pour qu’une conversation soit possible, entre autres maximes, celles d’être pertinent et véridique. Flahault fait valoir comme la première met en question la deuxième, en ayant recours, et là est son trait de génie, à la structure de la conversation qui implique, puisqu’il n’y a qu’un lieu de parole et que celui qui ne parle pas doit écouter l’autre, que l’on ne peut avoir accès à cette parole écoutée qu’en faisant valoir qu’on en a le droit : pour prendre la parole, il faut faire valoir sa pertinence de parleur. Sans elle, on se moquera de lui, on le trouvera stupide, voire fou, on ne l’écoutera pas. Or, cela arrive depuis que chacun accède à la parole, depuis tout petit et tout au long de l’école que l’on est corrigé par les plus âgés en vue de l’acquisition de pertinence, cette correction faisant partie de la donation de la langue et du savoir, du sens commun de la tribu et de l’école : leurs mots et phrases ont des règles précises d’utilisation que l’on ne doit pas enfreindre pour que conversation il y ait, dans la langue commune. Mais qu’il faille cette correction, suppose que l’envie immédiate du parleur puisse déborder les règles sociales de pertinence et qu’il faille en conséquence apprendre à contrôler ce débordement, à éviter de dire tout de suite la première chose qui se présente pour répondre à l’autre, à ‘penser’ deux fois avant de parler ; en bref, tout ceci suppose que l’on apprenne à dissimuler ses envies primaires comme condition de devenir ‘pertinent’ socialement. La pertinence n’est possible qu’à partir de la capacité de dissimulation. C’est ce mécanisme de correction sociale qui crée le retrait d’intériorité, la distance devant les autres qui permet de ne pas être pris pour un naïf, la distance de la dissimulation qui permet, certes les menteurs et les acteurs, mais nous tous aussi, des hypocrites ‘au sens extra moral’[9].
16. Ce qui est en question dans ces consignes est crucial en éthique : quelle confiance peut-on avoir dans l’autre, notre semblable ou frère, voisin ou étranger ? La question n’est pas susceptible d’être tranchée a priori, d’admettre une attitude égale en toute situation. Une consigne aux disciples envoyés proclamer la proximité du royaume, leur dit qu’ils seront ‘des brebis au milieu de loups ; montrez-vous donc avisés[10] comme les serpents et candides[11] comme les colombes. Méfiez-vous des humains […]’ (Mt 10,16-7), car il y aura des persécutions, des dissensions entre frères, parents et enfants, dit le contexte. Qu’il faille se méfier et être avisé, voici qui appelle prime d’abord à la dissimulation, rejoint l’expérience de beaucoup de gens par des raisons qui regardent leurs intérêts sans plus, sauf qu’ils ne sont pas ‘candides comme les colombes’ : qu’il faille être à la fois serpent avisé et colombe candide, c’est donc ce qui peut nous orienter. La candeur n’est pas de la naïveté, l’avisé n’est pas que sur sa défense[12]. Voici donc : ‘eh bien ! moi je vous dis de ne pas jurer du tout. […] Que votre langage soit : Oui ? oui. Non ? non’. Ce n’est pas encore la question de la confiance en autrui, mais dans le contexte des consignes de maîtrise de la loi de la guerre, il s’agit de l’évitement du conflit, comme le soufflet et la joue gauche, qui vient tout de suite après. Il s’agit de désarmer le conflit de paroles : le serment est l’envers du mensonge, le dicton dit que ‘trop jurer, c’est trop mentir’, car c’est un recours trop voyant à l’instance de la vérité, dont l’utilisation fréquente plonge dans la dispute de paroles sans issue ; pour prétendre à la vérité, celui qui jure démontre le manque de confiance dans sa parole à lui, cherche à l’appuyer sur plus grand que soi : le Ciel, la Terre, Jérusalem, sa tête dont la maîtrise de la couleur des cheveux lui échappe aussi. Le ‘Oui ? oui. Non ? non’ empêche d’entrer dans la contra-diction, oblige le spirituel à lier sa parole à sa vie d’une façon qui deviendra visible à celui qui le connaît, qui apprend à pouvoir se fier sur lui. Mais il s’agit aussi de la sincérité envers soi-même, de ramener sa parole publique à sa pensée, d’en faire une unité qui ne soit pas – c’est ce qui est difficile – ni seule candeur ni seule prudence d’avisé.
17. Puis il y a l’autre versant de la question, la confiance dans la parole de l’autre. ‘Ne jugez pas pour ne pas être jugés’ met le spirituel en face de l’énigme essentielle qu’est l’autre, l’impossibilité de savoir ce qu’il en est du cœur de la parole qu’il vient d’écouter, car il ne sait pas toujours ce qui le fait lui-même dire ceci ou cela. L’autre est ‘mystère’, disait Gabriel Marcel, philosophe du dialogue ; « en présence du prochain, il ne s’agit jamais de ‘juger’, mais plutôt d’apprécier et surtout d’approcher humblement une réalité mystérieuse »[13]. On approche un ‘tu’, on lui adresse la parole comme un ‘prochain’, tandis que juger, c’est toujours classer, distancier, éloigner, on juge un ‘il’, la non-personne linguistique, l’absent[14], celui à qui l’on peut faire facilement la guerre, à qui on la fait déjà puisqu’on le juge, on refuse de croire sa parole. Comme si face à l’autre, ou bien c’est ou l’amour du dialogue ou bien la guerre du jugement, sans position tierce. Au lieu de la naïveté, le candide avisé ne peut arriver à la confiance dans la parole de l’autre que par le mot qui résume les consignes de prévention de l’agression : ‘ainsi, tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes’ (Mt 7,12). Si vous ne voulez pas être jugés, autant ne pas juger autrui. Chez Luc, ni juger ni condamner, mais pardonner : ‘donnez et il vous sera donné, une mesure bonne, tassée, secouée, débordante, qu’on versera dans votre sein’ (Lc 6,37-8), c’est donc le 100 / 1 (Mt 19,29), la non inquiétude plus loin. Donner est à l’opposé de s’approprier.
18. En prime : toutes ces consignes se résument dans l’amour du prochain – étendu sans doute au-delà du voisin, jusqu’à l’ennemi, à l’étranger – qui a toujours été le cœur de ‘la Loi et des Prophètes’. Pas abolis, accomplis. La boucle est bouclée, le discours retrouve son unité.

Dire et faire : fécondité qui tient bon (Mt 7,15-27)
19. Les ‘faux prophètes […] déguisés en brebis, au-dedans des loups rapaces’ : les brebis et les loups du chapitre 10, les voici en position renversée, c’est drôle. Ce sont les adversaires des spirituels qui sont maintenant des loups dissimulés en brebis. Sauront-ils, eux aussi, être candides et avisés, jouera-t-on à cache cache ? Non, les uns et les autres seront soumis au même critère, celui qui sert aux cultivateurs pour reconnaître la valeur d’un arbre fruitier, celle de ses fruits : ni des épines donnent des raisins ni des chardons des figues. Il y va donc du critère général de la fécondité, toujours selon une métaphoricité végétale, passée de la semence aux fruits. Ce n’est pas tellement la question de la multiplication (30, 60 ou 100 pour 1), ni non plus qu’il y ait ou pas de fruits, mais leur qualité éthique justement. Et ce critère, joint à celui de l’unité entre la pensée et la parole dans le ‘Oui ? oui. Non ? non’, est valable aux yeux du spirituel, de l’artiste, du penseur, du passionné donné de tout son souffle aux fruits que personne d’autre ne peut cueillir, qui lui assurent, dans le secret de son cœur, que la si difficile voie suivie est la bonne voie, étroite, certes, mais féconde de la seule fécondité qui compte pour ce passionné : celle qui se manifeste dans ce qui en résulte, les ‘fruits impossibles’ de sa passion, auxquels il la reconnaît. Et entre eux aussi, les uns et les autres, passionnés de passions diverses, ‘c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez’, presque en secret, loin des bruits du monde.
20. Le critère se dédouble ensuite, dans une métaphore venue confirmer la solidité de la voie suivie, par correction de celle des fruits, éphémères car mortels, celle des fondements d’une maison qu’on a bâtie sur le roc. Si l’on tient à la continuité entre les versets 20 et 21, les fruits de l’arbre se laissent maintenant discerner non métaphoriquement : non pas ce que l’on dit, qui peut être ‘bien’ (la prière : ‘Seigneur ! Seigneur !’), c’est ce que l’on fait qui doit être ‘bien’. Et pas n’importe quel faire, car sont rejetés y compris des gens pouvant dire : ‘en ton nom nous avons fait bien des miracles’[15]. C’est donc le critère de l’unité entre la pensée et la parole qui gagne un autre élément, la pratique, le faire éthique, spirituel ; ce qui illumine rétrospectivement la consigne du ‘Oui ? oui. Non ? non’, dont la ‘visibilité’ publique, en connexion avec la visibilité de la pratique, devient désarmante d’agressions. Cette unité – si belle quand on la trouve chez quelqu’un – revient à accorder au spirituel tout d’abord la solidité de la biographie qui s’écrit dans son destin, des multiples donations recueillies : il ‘sait’, ‘homme avisé’ (comme un serpent), quoi qu’il en soit des circonstances et des difficultés, pluie, torrents, vents, que sa maison tient bon sur le roc, tandis que si c’était du sable, du roc en miettes, il s’agirait de la dispersion des envies selon l’aléatoire du moment. Où l’arbre et les fruits soulignent le caractère gratuit, donné, de la fécondité, la maison sur le roc insiste sur l’effort secret et tenace d’unité de la pensée, du dire et du faire, sans lequel tout s’écroulerait, la grande ruine.

‘À chaque jour suffit sa peine’ (Mt 6,25-34, 6,19-21)
21. On ne laisse pas le monde végétal, avec les arbres et leurs fruits, regardez aussi les lis du champ, mieux vêtus que Salomon, à quoi s’y ajoutent les oiseaux du ciel, qui ‘ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers’ et sont pourtant nourris ; lis et oiseaux illustrent une consigne saugrenue : ‘ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez’. ‘Qu’allons-nous manger, boire, vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête’. Nous sommes sans doute tous des païens, car là est le plus grand souci de la majorité des gens, nos envies prioritaires ; en effet, la nourriture et la sécurité, les deux besoins élémentaires des animaux – se nourrir, se défendre d’être la nourriture des autres –, autour desquels se structure la propriété chez les humains, ce sont les deux composantes nucléaires du lien à la maison et du lien des maisons (où se situe la religion). En plus, c’est toute la planification de notre monde contemporain, toute la mentalité moderne, qui semble mise en cause. Si en outre on n’est pas des croyants en Dieu, si l’argument qui justifie cet ‘abandon à la Providence’ – ‘or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela’ – ne vaut pour nous, comment pouvoir prendre ceci en considération ? Il faut toutefois remarquer que cet argument ne nie pas ces ‘besoins’, qu’il en tient compte.
22. C’est après cette reconnaissance de la légitimité de ces besoins qui vient la consigne proprement dite : ‘cherchez d’abord le Royaume et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît’. C’est le ‘d’abord’ qu’il faut souligner, car il dit la différence spirituelle elle-même par rapport aux envies des maisons en tant que condition de leur reproduction quotidienne, notamment les envies des gens pauvres, ou des gens de classe ‘moyenne’, comme on dit, qui n’aspirent à la richesse ni à la puissance, mais doivent toutefois travailler, souvent dans le dur, à fin d’être nourris, vêtus, avoir un chez soi. Le spirituel est par définition celui qui quitte ces envies, sans nier leur légitimité chez autrui, en vue d’autres envies venues aux humains de par le développement d’une scène d’inscription, où des maîtres attirent des disciples, en remplaçant leurs parents. C’est seulement à partir de cette rupture que la consigne prend son sens, c’est-à-dire qu’elle joue en connexion avec toutes les autres consignes de ce discours, les suppose. C’est relativement clair par rapport à ceux que nous appelons des saints, ils ne s’inquiètent pas du lendemain, mais n’ont pas du tout une vie de facilités, magiquement nourris : pour eux, ‘demain s’inquiètera de lui-même’. Ceci atténue la radicalité du propos initial, ‘ne vous inquiétez pas’ : il y aura lieu pour de l’inquiétude, mais demain (comme demain sera aujourd’hui, son inquiétude sera à laisser pour son lendemain), ‘car à chaque jour suffit sa peine’ ; donc il y aura aujourd’hui aussi de la ‘peine’. En bref, il ne s’agit pas de providentialisme bon marché, de quiétisme, de sans souci[16], mais plutôt de ne pas laisser que l’inquiétude pour demain empiète sur ce qu’il faut faire ‘d’abord’ aujourd’hui, de garder les priorités spirituelles sur celles de la nourriture ou du vêtement. Il est bien évident qu’il faut programmer les choses qui concernent la nourriture et les textiles des sociétés humaines. Mais le spirituel des grands passionnés ne relève pas d’abord du calcul ni de la programmation, plutôt de l’événement, de la priorité de la donation. Car il faut savoir discerner, dans la peine de chaque jour, où est ton ‘trésor’, du côté des maisons ou de la voie de la passion qui prend ton cœur : ‘où est ton trésor, là aussi sera ton cœur’. Au risque d’être taxé de fou, sans que personne puisse venir en conseil, ne pouvant savoir de la solidité de ta fondation, du roc sur laquelle ta ‘maison’ est fondée.
23. Il ne s’agit pas de vie facile, car il ne faut pas oublier que celui qui aura tenu ce si beau discours, est mort crucifié, en criant que son Dieu l’avait abandonné, il a buté sur son silence. Malgré toutes les imbécillités que l’on a dites et faites en son nom, la fécondité de sa vie en d’innobrables vies fécondes à leur tour est sans doute parmi les meilleures choses de notre histoire occidentale.
24. Dieu serait essentiellement silence, ‘Très Haut’, ne parlant que par les prophètes et par les apôtres, les saints qui ont écrit les deux Bibles, eux qui sont sa seule trace (Levinas) ; s’il existe, c’est-à-dire s’il est le créateur, il reste impuissant, ayant octroyée l’autonomie aux créatures, car celle-ci est structurelle ; ce serait le sens du repos au septième jour de la création (selon certains courants juifs), la donation se défait du pouvoir (c’est d’ailleurs la leçon de Phil 2,6-7) pour devenir donation du tout petit, de ce qui croîtra lentement et demande donc de grands soins, la fécondité, la petite semence devient grande. L’eschatologie imminente était déjà l’aveu de la non puissance de Dieu pour ‘sauver’ Israël, il devrait en finir avec la création pour le réussir ! En bref, il n’y aurait ni prédestination ni providence : sans puissance, car Très Haut, la seule possibilité de Dieu serait de susciter parmi les humains des ‘saints’, des ‘justes’, des ‘sages’, qui se réclameront de lui, mais qui peuvent ne pas être entendus. Il ne lui restera alors, selon le nouveau Testament, qu’un remède radical : ressusciter Jésus, lui accorder son souffle en vue de susciter des ‘saints’, des ‘justes’, des ‘sages’, qui se réclameront de lui, mais qui peuvent ne pas être entendus, ça recommence, ce discours sur la fécondité demande qu’ ‘entende qui a des oreilles’ (Mt 13,9) ; or, qui peut se targuer de les avoir, être fier que ses fruits soient assez bons, sa maison assez bâtie sur le roc ? Que demain on sera fécond ?

La lumière de l’œil, la saveur du sel (Mt 6,22-3, 5,13-6)
25. ‘La lampe du corps, c’est l’œil ; si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière’. L’œil reçoit la lumière du soleil, mais il peut la réfléchir, la rendre au dehors, ou ne laisser sortir que des ténèbres, ‘si ton œil est malade’. Le discours résume ainsi ses incidences sur le corps du spirituel : il devient lampe, lumière des autres. Ce qui suppose la liberté du souffle, l’unité réussie de la pensée, de la parole (en ‘Oui ? oui. Non ? non’) et de la pratique : pauvre et libre, doux et passionné, candide et avisé, artisan de la paix qui désarme l’agressif, fécond et solide, sans inquiétude pour le lendemain, un corps ainsi brille de ses yeux, on en voit parfois chez certains vieillards, rieurs et tranquilles sous leurs cheveux blancs. Plutôt qu’opposer éthique et ontologie, à la façon de Levinas, on devrait souligner ici les deux grands héritages de l’Occident : l’unité de la parole, de la pensée et de l’être venue des Grecs, celle de la parole, de la pensée et de la pra­tique d’amour, venue des Juifs.
26. ‘L’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison’. Vous, votre corps à lampe dans l’œil, ‘vous êtes la lumière du monde […] votre lumière doit-elle briller aux yeux des humains’, en être la lampe qui les illumine et puisse les inviter à devenir lumière à leur tour. Comme nous avons été, et sommes toujours, illuminés par des tas de gens si divers, des inventeurs en tout genre : des saints et des justes, bien sûr et avant tout, mais qui ne se ressemblent jamais dans l’invention de leurs vies éthiques, toujours inédites ; mais des penseurs, des poètes aussi, des musiciens et des peintres, combien de femmes et de hommes qui ont rendu meilleure la vie des humains leurs confrères. Voici qu’en notre temps, l’extraordinaire invention électronique de la Toile qui relie les ordinateurs du monde entier rend à la portée de la curiosité de toute fille et de tout garçon les richesses culturelles de nos ancêtres spirituels, de ceux qui ont rompu avec leurs envies et ont suivi, les connaissant ou pas, les consignes que nous venons de lire, bien souvent très isolé(e)s et avec beaucoup de peine pour trouver des incitations. Être la lumière du monde, c’est en particulier actuellement savoir les guider, ces jeunes perdus devant tant de choses, égarés par la bêtise des médias, leur témoigner des béatitudes de cette voie étroite, les aider à trouver des trésors cachés où mettre leurs cœurs.

Métaphores ou achèvement de la Terre ?
27. Reste la métaphore initiale : ‘vous êtes le sel de la Terre’, qu’il donne de la saveur, que celle-ci lui appartient et est irrécupérable si perdue. Il n’y a pas d’autres références à la table. Le pain n’est cité qu’en tant que demandé par des fils à son père (6,11, 7,12), claire manifestation d’ailleurs de la métaphoricité paternelle du Dieu de Jésus, celui qui donne du pain à ses enfants, et qui ne saurait pas leur récuser, pas plus qu’un père humain[17]. On aurait dit que cette tradition, celle de Q, le document commun à Matthieu et Luc, est bien distante de celle de Marc, si l’absence de tout récit dans Q n’aurait pas justifié cette différence. Très curieuse, l’absence de toute référence à la messianité en ce discours, quand sa place au tout début du récit de Matthieu, avant tout récit singulier de guérisons, en commençant par les consignes en clair contraste avec Moïse, lui donne le rôle, indiscutablement messianique et eschatologique d’achèvement de la promesse, de la Loi et les Prophètes[18]. Car c’est dans ce contexte (‘ne pas abolir mais accomplir […] avant que ne passent le ciel et la terre’, 5,18, vient tout de suite après cette consigne et celle de la lumière du monde) qu’il convient de tâcher de comprendre la métaphore du sel de la Terre : c’est celle-ci qui manque de ‘saveur’ eschatologique, de justice, elle n’en aura pas si les spirituels ne le lui octroient. On pourrait réduire un peu la métaphoricité, rapprocher un peu plus le sel et la Terre : on prendrait alors le sel dans son sens littéral de condiment des tables humaines[19] et celles-ci, si présentes dans la problématique du nouveau Testament, seraient plus qu’une métaphore du royaume de Dieu, puisqu’il est lui-même présenté en tant que repas, la cène pascale devant s’accomplir au Royaume de Dieu (Mt 26,29). Donc ceux qui sont ‘métaphoriquement’ le sel de la Terre lui octroient de la saveur spirituelle qui amènera des gens ‘du Levant et du Couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux’, où la nourriture sera salée par ce sel de la Terre (Mt 8,11).
28. C’est sans doute un peu forcé, mais on peut reprendre la question sur d’autres exemples de ce discours, de façon plus adéquate à la lettre des textes. Quel est le statut des ‘exemples’ que l’on y a trouvé, pris, comme partout dans les évangiles, de la vie courante des maisons, mais plus encore, de la vie courante des plantes et des animaux, de ladite nature ? Les végétaux, ils sont tout bonnement des exemples de fécondité, des exemples ‘du moins qui donnent le plus’, semences, arbres fruitiers, lis du champ. Des métaphores ? Ou bien leur ‘loi naturelle’, si l’on peut dire, que ‘spontanément (automatê) la terre porte fruit’ (Mc 4,28), le donne, fertile, féconde : la ‘loi naturelle’ de la terre est la fécondité, porter des fruits. Et les oiseaux ? On dit qu’ils ‘ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers’, que ‘votre Père céleste les nourrit’. Celui-ci n’est donc pas ‘leur’ Père, il ne fait pas comme les oiseaux père et mère qui cherchent de la nourriture pour la mettre dans le bec de leurs oiselets. Il s’agit plutôt, en termes phénoménologiques, de parler de la donation de la scène de l’alimentation qui, tout en donnant l’espèce des oiseaux se reproduisant, leur donne aussi de quoi se nourrir, herbes, insectes et larves, qu’ils doivent donc chercher, de même qu’ils doivent se défendre d’être la proie d’autres oiseaux ; en bref, s’ils sont nourris, c’est bien en se déménageant pour y arriver, selon la loi de la jungle, la ‘loi naturelle’ de la terre encore une fois.
29. Si donc on cesse de penser selon la logique de la métaphoricité occidentale, en termes de coupure entre les animaux et les végétaux d’une part et les humains de l’autre, si l’on veut comprendre la portée de la béatitude des ‘doux’, qui ‘auront la terre en héritage’, il faudra conclure que ces exemples relèvent de la loi de la Terre et qu’ils servent d’exemple pour penser cette même loi en ce qui concerne les humains : la loi de sainteté. Ce qui est ainsi enseigné aux spirituels, aux justes, aux saints, aux passionnés de toute grande passion concernant la Terre, c’est de l’accomplir, de la mener à son achèvement. Et si prime d’abord ce discours sur la montagne est si étrange à nos logiques, c’est qu’il nous invite et pousse au-delà de ce que nous pouvons, bien au-delà de ce que je peux. N’empêche qu’un souffle quelconque a écrit ceci, dans sa naïveté même. Il peut arriver à un brave intellectuel moyen d’écrire ce qu’il ne savait pas d’avance – donation souffle écriture aventure –, c’est une expérience que rien d’autre ne vaut. Sauf celle de l’amour.
30. Le sabbat du Très Haut (Gn 1) laisse être l’autonomie de la créature, comme s’il n’en était pas la ‘cause’, comme s’il n’existait pas[20]. Son silence, son nom imprononçable, à ne pas invoquer en vain, laisse les humains à leurs destinées, à apprendre les uns avec les autres comment s’en sortir, quelle éthique. Sans providence, on l’a dit. Ce discours de la montagne, cette loi de sainteté, ne serait donc pas cautionnée par ‘Dieu lui-même’, ce seront des consignes de la sagesse de Jésus de Nazareth, que l’on peut tenir comme un Maître de justice, de sainteté. S’il en est ainsi, il y a une assez grande différence entre les évangiles synoptiques, qui entendent répéter son récit et son enseignement, et les lettres de Paul, qui ne veut rien en savoir et propose sa sagesse à lui, Paul, selon ce qui lui a été révélé ; de même la sagesse de Jean, plus tard. Ces différences sont l’évidence (historique) de tout lecteur non-croyant, qui y puise, ici ou là, selon sa réceptivité éthique et intellectuelle. Elles ne doivent pas choquer non plus le lecteur croyant, habitué qu’il est d’entendre dans la liturgie lire selon les différents auteurs : lecture de l’évangile selon saint Marc, ou saint Matthieu, saint Luc, saint Jean, lecture de la lettre de saint Paul aux Romains, etc. Que les auteurs de ces textes vénérables soient dits ‘saints’, cela renvoie au souffle de Jésus, ce qui doit suffire : des textes écrits par des humains, des humains saints, qui ont reçu de Jésus un souffle de sainteté. Par la suite, ces textes ont été reçus par d’innombrables saints et justes, en témoignent les récits de ceux qui ont essayé de suivre à la lettre ces consignes, ‘sine glosa, sans glose’, réclamait François d’Assis. Ces récits et discours se rapportant à Jésus que l’on lit dans la liturgie avant de partager le pain et le vin en sa mémoire, voilà la parole du Dieu silencieux, epekeina tês ousias, au-delà de la substance, de l’essence et de l’existence, comme disait Levinas. « C’est à l’humain de sau­ver l’humain : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu. La vraie corrélation entre humain et Dieu dépend d’une re­lation d’humain à humain, dont l’humain assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter. État d’esprit conditionnant le laïcisme, même moderne »[21]. Autrement, des cathédrales, des musiques, des poèmes, des traités, des Bibles, sont là pour nous, ils ont été faits comme si l’on comptait sur Dieu. Un Dieu qui ne serait ni éternel ni historique, trace, voire souffle des saints et des justes, de ceux qui, le plus souvent anonymes, sont allés dans l’histoire le plus loin, bien au-delà de ce qu’ils pouvaient.
31. Mais qui suis-je, moi, pour parler ainsi ?



[1] Dont parle le très beau petit livre de J.-L. Nancy, Vérité de la démocratie.
[2] Ce qui n’est pas vrai des autres discours de Matthieu, aux chapitres 10, 18 et 23-25, tandis que celui du chapitre 13, adressé à la foule, est en paraboles.
[3] C’est une force qui n’en est pas une, qui ne force pas mais offre une autonomie ouverte et donatrice : ‘montrez-vous miséricordieux comme votre Père est miséricordieux’ (Lc 6,36), donc tous frères, aucun riche ni docteur ni père. Il s’agit d’une éthique d’attirance (ou témoignage) des envies, à la façon de l’apprentissage : que, attirés par ce que l’on fait, ils fassent de même.
[4] Aristote attribue les arguments des tragédies ‘au surgissement de violences au cœur des alliances, comme un meurtre ou un autre acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, le fils contre le père, la mère contre le fils ou le fils contre la mère […] voilà pourquoi les tragédies concernent un petit nombre de maisons’ (Poétique, 14.53b19-21, 54a9-10). Freud, dans la L’interprétation des rêves, a placé les rêves concernant les frères parmi les rapports de rivalité (« les rêves de mort de gens aimés »).
[5] Il y avait en tout cas déjà ceci dans la ‘loi de sainteté’ du Lv 19,18 : ‘tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton voisin comme toi-même. Je suis Yahvé’. Tandis que, selon R.-P. Droit, Le Monde 28/11/2008, les Anciens, d’Aristote à Cicéron, proposaient de sauver, aider l’autre humain en des situations de danger, au nom du genre humain, non pas de l’aimer, d’en devenir l’ami. Les pirates en mer, où la loi terrestre n’arrivait pas, c’étaient ‘les ennemis du genre humain’.
[6] Belo, Lê Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida, l’Harmattan, 2007. Blog philo avec sciences.
[7] Régie par la loi de la guerre, l’envie d’être envié : voir la scène des hypocrites, décrite en Mt 23.
[8] Flahault, François, “Le fonctionnement de la parole. Remarques à partir des maximes de Grice”, Communications, nº 30, La Con­versation, 1979, Seuil, p. 73-79.

[9] Ce texte connu de Nietzsche, Sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, s’occupait déjà de la question de Flahault. Si l’on lit le récit dudit ‘péché originel’ (Gn 2-3), la connais­sance du bien et du mal implique la connaissance (l'intelligence, l'entendement, la compréhension) et l'envie (‘vous serez comme des Dieux’, ceux dont on a envie, ceux que l’on envie, vous serez ceux qui sont enviés), mais aussi la ruse, la dissimulation : honte d'être nus, se cacher, se dis­culper de sa responsabilité.
[10] Phronimoi, maître de ses sentiments, réfléchi, bon sens, sage, sagace si dit d’un animal.
[11] Akeraios, pur, intègre, simple, sans mélange ; ‘candide’, au sens de ‘simple’, est la traduction traditionnelle, très chouette. En série contre le loup, voici à la fois brebis, serpent et colombe, un mammifère, un reptile et un oiseau, c’est pas si mal. C’est des humains qu’il faut se méfier !
[12] Un dicton portugais le dit de façon savoureuse : ‘Dieu a dit d’être bon, non pas d’être con’.
[13] Roger Troisfontaines, De l’existence à l’être. La philosophie de Gabriel Marcel, tome II, Nauwelaerts / J. Vrin, 1953, p. 42.
[14] Dans la grammaire arabe : la 1e personne est ‘celui qui parle’, la 2e ‘celui à qui on s’adresse’, la 3e ‘celui qui est absent’ (Benveniste, 1966, p. 228) ; absent de l’instance du discours, de l’échange.
[15] Les ‘miracles’ donc, peuvent ne passer de ‘prodiges’ qui ne signifieraient rien, ce qui épate les foules ne pas être des fruits dignes des grands passionnés. Ceci était aussi le critère de Paul : ‘quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes [voir Mc 11,23, à propos d’un figuier sans fruits], si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien’ (1Co 13,2). Question : et l’amour, chez des grands passionnés ? Leurs fruits impossibles, excluent-ils l’amour ?
[16] Sauf une hyperbole incroyable : ‘mais pas un cheveu de votre tête ne périra pas’ (Lc 21,18).
[17] Avec l’exemple aussi de poisson, comme s’il y avait là une citation implicite du partage des pains et poissons qui ont rassasiés des foules et ouvert à la reconnaissance de la messianité de Jésus par Pierre.
[18] Le contraste avec Marc est clair, où celui-ci commence son récit messianique par l’autorité de Jésus sur les souffles impurs et les guérisons, Matthieu le commence par l’autorité de ce grand discours (ce que Mc 1,22 résume : ‘il enseigne en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes’).
[19] Le discours omet toute restriction au cadre juif, présente toutefois en Mt 10,6,23, 15,24, 19,28.
[20] Voici qu’un texte récent du philosophe et psychanalyste juif Daniel Sibony, Question d’être entre Bible et Heidegger, réussit ce que l’on pourrait dire une opération de dédeification : en mettant en rapport le tetragramme divin YHVH avec celui du verbe être HVYH, sans les identifier, celui-ci est une “fonction”, celui-là une “entité”, “mais c’est sur fond d’être que le divin s’exprime dans le Livre hebreu” (p. 8, n.). Mais il n’a pu approcher cet être parlant biblique, en philosophe psychanalyste, que dans le texte hébreu et après avoir lu Heidegger, dont il comprend l’anti-sémitisme comme un aveuglement narcissique qui l’a empêché de découvrir l’origine lointaine de sa pensée. Que mon approche autant de la Bible que de Heidegger soit assez différente du privilège sémantique de Sibony (et de Heidegger lui-même), cela me rend plus libre pour accepter cette lecture avec enthousiasme.
[21] E. Levinas, 1994, p. 183 (je souligne)